Interview de M. Alain Madelin, président de Démocratie libérale, dans "Valeurs actuelles" du 6 novembre 1999 et article dans "La Croix" du 12 intitulé "Le communisme, un astre mort...", sur la chute du Mur de Berlin, l'histoire du communisme et son affaiblissement, la nécessité d'accueillir les pays de l'Est dans la grande Europe et sur la décomposition de la droite.

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Circonstance : 10ème anniversaire de la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989

Média : La Croix - Valeurs actuelles

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Entretien Mardi 9 novembre à partir de 20h30, à la Mutualité, Alain Madelin et ses amis organisent une soirée exceptionnelle de la liberté pour célébrer le dixième anniversaire de la chute du mur de Berlin. Au programme, montage audiovisuel, exposition de photos, animations scéniques, représentations d'artistes, témoignages de Lech Walesa, de Vytautas Landsbergis et de figures de la dissidence aux principaux régimes comrnunistes. Pour Valeurs Actuelles, le président de Démocratie libérale précise le sens de son initiative.
Que représente, pour vous, la chute du mur de Berlin ?
ALAIN MADELIN: A l'évidence le moment le plus fort qu'il m'ait été donné de vivre au cours de ma vie politique. Quel que soit le sort que me réserve l'avenir, je suis convaincu que je ne vivrai pas d'émotion plus intense que celle que j'ai éprouvée ce soir-là...
Vous êtes né en 1946. Vous aviez dix ans au moment des événements de Budapest. A quand remonte votre découverte du communisme?
Je n'ai pas de souvenir précis qui correspondrait à une brutale prise de conscience. Ma famille était très fiée avec des militants communistes qui vendaient l'Huma-dimanche, des gens queje respectais beaucoup. En revanche, j'ai le sentiment diffus d'une prise de conscience, peut-être liée aux images de Budapest, mais plus encore au décalage que j'observais, enfant, entre d'un côté les éloges du système soviétique et de l'autre le fait que ce système était obligé de fermer ses frontières pour empêcher les gens de sortir.
Votre anticommunisme a-t-il été, dans votre jeunesse, le principal ferrnent de votre engagement politique?
Certainement! Je me suis engagé parce que le communisme a représenté, très tôt, le totalitarisme de mon époque, avec son cortège de répressions, de mensonges et de souffrances. En d'autres temps, c'eût été le totalitarisme nazi. il nous faut tirer les leçons de ces deux tragédies du XX'siè-cle. A la différence de M. Jospin,je mets un signe d'égalité entre les deux. Même si je connais bien la thèse selon laquelle les fins du communisme étaient censées être plus pures que celles du nazisme. Quand on est torturé par un bourreau, qu'importent les fins. C'est la barbarie qu'il faut condamner.
Votre père était ouvrier Comment expliquez-vous, avec le recul, que vous n'ayez pas adhéré à l'espoir que le communisme a pu représenter dans les milieux populaires ?
Je dois avoir au fond de mes chromosomes une passion bien ancrée de la liberté et une allergie profonde à toutes les formes de totalitarisme. Et puis il y a eu les drames du Vietnam et du Cambodge, qui ont été pour moi une forte cause d'engagement politique. Quand je vois aujourd'hui des intellectuels prestigieux, et j'allais dire d'origine bourgeoise, qui déclarent: « Mais on ne savait pas... », j'ai vraiment le sentiment qu'Us ne voulaient pas savoir.
On a bien vu, lors de la sortie du Livre noir du communisme, que l'intelligentsia et les anciens compagnons de route avaient plus de mal à opémr leur autocritique en France qu'ailleurs. Comment analysezvous cette sorte d'exception française ?
La France est peut-être un pays plus intellectuel que d'autres, de ce point de vue. Or l'aveuglement a été très largement partagé par nombre d'intellectuels français, et il est toujours très difficile de reconnaître que l'on s'est trompé. On le voit encore lorsque M. Jospin, premier ministre, pour expliquer qu'il est fier d'avoir des ministres communistes dans son gouvernement,en est réduit à faire la distinction entre un méchant stalinisme et une idée communiste originelle présumée plus pure. Alors que tout le monde sait aujourd'hui que dès le début le communisme charriait le totalitarisme dans ses bagages.
Peut-être pourrais-je risquer une autre explication, que l'on trouve dans cette phrase de François Mitterrand : « Socialistes et communistes sont membres d'une même famille. » S'il y a monstruosité,c'est peut-être qu'il y a maladie génétique. Les jeunes d'aujourd'hui n'imaginent pas à quel point il pouvait y avoir, à l'époque, une formidable cécité collective et une telle indulgence à l'égard du système communiste. Le sentiment qui dominait alors était celuid'unesorte de marche inéluctable de l'histoire, qu'exprimait par exemple un JeanPierre Chevènement lorsqu'il disait, je le cite de mémoire : « Le socialisme est inéluctable, lapreuve, c'est qu'aucun pays comunniste n'est jamais revenu en arrière »...Il n'empêche, Sartre avait tort et nous avions raison avec Aron, même si nous étions très rninoritaires. Et quand le communisme est apparu pour ce qu'il était réellement en URSS, nombre de ses zélateurs ont fui dans l'utopie, vers des communismes plus exotiques censés régénérer l'idée originelle, celui de Mao Zedong et de la Révolution culturelle, celui de Fidel Castro et de Che Guevara. Même le gentil Michel Rocard faisait l'éloge du socialisme tanzanien! On sait ce qu'il en est advenu.
Personnellement, auriez-vous été favorable à ce que l'on organise une sorte de Nuremberg du communisme, au lendemain de la chute du Mur?
La réponse appartient d'abord à ceux qui ont été ses victimes. Je crois qu'il y a un besoin de justice, pas de vengeance, comme l'a bien exprimé Bronislaw Geremek en disant : « Il n'y aura pas de retour à la paix civile sans justice. »
Il est vrai que lorsque l'Eglise catholique en est à faire sa repentance pour des crimes vieux d'il y a cinqsiècles,qu'on en est à reconnaître, heureusement, la responsabilité de l'Etat français sous Vichy, on pourrait tout de même attendre un peu plus de la part de ceux qui se sont trompés et qui ont trompé les autres. Il y a pour le moins un devoir de mémoire, je dirais même un devoir de rectification de l'histoire et de vérité, à l'égard des crimes du communisme, comme il existe un devoir de mémoire à l'égard de l'Holocauste.
Je ne peux pas penser, par exemple, que la monstruosité que représente le génocide du Cambodge et tous ces actes abominables qui y ont été perpétrés restent indéfiniment sans procès. Quand on pense à quel point la presse française, y compris le Monde, niait la réalité en proclamant « Phnom Penh libéré » et en faisant l'éloge des Khmers rouges...
Que pensez-vous de ce que l'Europe occidentale a fait, ou n'a pas fait, au cours des dix années écoulées, pour les pays de l'ancien bloc de l'Est?
J'ai un regard sévère. Par une sorte d'aveuglement, nous n'avons pas été à la hauteur du rendez-vous que nous donnais l'histoired'Allemagne Alfred Grosser, l'ancien président de la République Valéry Giscard d'Estaing, le président de la Commission européenne Jacques Delors et le président Mitterrand lui-même ne croyaient pas et ne souhaitaient pas la réunification de l'Allemagne ?
Plutôt que de chipoter notre soutien à ces nouvelles démocraties, en marchandant un lointain calendrier d'adhésion à l'Union européenne, nous aurions dû aussitôt leur faciliter l'entrée dans la construction européenne, sinon dans l'UE,au moins dans un Conseil de l'Europe revalorisé, en mettant tout de suite en place un pacte de sécurité et en les accompagnant dans leur développement. Nous avons raté cette occasion.
Reste maintenant à ne pas rater l'élargissement vers la grande Europe.
Que répondez-vous à ceux qui sont tentés par le raccourci facile: avènement du libéralisme en Russie égale explosion des mafias?
Je dirais, sous forme de boutade, que la différence entre la Russie et la France, de ce point de vue, c'est qu'en Russie et la France de ce point de vue sont les anciens du KGB qui ont mis la main sur les entreprises privatisées, alors qu'en France ce sont les anciens de l'inspection des finances (rire).
Plus sérieusement, je rappelle que l'économie de marché ne se décrète pas: elle est le résultat d'un ordre social fondé sur un certain nombre de structures juridiques préalables la garantie des droits de propriété, unejustice qui fonctionne, une police qui fait respecter les droits... ,autant d'éléments indispensables que les Russes tardent à mettre en place. Cela étant dit, je suis convaincu que la Russie est beaucoup mieux partie qu'on ne le croit généralement vu d'ici, à Paris.
La disparition de la menace communiste a-t-elle sa pari, selon vous, dans l'état de décomposition actuel de la droite ?
Sans doute en partie, dans la mesure où la droite a longtemps tiré sa principale justification politique et sa puissance électorale du fait qu'elle était le refus du communisme, ou du socialisme qui, au travers du programme commun, pouvait lui frayer la voie à une certaine époque.
La disparition de cet ennemi oblige à se définir non plus contre, mais pour. Sans doute la droite a-t-elle le tort d'hésiter à renouer avec cette philosophie de l'homme alternative au communisme qu'est le libéralisme. En France, une trop grande partie de la population se sent abandonnée et est orpheline de l'espoir social que pouvait représenter le communisme et que tente d'incarneraujourd'hui une certaine extrême-gauche. Il appartient aux libéraux de montrer justement en quoi leurs idées sont les meilleures, comme l'expérience le prouve,pour luttercontre la pauvreté par la création de richesses et le progrès social, et de lutter contre l'exclusion, par l'ouverture et la rnobilité sociale.
Notre nouveau siècle commence au fond avec la chute du mur de Berlin, qui est aussi la chute d'une certaine conception de la politique et du pouvoir, où la fin justifie les moyens, où l'Etat prime le droit... La leçon de la chute du mur de Berlin, c'est peut-être d'une certaine façon la belle promesse de voir la politique renouer avec un certain nombre de valeurs, à commencer par cette idée de liberté qui a toujours été porteuse des progrès de l'humanité.
Propos recueillis par Thierry Deransart
(Source http://www,demlib,com, le 7 février 2001)