Tribune de Mme Nicole Fontaine, ministre déléguée à l'industrie, dans "Le Figaro" le 23 juillet 2002, sur la fusion de la CECA avec les institutions communautaires cinquante ans après sa création, intitulée "Les forges de l'Europe".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Le 18 avril 1951, le traité de Paris donnait naissance à la Communauté européenne du charbon et de l'acier (Ceca). Aujourd'hui, après 50 ans d'existence marqués par la conversion des industries charbonnières et la profonde modernisation de notre sidérurgie désormais leader mondial, la Ceca sera fusionnée avec les institutions communautaires. L'Union européenne absorbe ces jours-ci celle qui lui a donné naissance.
En ces temps où l'Europe cherche son avenir, je souhaite profiter de cet anniversaire pour rendre hommage aux hommes qui en ont eu la vision et nous inspirer de cette alchimie d'idéal et de pragmatisme à la source de l'Union européenne.
Quelques années seulement après la libération, le rideau de fer tombe sur une Europe encore meurtrie. Conscients de la menace militaire soviétique, les Etats-Unis veulent assurer la défense de ce qui reste d'Europe libre : l'Allemagne doit disposer des moyens de sa reconstruction économique ; son réarmement est envisagé. Cinq ans après la fin de la guerre, la France a encore peur de l'Allemagne. Aussi s'oppose-t-elle à la proposition américaine de réarmement et à l'allégement des sanctions économiques contre son voisin, sanctions dont elle profite pour assurer sa propre reconstruction. L'Allemagne et la France se font face, comme deux géants humiliés, mutuellement traumatisés par leur passé récent, l'un par ce qu'il a fait, l'autre par ce qu'il a subi.
C'est dans le plus grand secret au début du mois de mai 1950 que le plan français est soumis à quelques responsables politiques français, allemands et américains. Jean Monnet, son inspirateur, et Robert Schuman, son porte-parole politique, vont par une simple déclaration provoquer une des plus profondes ruptures historiques de l'histoire européenne. Le 9 mai 1950, devant un parterre de journalistes incrédules, la voix sourde et mal assurée de Robert Schuman prononce ces mots prophétiques : "Pour que la paix puisse courir sa chance, il faut d'abord qu'il y ait une Europe." S'ensuit une déclaration d'une audace inouïe qui propose la création d'un marché commun du charbon et de l'acier entre la France et l'Allemagne. En ouvrant les marchés du charbon et de l'acier, matériaux stratégiques de l'économie de guerre, on supprimait le risque que la puissance de l'un faisait peser sur l'autre.
Pour mener à bien cette ambition hardie, ils proposent une méthode audacieuse. Monnet et Schuman jettent les bases d'un édifice institutionnel radicalement nouveau, capable d'orienter un "destin désormais partagé" : une Haute Autorité, ancêtre de la Commission, indépendante des Etats qui oriente les actions de la Communauté et dont les décisions s'imposent aux Etats membres.
Sur une impasse diplomatique opposant des Etats encore meurtris par l'orage d'acier qu'ils avaient déclenché ou subi, Monnet et Schuman ont réussi à imposer, pour la première fois dans l'histoire, l'intérêt supérieur et commun des peuples européens. Ce qui, quelques heures avant la déclaration, a été jugé par Adenauer comme un geste magnanime de la France envers l'Allemagne, était en réalité un geste magnanime pour la paix et pour l'Europe, geste auquel l'Allemagne a participé par son adhésion enthousiaste. Ce jour-là, malgré les blessures, malgré la fracture qui la divisait, l'Europe a inscrit son rêve d'union dans l'histoire.
C'est en prenant appui sur l'intérêt de l'industrie et des économies dans leur ensemble que Monnet et Schuman ont réintroduit un élan de confiance dans une Europe marquée par des décennies de décadence. Au-delà des préoccupations immédiates de l'accès aux ressources clés pour la reconstruction, Monnet, qui connaissait bien les ressorts de la puissance américaine, savait que "les pays d'Europe sont trop étroits pour assurer à leurs peuples la prospérité que les conditions modernes rendent possible et par conséquent nécessaire". C'est ainsi que le marché commun que nous connaissons aujourd'hui est un formidable instrument de développement et de modernisation pour l'ensemble de notre économie. En élargissant le champ commercial, en facilitant la constitution de groupes comme Aventis, Arcelor et EADS, en renforçant la concurrence, en harmonisant les normes techniques, il a profondément contribué à renforcer les entreprises européennes et leur capacité à se projeter au-delà de nos frontières. L'Union européenne est ainsi la première puissance industrielle mondiale.
Cette intelligence entre industrie et politique doit être entretenue. Il y a encore beaucoup à faire pour approfondir notre union économique, notamment en matière de recherche-développement et de propriété industrielle. Comme tous les élargissements précédents, celui de 2004 constitue une opportunité considérable pour nos industries qui voient ainsi s'étendre les frontières de leur marché naturel.
Alors même que l'Europe s'est construite sur la menace que représentait le bloc de l'Est, son élan dépasse aujourd'hui l'occasion historique qui l'a fait naître. Nous pouvons en être fiers. La construction européenne a été créatrice de valeur pour notre industrie. Elle est aujourd'hui, au-delà, un puissant relais de nos valeurs dans le monde.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 juillet 2002)