Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, accordé le 6 juin 1998 à "Panorama Difensa" de juin, sur la réforme de l'armée, la présence militaire française outre-mer, la restructuration des industries d'armement, la coopération européenne et les opérations de maintien de la paix.

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Média : Panorama Difensa

Texte intégral

La France, comme d'autres pays, procède à une profonde restructuration de son dispositif militaire, qui touche surtout l'armée de terre. Quelles seront la consistance et la capacité des armées françaises au terme de cette restructuration ? A quelle échéance sera-t-elle menée à bien ?
Alain RICHARD : D'abord il faut comprendre que le cur de la réforme, c'est la professionnalisation, qui permettra de disposer de militaires mieux entraînés, plus aguerris, plus facilement projetables. Pour répondre à cette ambition, on a donc décidé de remplacer les appelés, qui étaient encore plus de 200.000 hommes en 1996 et qui auront disparu en 2002, par des soldats de métier : ceux-ci passeront de 297.000 actuellement à 330.000. Pour compenser la différence, on a également prévu de faire appel à des volontaires, soit 27.000 de plus, et de renforcer les civils, qui passeront de 73.000 à 83.000 personnes. Globalement, par conséquent, nous serons passés d'une armée de 570.000 à une armée de 440.000 hommes, civils compris, au terme du processus. Et la différence sera surtout qualitative, avec des unités entièrement professionnelles et instantanément disponibles.
Le Président Chirac a annoncé en 1996 la décision d'abolir le service militaire obligatoire et de professionnaliser l'armée. Où en est le processus ? Quels sont les problèmes que l'on a dû affronter, et comment sont-ils résolus ?
Alain RICHARD : Le Président de la République a annoncé, début 1996, sa décision de professionnaliser les armées pour adapter notre défense au nouveau contexte stratégique. En conséquence, le service militaire se trouvait remis en cause après une période de transition.
En revanche, si la France n'est plus aujourd'hui soumise à une menace potentielle clairement identifiée comme à l'époque de la guerre froide, rien ne permet d'affirmer que notre pays est libéré de toute menace pour l'avenir. C'est la raison pour laquelle notre gouvernement, en faisant sienne la décision de professionnalisation des armées, a fait voter une loi, le 28 octobre 1997, qui ne supprime pas la conscription mais " suspend " le service militaire. Cela laisse la possibilité, si à l'avenir une menace nouvelle se révélait, de procéder à une remontée en effectifs des forces en appelant sous les drapeaux les jeunes Français qui restent tenus de se faire recenser.
Le processus dans lequel nous sommes actuellement engagés est donc complexe : d'une part, pour assurer la transition sans choc préjudiciable pour le fonctionnement et l'efficacité de notre appareil de défense, le service militaire actuel disparaît progressivement : ne sont plus appelés que les sursitaires, et en nombre décroissant jusqu'en 2001. D'autre part, nous mettons en place un " parcours citoyen " qui définira les nouvelles modalités de participation des Français à leur Défense : le ministère de l'Education nationale va développer dans les programmes scolaires l'information sur les problèmes de Défense, ensuite les jeunes sont appelés - y compris les filles à partir de l'année prochaine - à se faire recenser à l'âge de seize ans ; à dix-huit ans, les jeunes sont appelés à une journée " d'appel de préparation à la défense " pour recevoir une information à la fois générale sur la défense, et concrète sur les possibilités de préparations militaires, de volontariat et d'engagement dans les nouvelles réserves - qui feront l'objet d'un projet de loi en cours d'élaboration.
Vous voyez qu'il s'agit d'un ensemble de mesures destinées à créer des habitudes nouvelles, et nous sommes conscients qu'il faudra du temps et beaucoup d'énergie pour ancrer tout cela dans les perceptions collectives, et faire oublier un système en place depuis 1905, qui faisait partie de l'héritage de notre société.
La réduction des budgets de la défense a des conséquences également sur la présence militaire française outre-mer (Afrique, Dom-Tom, etc.). Sur quels critères fondez-vous cette restructuration, et quelles sont les présences fondamentales à préserver ? Quel sera le dispositif français à l'issue de ce redéploiement, et quelles économies en attendez-vous ?
Alain RICHARD : Commençons par distinguer la présence militaire dans les départements et territoires de souveraineté française, qui marque la continuité du territoire national, et celle que nous maintenons en Afrique pour des raisons liées à l'histoire et aux liens de solidarité et de coopération avec un certain nombre de pays. Dans les DOM-TOM, cette présence est plutôt consolidée puisque nous avons prévu d'y maintenir la forme particulière de service militaire qu'est le service militaire adapté, lequel offre aux jeunes de ces départements et territoires une formation en grande partie orientée vers un débouché professionnel.
En ce qui concerne le continent africain, nos options consistent à tirer profit de notre expérience opérationnelle. Le principe est de disposer de forces plus légères mais plus mobiles, avec des moyens de projection renforcés, aptes par conséquent à intervenir plus rapidement là où ce sera nécessaire. Depuis la formation du gouvernement, j'ai visité tous les Etats africains où la France entretient des forces prépositionnées pour leur exposer notre nouveau concept. Globalement, ces forces vont décroître d'un peu moins de 8 000 hommes actuellement à un peu plus de 5 000 d'ici 2001. Nous avons fermé les bases de Bouar et Bangui en République Centrafricaine, nous réduisons légèrement nos effectifs à Djibouti, d'autres bases sont légèrement renforcées.
Simultanément, et nos partenaires africains ont bien compris les évolutions, notre effort prioritaire vise à " renforcer les capacités africaines de maintien de la paix ", ce que nous résumons dans le concept " Recamp ". La France a donné des équipements pour la constitution d'une unité interafricaine, dont l'expérimentation a été faite lors des manoeuvres Guidimakha à la frontière du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie, avec des forces de ces trois pays et de cinq autres pays africains, et avec le soutien notamment d'éléments français, britanniques et américains. Nous comptons beaucoup sur l'engagement de nos partenaires européens et américains dans cet effort visant à développer les responsabilités des Africains non seulement pour assurer la sécurité de leur continent, mais pour participer à des opérations de maintien de la paix ailleurs dans le monde.
Le nouveau paysage international a imposé une intensification des opérations extérieures (maintien de la paix, etc.). Quel a été, pour ces dernières années, le coût de ces missions pour la Défense française ? Quelles indications en avez-vous tiré sur le type et la préparation des forces nécessaires à de telles opérations ?
Alain RICHARD : La France est activement engagée depuis des années dans les opérations internationales de maintien de la paix.
En moyenne, le surcoût résultant de la participation de nos forces aux opérations extérieures a représenté 5 milliards de francs pour ces cinq dernières années. En baisse relative, du reste, puisque ce surcoût pour notre budget était de 6 milliards de francs en 1993 et a été de 3,5 milliards en 1997. Au total, nous avions 13.500 hommes engagés sur des théâtres extérieurs en 1995, dont 8.600 en ex-Yougoslavie, et nous n'en avions plus que 9.000 en 1997, essentiellement en raison d'un redimensionnement du dispositif en ex-Yougoslavie, ramené à 3.800 hommes dans le cadre de la SFOR.
En ce qui concerne la préparation de ces forces, nous privilégions désormais l'envoi de dispositifs plus mobiles, plus concentrés, un peu à l'image du redéploiement de notre dispositif de forces prépositionnées en Afrique dont nous venons de parler. En même temps, nous insistons beaucoup dans leur préparation sur l'intégration multinationale et interopérabilité, car c'est une condition majeure de l'efficacité de notre engagement dans un contexte européen et/ou OTAN.
L'Europe à son tour, après les Etats-Unis, connaît un mouvement d'alliances et de concentrations destinées à assurer aux industries nationales de défense de meilleures conditions pour affronter le marché et la concurrence. Comment la France réagit-elle et évolue-t-elle dans ce secteur ?
Alain RICHARD : La France joue un rôle actif dans le mouvement en cours pour une restructuration européenne des industries de l'aéronautique et de l'espace. Le 9 décembre 1997, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni se sont entendus pour définir les objectifs d'un rassemblement des moyens technologiques et industriels de ces industries pour toute l'Europe. Nous avons rapidement cherché à associer les autorités italiennes et espagnoles. Le rapport remis le 27 mars dernier par les principaux industriels européens constitue la première étape d'un processus ambitieux, et qui prendra du temps.
J'ai fait le point, le 20 avril à Paris, avec mes collègues allemand, britannique, espagnol et italien, de l'état des propositions des industriels et des obstacles à surmonter pour faire aboutir ce processus.
Car s'il appartient aux industriels eux-mêmes de définir les modalités de cette restructuration, il est de la responsabilité des gouvernements, et le nôtre veut y contribuer utilement, de favoriser et d'accélérer ce mouvement.
Comment se poursuivent les programmes en coopération franco-italienne dans le domaine des armements, et quelles initiatives voyez-vous pour favoriser leur développement ?
Alain RICHARD : L'exercice de la revue de programmes que nous venons de conclure, et qui permettra de mener à terme la loi de programmation 1997-2002, maintient la priorité aux programmes européens, même si certains sont touchés. Je dois vous indiquer que nos principaux programmes en coopération avec l'Italie ont été consolidés : frégate Horizon, famille de missiles FSAF et SAMP/T, etc. Si le projet de torpille lourde a été abandonné, je vous rappelle que la torpille légère MU-90 a été l'un des premiers programmes à bénéficier de la nouvelle procédure des commandes pluriannuelles, fin 1997.
J'ai eu personnellement plusieurs contacts sur la coopération industrielle, non seulement avec mon collègue Beniamino Andreatta, avec lequel je m'entretiens fréquemment, mais également avec le responsable de Finmeccanica, Alberto Lina, que j'ai reçu ici le 12 janvier avec Pier-Francesco Guarguaglini, responsable d'Alenia Difesa. Nous sommes très favorables à ce que Finmeccanica participe au mouvement de restructuration européenne, notamment dans l'aéronautique et le spatial, aux côtés de l'industrie française.
Enfin, notre concertation s'étend aux travaux de l'organisme commun de coopération en matière d'armement (OCCAR), auquel participent également l'Allemagne et le Royaume Uni. La participation italienne à cette structure est pour nous essentielle car elle manifeste la volonté de l'OCCAR de devenir demain un outil privilégié pour l'édification d'une véritable industrie européenne de l'armement.
Sur le plan militaire aussi, la scène européenne est riche d'exemples d'intégration et de collaboration toujours plus étroites, sur une base bilatérale ou multilatérale (Eurocorps, BFA, Eurofor, Euromarfor, GAEFB, etc.). Comment doivent évoluer ces formes de coopération/intégration, en relation aussi bien à l'Union européenne qu'à l'engagement croissant dans les missions multinationales ?
Alain RICHARD : Je dois d'abord me féliciter des progrès réalisés entre la France et l'Italie pour la constitution de forces participant directement à la construction d'une identité européenne de défense et de sécurité, je veux parler d'Eurofor et d'Euromarfor.
Nos deux pays ont participé ensemble à l'opération Alba l'année dernière en Albanie, et je pense que le fait de disposer de nouveaux outils comme ceux-ci renforcera notre disponibilité à participer ensemble à des opérations multinationales. De même, la contribution prévue de l'Eurocorps nous permettra bientôt d'identifier une participation européenne aux opérations de maintien de la paix en Bosnie.
Au-delà des débats sur l'architecture euro-atlantique, et des réflexions multiples sur le nouveau concept stratégique de l'alliance, de telles structures européennes intégrées nous permettent de faire des efforts " par le bas " et de façon pragmatique. L'intérêt britannique pour le développement du GAEFB en est le meilleur signe.
La possibilité d'un retour de la France dans la structure militaire intégrée de l'OTAN a été au centre de l'attention des médias pendant des mois. Quelle est aujourd'hui la position de la France sur ce sujet ?
Alain RICHARD : Comme vous le savez, en ce qui concerne la question du commandement Sud, la position française n'a pas varié : la mise en uvre d'une véritable identité européenne de sécurité et de défense au sein de l'Alliance nécessite un meilleur partage des responsabilités entre Européens et Américains. Pour parvenir à un équilibre des responsabilités, il apparaît normal que les commandements régionaux en Europe soient confiés à des officiers européens.
De plus, je viens de vous le dire, le débat sur les structures intégrées de l'OTAN est trop étroitement lié, à notre avis, à celui sur le nouveau concept stratégique pour que nous le considérions clos. La France a exprimé l'opinion que l'évolution proposée pour ces structures n'était pas suffisante pour que nous la considérions satisfaisante pour nous, ni même terminée. C'est pourquoi nous affirmons notre disponibilité à poursuivre les discussions pour la recherche d'un meilleur équilibre au service d'une plus grande cohésion de l'Alliance ; et nous participons activement à celles qui sont menées en parallèle sur le nouveau concept stratégique.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 8 janvier 2002)