Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de l'emploi et de la solidarité, à Europe 1 le 11 mars 2002, sur la campagne électorale de Lionel Jospin, notamment ses rapports avec Jacques Chirac et la négociation sur la hausse des honoraires des médecins et professions médicales.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach - Pourquoi ces propos de L. Jospin dans l'avion du retour de La Réunion ? Qu'est-ce qui lui a pris ?
- "Qu'est-ce qu'il a dit ?"
Vous voulez que je vous le dise ?
- "Oui."
"J. Chirac, il a perdu beaucoup d'énergie et de force. Il est fatigué, il est vieilli, l'exercice du pouvoir l'a usé...".
- "Oui, c'est vrai. C'est l'impression qu'il donne depuis quelques temps, d'un homme las, qui a perdu son ressort, alors qu'on l'a connu comme un battant - c'était même sa marque de fabrique. On a l'impression, qu'en ce début de campagne, dans le camp de J. Chirac, il n'y a pas de stratégie. On a l'impression qu'il y a beaucoup de flottement, que le chef ne commande pas ses troupes. Donc, oui, l'impression en effet qu'il n'y a plus de ressort. Peut-être que ça reviendra, mais en tout cas, c'est l'impression que cela donne maintenant."
Autrement dit, L. Jospin dit ce qu'il pense, mais c'est ce que vous pensez tous ?
- "Moi, en tout cas, c'est ce que j'observe, c'est un fait. On a plusieurs semaines devant nous, peut-être que ça changera. En tout cas c'est cela, c'est le sentiment que... Voyez les propositions qui ont été avancées, par exemple sur les impôts : elles ont été, à juste titre, jugées vraiment de façon totalement majoritaire, comme n'étant pas crédibles."
Mais il y a le fond et la forme. Là, cela ressemble à des attaques personnelles.
- "Je ne sais pas, c'est un constat. Ce n'est pas J. Chirac. On peut avoir l'air fatigué et vieilli à 50 ans. Cela arrive d'ailleurs. Là, on a l'impression d'une perte de ressort et l'impression aussi que J. Chirac, finalement, ne veut pas descendre dans l'arène, qu'il voudrait rester sur son piédestal de président de la République. Mais là, on est en campagne électorale et il faut se battre. Il faut se battre sur des idées, il faut se battre sur la capacité d'un homme, parce que c'est lui qui va diriger la France - le prochain président de la République - non seulement à incarner la nation, mais à pouvoir entraîner ensemble, à faire que nous fassions encore de grandes choses."
Donc, c'est une manière de dire : "Allez, viens te battre, viens sur le terrain !", pour le faire sortir de ses gongs, comme dans la cour de récréation ?!
- "Sortir de ses gongs, non. Pourquoi sortir de ses gongs ? On n'a pas besoin de sortir de ses gongs. D'ailleurs, il me semble qu'il n'y a pas besoin qu'on le pousse, puisque j'ai vu que dans le Figaro - c'était avant les propos de L. Jospin -, J. Chirac parle de sectarisme. Mais non. Si chaque fois..."
"Les méthodes sont celles de tous les extrémismes et de tous les fascismes".
- "Voilà."
C'est l'effet boomerang : "Tu me dis, je te dis" ?
- "Non, puisque c'était prononcé avant les propos qu'on prête à L. Jospin de retour de La Réunion. Ce qui est important, c'est de parler sur des faits. Il y a des faits qui touchent au projet et aux idées, et puis il y a des faits qui touchent à la crédibilité de la personne qui va incarner cette importante fonction, et à la capacité de pouvoir être président de la République."
Cela veut-il dire que désormais, pour votre candidat, tout est permis ?
- "Non. D'ailleurs, il ne se permet pas tout."
Ah bon ! Parce que cela pourrait aller encore plus loin ?
- "Non, mais pourquoi ? Ce ne sont pas des insultes, ce sont des constats."
On ne peut pas imaginer que ces propos soient retirés, corrigés, au moins regrettés, en mettant des conditionnels et des formes ?
- "J'ai vraiment le sentiment que L. Jospin, dans ce que vous m'avez cité - maintenant, je n'étais pas dans l'avion -, a constaté qu'il y avait en effet ce flottement. Maintenant, si cela se corrige et qu'il y avait cette perte de tonus... Pourquoi ? Je n'en sais rien, mais c'est comme cela."
A la fin de la semaine, les deux seront ensemble au sommet européen de Barcelone. La France va donner une drôle d'image d'elle-même.
- "Non, je pense qu'ils sont tout à fait capables l'un et l'autre, comme ils l'ont fait d'ailleurs depuis cinq ans, de pouvoir exprimer une seule et même position. D'ailleurs, nous avons beaucoup travaillé, comme chaque fois d'ailleurs. Le Gouvernement a transmis à J. Chirac une position de la France. Non, je crois qu'on ne mélangera pas la campagne interne et l'expression de la France à l'étranger."
Je vous avais surtout invitée pour me parler des professionnels de santé qui ont manifesté hier. Peut-être prévoient-ils d'autres actions de rue avant l'élection. Qu'est-ce que vous allez faire, aujourd'hui et maintenant ?
- "Je crois en effet que c'était une importante manifestation, peut-être moins importante que ne l'avaient souhaité leurs organisateurs, mais importante, qui a rassemblé des médecins, des infirmières, des kinésithérapeutes et des ambulanciers, mais pas toutes les organisations de ces différentes professions, je tiens à le dire, pour montrer que dans chacune de ces professions, il y a des options différentes. Il y avait un syndicat de médecins sur les deux qui ne manifestait pas, le plus gros syndicat d'infirmières qui n'était pas là, le plus gros syndicat de masseurs-kiné qui n'était pas là..."
Qu'est-ce que vous voulez dire ? Qu'il n'y avait pas toutes les forces ? Quelles sont les solutions ? Parce que sinon, cela va s'amplifier...
- "Ce que je veux dire, c'est qu'il y a, dans chaque profession, des débats profonds sur ce que doit être l'avenir de ces professions. Ce qui est certain, c'est qu'il y a un trouble et un malaise profond. Ce malaise, je l'avais perçu dès que je suis arrivée, il y a un an, puisqu'il y avait, si vous vous souvenez, la semaine "Santé morte", en décembre 2000."
Vous avez reconnu il y a quelques jours qu'on avait tardé à agir et à les comprendre.
- "Je pense en effet que ce malaise sur lequel nous avons travaillé pendant un an à travers le Grenelle de la Santé, fait voter des mesures par le Parlement, aujourd'hui, au fond, arrive un petit peu à son point d'orgue, et que sans doute, il aurait fallu prendre en compte ce malaise avant. Mais maintenant, nous avançons et nous allons continuer à avancer. Nous sommes en train de construire autre chose, tout à fait autre chose pour les professionnels libéraux. Nous leur disons : nous tournons le dos au système de sanctions financières instauré par les ordonnances Juppé."
La page est tournée, comme vous l'avait demandé le Président candidat ?
- "C'est la gauche, c'est nous qui l'avons tournée. J'ai fait voter par le Parlement les mesures nécessaires. Deuxièmement, nous construisons pour l'avenir d'autres façons de travailler, parce que c'est vrai que les médecins en particulier se plaignent - et ils ont raison - de leurs horaires qui sont accablants, ils se plaignent de leurs conditions de vie, ils ne voient pas leurs enfants. Cela n'est pas possible au moment où tout le monde passe à 35 heures. Donc, nous proposons des aides à l'installation pour remédier à l'insuffisance de médecins ou d'infirmières dans les milieux ruraux - des aides financières très importantes. Nous proposons d'organiser différemment les gardes, parce que c'est cela qui est important. J'ai proposé un plan pour la sécurité des professionnels libéraux dans les quartiers à problèmes. Nous proposons sur la démographie médicale..."
Est-ce que je peux vous arrêter ? Tout cela, les manifestants le savaient. Ils ne sont pas contents, ils continuent. Est-ce que vous voulez recevoir monsieur Chassang qui sera probablement président à la place de monsieur Maffioli qui, lui, sera candidat aux élections législatives ? Est-ce que vous voulez les recevoir pour parler, parler, parler, ou pour renégocier l'accord du 24, ce qu'ils vous demandent ?
- "D'abord, je ne suis pas sûre que tous les médecins sachent ce qui est en train de se faire, parce que c'est en train de se mettre en place. Donc, il y a effectivement une question d'information - nous allons d'ailleurs développer cela sur un site Internet. Deuxièmement, ma porte est toujours ouverte. J'ai d'ailleurs proposé de recevoir une délégation. Mais les rémunérations, c'est la Cnam qui en discute. C'est cela que monsieur Maffioli et monsieur Chassang ne veulent pas admettre, alors que d'autres l'admettent très bien."
Madame Chirac disait, vendredi sur TF1, qu'on ne peut pas faire d'économies sur les dépenses de santé. Est-ce que vous lui donner raison au moins ?
- "Je crois que madame Chirac exprime sans doute le fait que la santé est très importante pour tout le monde. En même temps, si elle était une femme politique, je dirais qu'elle fait de la démagogie, parce que les dépenses de santé, c'est déjà une proportion extrêmement importante des dépenses publiques. Alors, elles continueront à augmenter, je le crois profondément, [avec] le vieillissement de la population, le coût des nouveaux médicaments... Mais en même temps, nous avons le devoir de les maîtriser, parce que les dépenses publiques sont financées par des fonds publics, et qu'il y a aussi d'autres priorités : la sécurité des Français, l'école, l'enseignement. C'est pourquoi nous devons rendre des comptes. Alors, je pense qu'il faut regarder cela avec sérieux, il faut regarder tous les éléments. J'ai la volonté d'avancer. Nous avons, avec B. Kouchner, fait des propositions et nous allons construire tout un nouveau système. J'espère que les professionnels libéraux seront avec nous pour le faire."
Vous pouvez rêver...
- "Non, ce n'est pas du rêve, c'est du travail, beaucoup de travail. Nous avons déjà tenu quatre réunions, nous en avons programmé trois autres. Donc, c'est du travail qui se fait et qui se construit, [avec] tous ceux qui sont de bonne volonté... Je vous signale que même les représentants de monsieur Maffioli étaient là dans ces réunions. Donc, j'espère que cela va continuer."
(Source :Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 11 mars 2002