Texte intégral
[Entretien à Europe 1 le 15 janvier 2003]
Q - Dominique de Villepin, bonsoir. Quelle est la première impression que vous ressentez pour cette première journée ?
R - Cette première journée, c'est d'abord l'introduction, la réunion inaugurale qui s'est tenue au Centre Kléber. Cela a été l'occasion pour la France et l'ensemble des médiateurs de dire toute l'importance de cette rencontre. Elle vient après de longues semaines d'efforts, après des mois de crise ouverte en Côte d'Ivoire. Et c'est donc une occasion majeure véritablement de se mobiliser tous au service de la Côte d'Ivoire. Vous savez que la France, au premier chef, est mobilisée pour essayer d'ouvrir ce chemin de la paix si difficile. Il y a, à la fois, la réconciliation politique - et c'est tout l'objet de cette table ronde - et puis il y aura la réunion des chefs d'Etat, les 25 et 26 février, avec le Secrétaire général des Nations unies et le président de la République pour garantir le processus qui aura été défini par la table ronde de l'ensemble des forces politiques ivoiriennes et des mouvements rebelles.
Q - Comment peut-on rapprocher les points de vue qui sont sensiblement différents ? Je résume : dans "Le Monde" aujourd'hui, Laurent Gbagbo disait : "Au fond, moi ce que je veux, c'est qu'on aboutisse à un retour à l'ordre, et l'ordre c'est moi". Et de l'autre côté, les rebelles disent : "Nous, ce qu'on veut d'abord et avant tout, c'est nous débarrasser de Gbagbo."
R - Je crois que la solution est relativement simple. Il faut faire en sorte que les deux parties ne pensent pas tant à elles-mêmes mais à la Côte d'Ivoire, que chacun fasse sa part du chemin, que chacun constate que, depuis des années, la Côte d'Ivoire connaît l'épreuve et la difficulté, que chacun pense au peuple ivoirien qui aspire à la paix et à la réconciliation. Nous avons réussi à consolider un cessez-le-feu sur l'ensemble du territoire au cours des dernières semaines. C'est vrai dans le nord du pays, c'est vrai à l'ouest du pays. Il faut maintenant véritablement s'engager dans ce processus de réconciliation, faire face à ces difficultés de fond que connaît la Côte d'Ivoire. C'est le problème de l'ivoirité, c'est le problème de l'identité, c'est la place des étrangers en Côte d'Ivoire. Vous savez que ces étrangers sont très nombreux en Côte d'Ivoire, plus de 30 % de la population. C'est le problème de la loi foncière et il faut s'attaquer aussi à l'équilibre politique, au calendrier politique de la Côte d'Ivoire. Je crois que chacun reconnaît l'urgence de la situation. Je l'ai constaté en rencontrant le président Gbagbo à Abidjan. Je l'ai constaté en rencontrant les mouvements rebelles. Chacun comprend l'urgence. Chacun évidemment, au départ de la négociation, campe sur ses positions mais je crois que cette urgence va prévaloir et la France est là pour souligner à quel point il est important que chacun bouge et fasse les sacrifices nécessaires.
Q - Le président ivoirien dit que dans la constitution, il n'est pas prévu d'élections législatives anticipées, en tout cas qu'il n'a pas le pouvoir de les provoquer lui-même. Ne serait-ce pas quand même la porte de sortie, c'est-à-dire finalement une explication à caractère politique ?
R - Le calendrier politique, les différents gestes politiques qui peuvent être faits, marquant la réconciliation, seront, je crois, discutés par les uns et par les autres. Le moment venu, chacun comprendra l'importance d'avancer dans cette voie, dans les entretiens que j'ai pu avoir avec le président Gbagbo, des ouvertures significatives ont été possibles. Je suis sûr que se confirmeront ces possibilités et que nous trouverons le moyen d'avancer, y compris dans ce domaine.
Q - Tout à l'heure, vous évoquiez une volonté politique. Mais est-ce qu'il y a quand même un sentiment du diplomate que vous êtes, qu'à un moment ou à un autre, ils vont trouver le chemin de la conciliation ? Sur quelle intuition vous sentez que les positions peuvent se rapprocher alors que pour l'instant elles sont totalement opposées ?
R - D'abord parce qu'il arrive que des miracles se produisent sur la scène internationale. Qui eût dit, il y a encore quelques semaines ou quelques jours, qu'un cessez-le-feu total aurait lieu en Côte d'Ivoire ? Qui eût dit que l'ensemble des parties pourrait accepter de venir à Paris ? Et bien c'est chose faite. A partir de là, il faut transformer l'essai. Il faut véritablement convaincre chacun que la paix est à portée de main. Quand chacun est capable de faire ce chemin de la paix dans sa tête, c'est déjà qu'un électrochoc se produit. Il faut maintenant le confirmer. Si chacun constate cette vérité d'évidence quand on va en Côte d'Ivoire, c'est que le peuple ivoirien est là. Le peuple ivoirien a connu d'autres époques qui étaient marquées par une prospérité, par un esprit ivoirien d'ouverture et de tolérance. Cela est encore possible aujourd'hui. Il ne dépend que de chacune de ces parties de le rendre possible.
Q - On en vient maintenant au dossier de l'Iraq, l'autre grand dossier. Aujourd'hui, l'un des palais de Saddam Hussein a été visité par les experts de l'ONU, une ferme aussi semble-t-il appartenant à un Kurde iraquien. Et de l'autre côté, il y a ces propos de George Bush, hier, très fermes. En résumé, il disait en substance : "J'en ai assez d'attendre. Le temps de Saddam Hussein est compté."
R - Vous l'avez dit. Les inspections se poursuivent sur le terrain. Elles sont nombreuses. Je pense qu'elles sont chaque jour plus efficaces parce que les inspecteurs arrivent à glaner davantage d'informations et c'est bien l'objectif de la communauté internationale, faire en sorte que l'efficacité de ces inspections soit tous les jours plus grandes, faire en sorte que d'abord - et c'est le cas aujourd'hui - nous puissions geler les programmes d'armement iraquien et faire en sorte que les programmes engagés dans le passé au cours des dernières années, puissent être trouvés et que l'on puisse désarmer véritablement l'Iraq. C'est l'objectif de la communauté internationale. Tant que l'inspection, tant que la coopération permettent d'obtenir des résultats, il n'y a pas de raison de changer de pied. La communauté internationale doit être patiente. Elle doit savoir que, choisissant un camp - celui des Nations unies -, choisissant une voie - la voie pacifique de la coopération -, elle doit faire preuve de mesure, elle doit véritablement s'arc-bouter dans la voie qu'elle a choisie pour obtenir des résultats. Aujourd'hui, partir en guerre sur l'Iraq, ne servirait à rien alors même qu'il est possible d'avancer dans une voie pacifique. Soyons à la fois soucieux de l'efficacité et de l'intérêt de la communauté internationale. Chacun connaît la difficulté de cette région qui connaît de multiples fractures. Le Moyen Orient - le président de la République l'a dit à plusieurs reprises - n'a pas besoin d'une nouvelle guerre. Il est donc important que nous soyons déterminés et que nous fassions preuve de sang-froid et en même temps de fermeté vis-à-vis de Saddam Hussein. C'est pour cela que nous n'avons cessé de dire qu'il fallait que l'Iraq accepte une coopération active et c'est dans ce sens que nous travaillons.
Q - Dernière question concernant l'un de nos partenaires - l'Angleterre - mais qui est plus proche des positions américaines. Les Anglais ont dit récemment, par l'intermédiaire de leur gouvernement que le document fourni par Bagdad était à la limite du vraisemblable. Les inspecteurs ont mis en lumière un certain nombre de trafics d'armement. On a le sentiment que Londres se sent totalement déliée de toute décision ou nouvelles de l'ONU pour intervenir en Iraq et qui dit Londres, dit évidemment aussi les Etats-Unis.
R - Il ne suffit pas de constater les manquements iraquiens. Nous le faisons nous-mêmes quand nous disons que le document remis par l'Iraq comporte des zones d'ombre. Il faut aussi se donner les moyens d'être plus efficace et la diplomatie française - vous savez que nous exerçons en ce moment, pour le mois de janvier, la présidence du Conseil de sécurité - a pris l'initiative - et j'ai écrit moi-même à l'ensemble de nos partenaires du Conseil de sécurité - de leur demander de faire connaître aux inspecteurs, qui sont à la fois l'il et le bras, la main du Conseil de sécurité, toutes les informations que nous pouvons posséder pour permettre à ces inspections d'être plus efficaces. La sécurité collective, l'action de coopération par les inspections, cela suppose véritablement un exercice de responsabilité collective. Il ne suffit pas de compter les points. Il faut mettre les mains dans l'huile. C'est ce que fera la France.
Q - Cela empêchera les Américains d'y aller ?
R - Je crois que l'objectif c'est de rester fidèle au choix que nous avons tous fait ensemble, dans une résolution votée à l'unanimité, la résolution 1441. Nous avons fait le choix des Nations unies, le choix de l'action internationale et de la sécurité collective. Soyons fidèles à ce choix. Il est important de faire preuve de sang-froid, de faire preuve de détermination sur la scène internationale, cela garantit de l'efficacité. Il n'y a pas, contrairement à ce qui s'écrit et ce qui se dit souvent, d'un côté ceux qui veulent agir - sous-entendu les Etats-Unis et la Grande-Bretagne - et de l'autre côté ceux, plus timorés, qui souhaiteraient attendre. Non. Nous avons la conviction qu'il faut agir tous. Mais nous sommes aussi convaincus que pour être efficace aujourd'hui, il faut agir ensemble. C'est bien là l'exigence que pose la France, que rappelle la France car on voit bien, devant la menace internationale, la menace du terrorisme, de la prolifération, il y a la tentation de prendre le raccourci militaire, de céder à la tentation de la force. Je crains pour ma part - et cette conviction est largement partagée - que si la force n'est pas utilisée comme un dernier recours, elle est susceptible de graves conséquences, d'accroître l'instabilité alors même que nous voulons tous oeuvrer dans le sens de la stabilité. N'oublions jamais qu'il y a bien sûr l'Iraq mais il y a d'autres dossiers de prolifération et quand nous agissons sur une crise comme l'Iraq, il faut être exemplaire. Il faut avoir en tête que ce que nous ferons sur l'Iraq peut peut-être servir pour d'autres crises - je pense à la Corée du Nord - la voie pacifique, la voie de l'inspection et de la coopération, elle doit aussi être valable pour d'autres crises. Ne "saucissonnons" pas la planète ! Faisons en sorte, à chaque étape, d'être mobilisés et d'utiliser les moyens les plus efficaces. C'est bien le rôle et la responsabilité de la diplomatie française.
Q - Merci Dominique de Villepin.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 janvier 2003)
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Entretien avec "Paris Match" le 16 janvier 2003
Q - Depuis huit mois à la tête du ministère des Affaires étrangères, vous auscultez le monde. Après Abidjan, Moscou, Pékin, Shanghai et Séoul, en Corée du Sud, vous serez à New York lundi prochain et bientôt à Berlin. Votre diagnostic sur l'état du globe ?
R - Le monde est confronté à un profond désordre. Avec l'effondrement du mur de Berlin et la disparition des blocs, nous sommes entrés dans une nouvelle ère. La course à la mondialisation nous a plongés dans une sorte de vertige. Nous devons nous adapter à une nouvelle hiérarchie des menaces.
Q - Lesquelles ?
R - Depuis les attentats du 11 septembre, les menaces se sont multipliées. Il y a, bien sûr, le terrorisme contre lequel nous luttons et la montée des intégrismes. Il y a aussi les nouveaux dangers que représente la prolifération des armes nucléaires, chimiques ou bactériologiques. Nous l'avons encore vu cette semaine avec la Corée du Nord, qui a annoncé vendredi dernier sa décision de se retirer du traité de non-prolifération (TNP). Et on le voit, bien évidemment, avec l'Iraq. Cette situation très dangereuse a donné naissance aux risques politiques de demain auxquels sont confrontés les grands pays. C'est ce que j'appellerai les trois tentations : celle de la peur qui pousse au repli sur soi, à l'isolationnisme ; celle de l'usage de la force, c'est-à-dire la guerre, l'affrontement ; celle enfin du scepticisme, du doute permanent qui ne mène à rien. La seule solution pour ne sombrer dans aucune de ces trois tentations, c'est d'établir des principes simples : il faut que le droit et la morale soient respectés, faire preuve de volonté et de fermeté, toujours rétablir la sécurité par une action collective fondée sur la légitimité. Et enfin mener une politique de pression et d'incitation, de la carotte et du bâton, user de la contrainte chaque fois que nécessaire, avec le souci de poursuivre nos efforts jusqu'au bout.
Q - La France préside jusqu'à la fin janvier le Conseil de sécurité de l'ONU. Face à la montée en puissance militaire américaine en Iraq, quel sera son rôle ? Quelles obligations de résultat vous êtes-vous fixées ?
R - La France doit mobiliser le Conseil de sécurité et faire appel à chacun des membres pour garantir collectivement la sécurité. Il y a urgence sur nombre de sujets, d'autant qu'il existe une forte interdépendance entre toutes les crises régionales. Chaque conflit doit être traité dans son ensemble, on ne doit pas se satisfaire de décisions passagères, ni de crises larvées qui ensuite peuvent dégénérer. C'est comme les incendies : si on ne s'attaque pas au foyer principal, il se propage à la périphérie.
Q - Vous trouvez donc que la gestion passée des crises laisse à désirer ?
R - Il faut traiter les questions graves globalement : tout conflit politique aujourd'hui entraîne des déséquilibres profonds : trafics, crime organisé, réseaux mafieux. Il faut tout faire pour éviter la contagion à des pays voisins, tout en s'attaquant au cur des problèmes. Nous devons être en état de veille permanente et surtout réussir à anticiper les fractures. De cette façon, nous réduirons l'incertitude internationale.
Q - Est-il imaginable de voir au sein du Conseil de sécurité se lever un "front du refus" composé de la France, de la Russie et de la Chine, qui s'érigerait contre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour tenter de les empêcher de livrer la guerre à l'Iraq ?
R - Nous ne voulons pas nous opposer les uns aux autres. Pour régler la crise iraquienne et maintenant celle de la Corée du Nord, nous devons travailler ensemble, unir nos capacités et utiliser nos diversités. Le travail diplomatique ne doit pas se faire en rivalité avec telle ou telle puissance, il doit être collectif. Avec les Américains, nous devons jouer la complémentarité, nourrir le dialogue, approfondir la concertation avec le constant souci de l'action.
Q - George W. Bush et son équipe comprennent-ils la posture de la France qui cherche à éviter l'affrontement avec l'Iraq ?
R - Ils ont conscience de ce que la France peut leur apporter avec sa position particulière. Compte tenu de leur puissance, les Etats-Unis peuvent se sentir parfois bien seuls, avec le risque de face-à-face avec le reste du monde, qui ne serait pas sans danger pour eux, comme pour nous. Nous le savons tous.
Q - La France n'est-elle pas devenue leur bête noire, les obligeant sans cesse à modifier leur stratégie et à passer par l'ONU ?
R - Non. Avec Colin Powell, j'ai des relations très étroites et confiantes. Si on veut être efficace, il vaut mieux faire face aux crises à plusieurs dans le respect du droit et de la morale. Nous devons mettre au point une méthode qui encourage l'exemplarité. Nous uvrons avec l'ambition collective de créer plus de stabilité et de bâtir un monde meilleur. En Iraq, il faut obtenir le désarmement pour apporter la paix dans la région. En Corée, nous prônons la politique de réconciliation entre la Corée du Nord et celle du Sud. Je note d'ailleurs que la situation coréenne est la dernière persistance de la guerre froide. Depuis quatre décennies, aucun traité de paix n'a été signé. 37000 soldats américains stationnent en Corée du Sud. Des missiles nord-coréens peuvent atteindre en permanence Séoul ou le Japon. Nous allons essayer d'avancer sur ce sujet, en utilisant tous les canaux disponibles dans le cadre bilatéral, mais aussi au niveau régional et multilatéral, qu'il s'agisse de l'AIEA ou du Conseil de sécurité.
Q - En présidant le Conseil de sécurité de l'ONU, concrètement, que compte faire la France sur l'Iraq ?
R - Affirmer le rôle privilégié de l'ONU dans la crise iraquienne, avec à la fois une politique de fermeté à l'égard de l'Iraq et l'appui au travail des inspecteurs sur place. Nous avons toute confiance dans M. Blix et ses équipes. Et lorsqu'il y a des zones d'ombre, nous devons les dissiper. L'Iraq doit accepter le principe de la coopération active. Si son désarmement devient crédible, nous n'aurons pas de raison de faire la guerre. S'il échoue, il nous faudra voter à l'ONU une nouvelle résolution. La France, qui entend préserver sa liberté d'appréciation et d'action, prendra toutes ses responsabilités. La force ne peut être qu'un dernier recours. Le Moyen-Orient n'a pas besoin d'un nouveau conflit. A chaque étape, nous devons nous poser la question de l'efficacité de nos décisions, évaluer leurs conséquences et donc anticiper.
Q - Aujourd'hui, en toute sincérité, estimez-vous que la guerre contre l'Iraq aura lieu ? La mobilisation américaine dans la région (120 000 hommes) accrédite la thèse de la guerre...
R - Pour la France, le scénario de la guerre n'est pas écrit. Le déploiement militaire américain prouve surtout leur détermination à obliger l'Iraq à désarmer, détermination que nous partageons. Sans complaisance et avec beaucoup d'exigence, il faut aller au bout du chemin du désarmement. Dans cet esprit, j'ai écrit la semaine dernière à chacun des membres du Conseil de sécurité de l'ONU pour qu'ils transmettent aux inspecteurs les informations particulières qu'ils pourraient détenir sur l'armement iraquien. Nous devons donner tous les moyens d'action aux inspecteurs.
Q - Pour l'instant, toutes les recherches semblent infructueuses.
R - Constatons d'abord que les inspections se déroulent dans de bonnes conditions. Chaque semaine qui passe voit la qualité et la capacité des inspections se renforcer. Déjà, elles empêchent tout nouveau développement des programmes iraquiens. Mais nous voulons aller plus loin et éliminer toute capacité iraquienne en matière d'armes de destruction massive. Il faut donc persévérer dans le cadre fixé par les résolutions des Nations unies. La sécurité collective repose sur la responsabilité collective. Nous en sommes tous comptables et devons donc nous donner les moyens d'être chaque jour plus efficaces.
Q - Et s'ils ne trouvent rien, même si on accorde aux inspecteurs un temps supplémentaire après le 27 janvier, comme le réclame Tony Blair ?
R - Nous avons choisi la voie de la coopération qui optimise les intérêts de sécurité de la communauté internationale. Avec le temps, les inspections nous permettront d'avoir une juste évaluation des armements iraquiens, à condition que l'Iraq coopère activement et que nous y mettions tous les moyens nécessaires. Nous devons en permanence nous demander comment remplir au mieux nos objectifs, qu'il s'agisse de la non-prolifération, de la lutte contre le terrorisme, de la réduction de l'incertitude ou de la promotion de la sécurité et de la stabilité.
Q - Par moments, on a l'impression que vos bonnes paroles sont un peu boy-scout...
R - Dans un monde en désordre, il est très important de défendre avec conviction des principes moraux, d'avoir des exigences très fortes dans le respect du droit. Donner corps à ces principes nécessite tout un travail de réflexion. Il nous appartient ensuite de fixer des repères publiquement. Le monde a un besoin urgent de repères et de justice, en particulier au Proche-Orient.
Q - Lundi 20 janvier, vous serez à New York, à l'Onu, pour présider une réunion sur le terrorisme que vous avez mise sur pied avec vos homologues du Conseil de sécurité. Pourquoi ? Avez-vous l'impression que les pays ne font pas ce qu'il faut pour lutter contre le terrorisme ?
R - Le propre du terrorisme, c'est d'être opportuniste, en constant mouvement, de chercher à exploiter les vulnérabilités, les peurs et les divisions du monde. Nos pays se sont beaucoup mobilisés mais ils doivent encore faire plus. Nous avons pour cette réunion une triple exigence : d'abord assurer une meilleure coordination entre les pays. Ensuite accroître la mobilisation des Etats, aider ceux qui sont les plus fragilisés ou ceux qui sont en faillite en leur procurant une assistance technique. Enfin, multiplier les initiatives pour déjouer les stratégies de nos adversaires par tous les moyens.
Q - Et la Côte d'Ivoire ? Etes-vous optimiste sur l'issue de la conférence de Paris que vous avez organisée ?
R - Nous attendons beaucoup d'elle. Toutes les forces politiques ivoiriennes ont promis d'y assister. Elles pourraient adopter un plan de paix qui serait ensuite garanti par les chefs d'Etat africains concernés, en présence du secrétaire général des Nations unies et des grands bailleurs de fonds internationaux. Là aussi, nous avons eu une approche collective. Nous avons cherché à mobiliser tous les acteurs ayant une responsabilité sur ce dossier CEDEAO, Union africaine, ONU et nos grands partenaires. Nous y avons aussi associé l'Europe. La France veut rassembler toutes les parties concernées ; loin de nous l'idée de donner des leçons ou d'entretenir une quelconque chasse gardée. Nous sommes animés par une volonté de résultat. Efficacité d'abord !
Q - Au mois de mai, la France présidera le G7-G8 qui se déroulera à Evian. Prendra-t-elle, là aussi, de nouvelles initiatives, imprimera-t-elle sa marque ?
R - La France a décidé de mettre l'Afrique au centre des préoccupations des pays les plus riches du monde. Le président de la République, de Monterrey à Kananaskis, puis à Johannesburg et demain au Sommet d'Evian, ne cesse d'inscrire cette préoccupation au cur des relations internationales. Nous analyserons aussi la situation économique et financière du globe. Nous nous concerterons sur les mesures à prendre pour enrayer les menaces de récession, sur l'assistance financière aux pays en difficulté comme l'Argentine. Nous aborderons le problème de la lutte contre le crime organisé et le terrorisme. Nous traiterons aussi le dossier de la responsabilité des entreprises : nous leur demanderons davantage de transparence. Mais la grande nouveauté, ce sera la convocation parallèlement au G8, d'un G25 où nous inviterons pour la première fois d'autres grands pays contre la Chine, ainsi que des pays moins avancés pour leur demander leur avis. Nous essaierons d'autre part de réfléchir sur la question la plus importante qui décidera de notre avenir, celle de la "gouvernance" mondiale.
Q - Et l'Europe ? La France en son sein pourra-t-elle encore longtemps jouer sa propre partition diplomatique ?
R - Je suis profondément européen. Nous avons la volonté de construire l'Europe et de l'approfondir. Ce qui me frappe dans l'Europe plus démocratique qui est en train de naître, c'est l'envie d'aller de l'avant, grâce en particulier au partenariat franco-allemand. Les 22 et 23 janvier, nous relancerons le Traité de l'Elysée avec l'Allemagne. Nous ferons ensemble des propositions pour dynamiser l'Europe. Ma conviction est que le monde a besoin de l'Europe en tant qu'autre pôle de Stabilité. C'est même l'intérêt des Etats-Unis.
Q - Plus gaulliste que vous, on ne trouve pas en ce moment !
R - La ligne tracée par le président de la République est à la fois volontaire et claire. L'inspiration gaullienne est au cur de ce que j'entreprends, marquée par le souci de l'indépendance de la France et la volonté d'assumer notre rang et notre mission, d'afficher nos convictions et de refuser les compromissions. Il nous faut courage et détermination pour défendre une certaine idée de la France, l'esprit de paix et de solidarité avec le pays qui souffrent. Pour cela, dans un monde qui bouge, il est indispensable d'être en permanence en initiative et en mouvement.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 janvier 2003)
Q - Dominique de Villepin, bonsoir. Quelle est la première impression que vous ressentez pour cette première journée ?
R - Cette première journée, c'est d'abord l'introduction, la réunion inaugurale qui s'est tenue au Centre Kléber. Cela a été l'occasion pour la France et l'ensemble des médiateurs de dire toute l'importance de cette rencontre. Elle vient après de longues semaines d'efforts, après des mois de crise ouverte en Côte d'Ivoire. Et c'est donc une occasion majeure véritablement de se mobiliser tous au service de la Côte d'Ivoire. Vous savez que la France, au premier chef, est mobilisée pour essayer d'ouvrir ce chemin de la paix si difficile. Il y a, à la fois, la réconciliation politique - et c'est tout l'objet de cette table ronde - et puis il y aura la réunion des chefs d'Etat, les 25 et 26 février, avec le Secrétaire général des Nations unies et le président de la République pour garantir le processus qui aura été défini par la table ronde de l'ensemble des forces politiques ivoiriennes et des mouvements rebelles.
Q - Comment peut-on rapprocher les points de vue qui sont sensiblement différents ? Je résume : dans "Le Monde" aujourd'hui, Laurent Gbagbo disait : "Au fond, moi ce que je veux, c'est qu'on aboutisse à un retour à l'ordre, et l'ordre c'est moi". Et de l'autre côté, les rebelles disent : "Nous, ce qu'on veut d'abord et avant tout, c'est nous débarrasser de Gbagbo."
R - Je crois que la solution est relativement simple. Il faut faire en sorte que les deux parties ne pensent pas tant à elles-mêmes mais à la Côte d'Ivoire, que chacun fasse sa part du chemin, que chacun constate que, depuis des années, la Côte d'Ivoire connaît l'épreuve et la difficulté, que chacun pense au peuple ivoirien qui aspire à la paix et à la réconciliation. Nous avons réussi à consolider un cessez-le-feu sur l'ensemble du territoire au cours des dernières semaines. C'est vrai dans le nord du pays, c'est vrai à l'ouest du pays. Il faut maintenant véritablement s'engager dans ce processus de réconciliation, faire face à ces difficultés de fond que connaît la Côte d'Ivoire. C'est le problème de l'ivoirité, c'est le problème de l'identité, c'est la place des étrangers en Côte d'Ivoire. Vous savez que ces étrangers sont très nombreux en Côte d'Ivoire, plus de 30 % de la population. C'est le problème de la loi foncière et il faut s'attaquer aussi à l'équilibre politique, au calendrier politique de la Côte d'Ivoire. Je crois que chacun reconnaît l'urgence de la situation. Je l'ai constaté en rencontrant le président Gbagbo à Abidjan. Je l'ai constaté en rencontrant les mouvements rebelles. Chacun comprend l'urgence. Chacun évidemment, au départ de la négociation, campe sur ses positions mais je crois que cette urgence va prévaloir et la France est là pour souligner à quel point il est important que chacun bouge et fasse les sacrifices nécessaires.
Q - Le président ivoirien dit que dans la constitution, il n'est pas prévu d'élections législatives anticipées, en tout cas qu'il n'a pas le pouvoir de les provoquer lui-même. Ne serait-ce pas quand même la porte de sortie, c'est-à-dire finalement une explication à caractère politique ?
R - Le calendrier politique, les différents gestes politiques qui peuvent être faits, marquant la réconciliation, seront, je crois, discutés par les uns et par les autres. Le moment venu, chacun comprendra l'importance d'avancer dans cette voie, dans les entretiens que j'ai pu avoir avec le président Gbagbo, des ouvertures significatives ont été possibles. Je suis sûr que se confirmeront ces possibilités et que nous trouverons le moyen d'avancer, y compris dans ce domaine.
Q - Tout à l'heure, vous évoquiez une volonté politique. Mais est-ce qu'il y a quand même un sentiment du diplomate que vous êtes, qu'à un moment ou à un autre, ils vont trouver le chemin de la conciliation ? Sur quelle intuition vous sentez que les positions peuvent se rapprocher alors que pour l'instant elles sont totalement opposées ?
R - D'abord parce qu'il arrive que des miracles se produisent sur la scène internationale. Qui eût dit, il y a encore quelques semaines ou quelques jours, qu'un cessez-le-feu total aurait lieu en Côte d'Ivoire ? Qui eût dit que l'ensemble des parties pourrait accepter de venir à Paris ? Et bien c'est chose faite. A partir de là, il faut transformer l'essai. Il faut véritablement convaincre chacun que la paix est à portée de main. Quand chacun est capable de faire ce chemin de la paix dans sa tête, c'est déjà qu'un électrochoc se produit. Il faut maintenant le confirmer. Si chacun constate cette vérité d'évidence quand on va en Côte d'Ivoire, c'est que le peuple ivoirien est là. Le peuple ivoirien a connu d'autres époques qui étaient marquées par une prospérité, par un esprit ivoirien d'ouverture et de tolérance. Cela est encore possible aujourd'hui. Il ne dépend que de chacune de ces parties de le rendre possible.
Q - On en vient maintenant au dossier de l'Iraq, l'autre grand dossier. Aujourd'hui, l'un des palais de Saddam Hussein a été visité par les experts de l'ONU, une ferme aussi semble-t-il appartenant à un Kurde iraquien. Et de l'autre côté, il y a ces propos de George Bush, hier, très fermes. En résumé, il disait en substance : "J'en ai assez d'attendre. Le temps de Saddam Hussein est compté."
R - Vous l'avez dit. Les inspections se poursuivent sur le terrain. Elles sont nombreuses. Je pense qu'elles sont chaque jour plus efficaces parce que les inspecteurs arrivent à glaner davantage d'informations et c'est bien l'objectif de la communauté internationale, faire en sorte que l'efficacité de ces inspections soit tous les jours plus grandes, faire en sorte que d'abord - et c'est le cas aujourd'hui - nous puissions geler les programmes d'armement iraquien et faire en sorte que les programmes engagés dans le passé au cours des dernières années, puissent être trouvés et que l'on puisse désarmer véritablement l'Iraq. C'est l'objectif de la communauté internationale. Tant que l'inspection, tant que la coopération permettent d'obtenir des résultats, il n'y a pas de raison de changer de pied. La communauté internationale doit être patiente. Elle doit savoir que, choisissant un camp - celui des Nations unies -, choisissant une voie - la voie pacifique de la coopération -, elle doit faire preuve de mesure, elle doit véritablement s'arc-bouter dans la voie qu'elle a choisie pour obtenir des résultats. Aujourd'hui, partir en guerre sur l'Iraq, ne servirait à rien alors même qu'il est possible d'avancer dans une voie pacifique. Soyons à la fois soucieux de l'efficacité et de l'intérêt de la communauté internationale. Chacun connaît la difficulté de cette région qui connaît de multiples fractures. Le Moyen Orient - le président de la République l'a dit à plusieurs reprises - n'a pas besoin d'une nouvelle guerre. Il est donc important que nous soyons déterminés et que nous fassions preuve de sang-froid et en même temps de fermeté vis-à-vis de Saddam Hussein. C'est pour cela que nous n'avons cessé de dire qu'il fallait que l'Iraq accepte une coopération active et c'est dans ce sens que nous travaillons.
Q - Dernière question concernant l'un de nos partenaires - l'Angleterre - mais qui est plus proche des positions américaines. Les Anglais ont dit récemment, par l'intermédiaire de leur gouvernement que le document fourni par Bagdad était à la limite du vraisemblable. Les inspecteurs ont mis en lumière un certain nombre de trafics d'armement. On a le sentiment que Londres se sent totalement déliée de toute décision ou nouvelles de l'ONU pour intervenir en Iraq et qui dit Londres, dit évidemment aussi les Etats-Unis.
R - Il ne suffit pas de constater les manquements iraquiens. Nous le faisons nous-mêmes quand nous disons que le document remis par l'Iraq comporte des zones d'ombre. Il faut aussi se donner les moyens d'être plus efficace et la diplomatie française - vous savez que nous exerçons en ce moment, pour le mois de janvier, la présidence du Conseil de sécurité - a pris l'initiative - et j'ai écrit moi-même à l'ensemble de nos partenaires du Conseil de sécurité - de leur demander de faire connaître aux inspecteurs, qui sont à la fois l'il et le bras, la main du Conseil de sécurité, toutes les informations que nous pouvons posséder pour permettre à ces inspections d'être plus efficaces. La sécurité collective, l'action de coopération par les inspections, cela suppose véritablement un exercice de responsabilité collective. Il ne suffit pas de compter les points. Il faut mettre les mains dans l'huile. C'est ce que fera la France.
Q - Cela empêchera les Américains d'y aller ?
R - Je crois que l'objectif c'est de rester fidèle au choix que nous avons tous fait ensemble, dans une résolution votée à l'unanimité, la résolution 1441. Nous avons fait le choix des Nations unies, le choix de l'action internationale et de la sécurité collective. Soyons fidèles à ce choix. Il est important de faire preuve de sang-froid, de faire preuve de détermination sur la scène internationale, cela garantit de l'efficacité. Il n'y a pas, contrairement à ce qui s'écrit et ce qui se dit souvent, d'un côté ceux qui veulent agir - sous-entendu les Etats-Unis et la Grande-Bretagne - et de l'autre côté ceux, plus timorés, qui souhaiteraient attendre. Non. Nous avons la conviction qu'il faut agir tous. Mais nous sommes aussi convaincus que pour être efficace aujourd'hui, il faut agir ensemble. C'est bien là l'exigence que pose la France, que rappelle la France car on voit bien, devant la menace internationale, la menace du terrorisme, de la prolifération, il y a la tentation de prendre le raccourci militaire, de céder à la tentation de la force. Je crains pour ma part - et cette conviction est largement partagée - que si la force n'est pas utilisée comme un dernier recours, elle est susceptible de graves conséquences, d'accroître l'instabilité alors même que nous voulons tous oeuvrer dans le sens de la stabilité. N'oublions jamais qu'il y a bien sûr l'Iraq mais il y a d'autres dossiers de prolifération et quand nous agissons sur une crise comme l'Iraq, il faut être exemplaire. Il faut avoir en tête que ce que nous ferons sur l'Iraq peut peut-être servir pour d'autres crises - je pense à la Corée du Nord - la voie pacifique, la voie de l'inspection et de la coopération, elle doit aussi être valable pour d'autres crises. Ne "saucissonnons" pas la planète ! Faisons en sorte, à chaque étape, d'être mobilisés et d'utiliser les moyens les plus efficaces. C'est bien le rôle et la responsabilité de la diplomatie française.
Q - Merci Dominique de Villepin.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 janvier 2003)
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Entretien avec "Paris Match" le 16 janvier 2003
Q - Depuis huit mois à la tête du ministère des Affaires étrangères, vous auscultez le monde. Après Abidjan, Moscou, Pékin, Shanghai et Séoul, en Corée du Sud, vous serez à New York lundi prochain et bientôt à Berlin. Votre diagnostic sur l'état du globe ?
R - Le monde est confronté à un profond désordre. Avec l'effondrement du mur de Berlin et la disparition des blocs, nous sommes entrés dans une nouvelle ère. La course à la mondialisation nous a plongés dans une sorte de vertige. Nous devons nous adapter à une nouvelle hiérarchie des menaces.
Q - Lesquelles ?
R - Depuis les attentats du 11 septembre, les menaces se sont multipliées. Il y a, bien sûr, le terrorisme contre lequel nous luttons et la montée des intégrismes. Il y a aussi les nouveaux dangers que représente la prolifération des armes nucléaires, chimiques ou bactériologiques. Nous l'avons encore vu cette semaine avec la Corée du Nord, qui a annoncé vendredi dernier sa décision de se retirer du traité de non-prolifération (TNP). Et on le voit, bien évidemment, avec l'Iraq. Cette situation très dangereuse a donné naissance aux risques politiques de demain auxquels sont confrontés les grands pays. C'est ce que j'appellerai les trois tentations : celle de la peur qui pousse au repli sur soi, à l'isolationnisme ; celle de l'usage de la force, c'est-à-dire la guerre, l'affrontement ; celle enfin du scepticisme, du doute permanent qui ne mène à rien. La seule solution pour ne sombrer dans aucune de ces trois tentations, c'est d'établir des principes simples : il faut que le droit et la morale soient respectés, faire preuve de volonté et de fermeté, toujours rétablir la sécurité par une action collective fondée sur la légitimité. Et enfin mener une politique de pression et d'incitation, de la carotte et du bâton, user de la contrainte chaque fois que nécessaire, avec le souci de poursuivre nos efforts jusqu'au bout.
Q - La France préside jusqu'à la fin janvier le Conseil de sécurité de l'ONU. Face à la montée en puissance militaire américaine en Iraq, quel sera son rôle ? Quelles obligations de résultat vous êtes-vous fixées ?
R - La France doit mobiliser le Conseil de sécurité et faire appel à chacun des membres pour garantir collectivement la sécurité. Il y a urgence sur nombre de sujets, d'autant qu'il existe une forte interdépendance entre toutes les crises régionales. Chaque conflit doit être traité dans son ensemble, on ne doit pas se satisfaire de décisions passagères, ni de crises larvées qui ensuite peuvent dégénérer. C'est comme les incendies : si on ne s'attaque pas au foyer principal, il se propage à la périphérie.
Q - Vous trouvez donc que la gestion passée des crises laisse à désirer ?
R - Il faut traiter les questions graves globalement : tout conflit politique aujourd'hui entraîne des déséquilibres profonds : trafics, crime organisé, réseaux mafieux. Il faut tout faire pour éviter la contagion à des pays voisins, tout en s'attaquant au cur des problèmes. Nous devons être en état de veille permanente et surtout réussir à anticiper les fractures. De cette façon, nous réduirons l'incertitude internationale.
Q - Est-il imaginable de voir au sein du Conseil de sécurité se lever un "front du refus" composé de la France, de la Russie et de la Chine, qui s'érigerait contre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour tenter de les empêcher de livrer la guerre à l'Iraq ?
R - Nous ne voulons pas nous opposer les uns aux autres. Pour régler la crise iraquienne et maintenant celle de la Corée du Nord, nous devons travailler ensemble, unir nos capacités et utiliser nos diversités. Le travail diplomatique ne doit pas se faire en rivalité avec telle ou telle puissance, il doit être collectif. Avec les Américains, nous devons jouer la complémentarité, nourrir le dialogue, approfondir la concertation avec le constant souci de l'action.
Q - George W. Bush et son équipe comprennent-ils la posture de la France qui cherche à éviter l'affrontement avec l'Iraq ?
R - Ils ont conscience de ce que la France peut leur apporter avec sa position particulière. Compte tenu de leur puissance, les Etats-Unis peuvent se sentir parfois bien seuls, avec le risque de face-à-face avec le reste du monde, qui ne serait pas sans danger pour eux, comme pour nous. Nous le savons tous.
Q - La France n'est-elle pas devenue leur bête noire, les obligeant sans cesse à modifier leur stratégie et à passer par l'ONU ?
R - Non. Avec Colin Powell, j'ai des relations très étroites et confiantes. Si on veut être efficace, il vaut mieux faire face aux crises à plusieurs dans le respect du droit et de la morale. Nous devons mettre au point une méthode qui encourage l'exemplarité. Nous uvrons avec l'ambition collective de créer plus de stabilité et de bâtir un monde meilleur. En Iraq, il faut obtenir le désarmement pour apporter la paix dans la région. En Corée, nous prônons la politique de réconciliation entre la Corée du Nord et celle du Sud. Je note d'ailleurs que la situation coréenne est la dernière persistance de la guerre froide. Depuis quatre décennies, aucun traité de paix n'a été signé. 37000 soldats américains stationnent en Corée du Sud. Des missiles nord-coréens peuvent atteindre en permanence Séoul ou le Japon. Nous allons essayer d'avancer sur ce sujet, en utilisant tous les canaux disponibles dans le cadre bilatéral, mais aussi au niveau régional et multilatéral, qu'il s'agisse de l'AIEA ou du Conseil de sécurité.
Q - En présidant le Conseil de sécurité de l'ONU, concrètement, que compte faire la France sur l'Iraq ?
R - Affirmer le rôle privilégié de l'ONU dans la crise iraquienne, avec à la fois une politique de fermeté à l'égard de l'Iraq et l'appui au travail des inspecteurs sur place. Nous avons toute confiance dans M. Blix et ses équipes. Et lorsqu'il y a des zones d'ombre, nous devons les dissiper. L'Iraq doit accepter le principe de la coopération active. Si son désarmement devient crédible, nous n'aurons pas de raison de faire la guerre. S'il échoue, il nous faudra voter à l'ONU une nouvelle résolution. La France, qui entend préserver sa liberté d'appréciation et d'action, prendra toutes ses responsabilités. La force ne peut être qu'un dernier recours. Le Moyen-Orient n'a pas besoin d'un nouveau conflit. A chaque étape, nous devons nous poser la question de l'efficacité de nos décisions, évaluer leurs conséquences et donc anticiper.
Q - Aujourd'hui, en toute sincérité, estimez-vous que la guerre contre l'Iraq aura lieu ? La mobilisation américaine dans la région (120 000 hommes) accrédite la thèse de la guerre...
R - Pour la France, le scénario de la guerre n'est pas écrit. Le déploiement militaire américain prouve surtout leur détermination à obliger l'Iraq à désarmer, détermination que nous partageons. Sans complaisance et avec beaucoup d'exigence, il faut aller au bout du chemin du désarmement. Dans cet esprit, j'ai écrit la semaine dernière à chacun des membres du Conseil de sécurité de l'ONU pour qu'ils transmettent aux inspecteurs les informations particulières qu'ils pourraient détenir sur l'armement iraquien. Nous devons donner tous les moyens d'action aux inspecteurs.
Q - Pour l'instant, toutes les recherches semblent infructueuses.
R - Constatons d'abord que les inspections se déroulent dans de bonnes conditions. Chaque semaine qui passe voit la qualité et la capacité des inspections se renforcer. Déjà, elles empêchent tout nouveau développement des programmes iraquiens. Mais nous voulons aller plus loin et éliminer toute capacité iraquienne en matière d'armes de destruction massive. Il faut donc persévérer dans le cadre fixé par les résolutions des Nations unies. La sécurité collective repose sur la responsabilité collective. Nous en sommes tous comptables et devons donc nous donner les moyens d'être chaque jour plus efficaces.
Q - Et s'ils ne trouvent rien, même si on accorde aux inspecteurs un temps supplémentaire après le 27 janvier, comme le réclame Tony Blair ?
R - Nous avons choisi la voie de la coopération qui optimise les intérêts de sécurité de la communauté internationale. Avec le temps, les inspections nous permettront d'avoir une juste évaluation des armements iraquiens, à condition que l'Iraq coopère activement et que nous y mettions tous les moyens nécessaires. Nous devons en permanence nous demander comment remplir au mieux nos objectifs, qu'il s'agisse de la non-prolifération, de la lutte contre le terrorisme, de la réduction de l'incertitude ou de la promotion de la sécurité et de la stabilité.
Q - Par moments, on a l'impression que vos bonnes paroles sont un peu boy-scout...
R - Dans un monde en désordre, il est très important de défendre avec conviction des principes moraux, d'avoir des exigences très fortes dans le respect du droit. Donner corps à ces principes nécessite tout un travail de réflexion. Il nous appartient ensuite de fixer des repères publiquement. Le monde a un besoin urgent de repères et de justice, en particulier au Proche-Orient.
Q - Lundi 20 janvier, vous serez à New York, à l'Onu, pour présider une réunion sur le terrorisme que vous avez mise sur pied avec vos homologues du Conseil de sécurité. Pourquoi ? Avez-vous l'impression que les pays ne font pas ce qu'il faut pour lutter contre le terrorisme ?
R - Le propre du terrorisme, c'est d'être opportuniste, en constant mouvement, de chercher à exploiter les vulnérabilités, les peurs et les divisions du monde. Nos pays se sont beaucoup mobilisés mais ils doivent encore faire plus. Nous avons pour cette réunion une triple exigence : d'abord assurer une meilleure coordination entre les pays. Ensuite accroître la mobilisation des Etats, aider ceux qui sont les plus fragilisés ou ceux qui sont en faillite en leur procurant une assistance technique. Enfin, multiplier les initiatives pour déjouer les stratégies de nos adversaires par tous les moyens.
Q - Et la Côte d'Ivoire ? Etes-vous optimiste sur l'issue de la conférence de Paris que vous avez organisée ?
R - Nous attendons beaucoup d'elle. Toutes les forces politiques ivoiriennes ont promis d'y assister. Elles pourraient adopter un plan de paix qui serait ensuite garanti par les chefs d'Etat africains concernés, en présence du secrétaire général des Nations unies et des grands bailleurs de fonds internationaux. Là aussi, nous avons eu une approche collective. Nous avons cherché à mobiliser tous les acteurs ayant une responsabilité sur ce dossier CEDEAO, Union africaine, ONU et nos grands partenaires. Nous y avons aussi associé l'Europe. La France veut rassembler toutes les parties concernées ; loin de nous l'idée de donner des leçons ou d'entretenir une quelconque chasse gardée. Nous sommes animés par une volonté de résultat. Efficacité d'abord !
Q - Au mois de mai, la France présidera le G7-G8 qui se déroulera à Evian. Prendra-t-elle, là aussi, de nouvelles initiatives, imprimera-t-elle sa marque ?
R - La France a décidé de mettre l'Afrique au centre des préoccupations des pays les plus riches du monde. Le président de la République, de Monterrey à Kananaskis, puis à Johannesburg et demain au Sommet d'Evian, ne cesse d'inscrire cette préoccupation au cur des relations internationales. Nous analyserons aussi la situation économique et financière du globe. Nous nous concerterons sur les mesures à prendre pour enrayer les menaces de récession, sur l'assistance financière aux pays en difficulté comme l'Argentine. Nous aborderons le problème de la lutte contre le crime organisé et le terrorisme. Nous traiterons aussi le dossier de la responsabilité des entreprises : nous leur demanderons davantage de transparence. Mais la grande nouveauté, ce sera la convocation parallèlement au G8, d'un G25 où nous inviterons pour la première fois d'autres grands pays contre la Chine, ainsi que des pays moins avancés pour leur demander leur avis. Nous essaierons d'autre part de réfléchir sur la question la plus importante qui décidera de notre avenir, celle de la "gouvernance" mondiale.
Q - Et l'Europe ? La France en son sein pourra-t-elle encore longtemps jouer sa propre partition diplomatique ?
R - Je suis profondément européen. Nous avons la volonté de construire l'Europe et de l'approfondir. Ce qui me frappe dans l'Europe plus démocratique qui est en train de naître, c'est l'envie d'aller de l'avant, grâce en particulier au partenariat franco-allemand. Les 22 et 23 janvier, nous relancerons le Traité de l'Elysée avec l'Allemagne. Nous ferons ensemble des propositions pour dynamiser l'Europe. Ma conviction est que le monde a besoin de l'Europe en tant qu'autre pôle de Stabilité. C'est même l'intérêt des Etats-Unis.
Q - Plus gaulliste que vous, on ne trouve pas en ce moment !
R - La ligne tracée par le président de la République est à la fois volontaire et claire. L'inspiration gaullienne est au cur de ce que j'entreprends, marquée par le souci de l'indépendance de la France et la volonté d'assumer notre rang et notre mission, d'afficher nos convictions et de refuser les compromissions. Il nous faut courage et détermination pour défendre une certaine idée de la France, l'esprit de paix et de solidarité avec le pays qui souffrent. Pour cela, dans un monde qui bouge, il est indispensable d'être en permanence en initiative et en mouvement.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 janvier 2003)