Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, dans "Le Soir", "El Pais" et "Corriere della Sera" le 27 février 2003, sur la destruction prochaine de missiles en application de la résolution 1441 du Conseil de sécurité de l'ONU sur le désarmement de l'Irak, sur le memorandum franco-russo-allemand prévoyant encore 120 jours d'inspection et sur le danger d'établir des interférences entre la relation transatlantique et la crise irakienne.

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Média : Corriere della sera - El Pais - Le Soir - Presse étrangère

Texte intégral

Q - La destruction des missiles Al-Samoud, réclamée par les inspecteurs pour ce samedi 1er mars, représente-t-elle une étape décisive pour la position française ? Autrement dit, si Saddam Hussein n'acceptait pas de les éliminer, cela pourrait-il représenter un tournant ? Passerait-on du temps de l'inspection à celle de l'intervention ?
R - C'est une étape importante parce qu'on se situe dans la logique de bonne application de la résolution 1441. Les experts doivent pouvoir dire, programme par programme (nucléaire, chimique, bactériologique et balistique), ce qu'il y a lieu de faire et fixer des échéanciers. C'est d'ailleurs dans cette logique que nous avons déposé avec l'Allemagne et la Russie un mémorandum. Cette affaire des missiles est exemplaire : nous avons obtenu des informations par le biais des Iraquiens, nous avons pu les vérifier. Et nous entrons maintenant dans le troisième stade, qui est celui de l'élimination.
La France est attachée à l'idée de faire de ces inspections un véritable outil que l'on puisse utiliser pour résoudre pacifiquement d'autres crises de prolifération. Si nous nous précipitions sur le recours militaire, la tentation serait forte dans ces autres crises de recourir aussi immédiatement à la force. Or, actuellement, nous ne sommes pas dans l'impasse.
Q - Mais si Saddam Hussein refuse de détruire ces missiles ?
R - Notre but, c'est de désarmer l'Iraq pacifiquement. Si on n'y arrive pas, on pourra encore tout envisager, y compris le recours à la force. Mais la précipitation me paraît fâcheuse. Il serait paradoxal qu'une résolution ouvre les portes à la guerre alors que les inspections donnent des résultats. Le Conseil de sécurité assume ses responsabilités sur la base d'un rapport des inspecteurs qui sont à la fois l'il et la main de la communauté internationale. Quand on veut avancer dans une crise aussi difficile que celle-ci, il est essentiel de se soucier de l'unité de la communauté internationale. La légitimité que donne le droit international est centrale. On voit bien aujourd'hui que le calendrier militaire américain n'est pas en phase avec le calendrier de la communauté internationale qui considère dans sa majorité que les inspections peuvent réussir.
Q - La voie multilatérale a-t-elle une chance d'aboutir ? La France ne risque-t-elle pas finalement de briser l'unité de la communauté internationale ?
R - C'est tout le contraire. Il y a en effet une claire majorité aux Nations unies pour soutenir la voie d'un règlement pacifique. Le Conseil de sécurité est chargé de veiller au respect de la résolution 1441 ; il poursuit ses efforts pour trouver une solution pacifique à la crise. La question est de savoir si les Nations unies s'en tiennent à cette résolution ou si elles n'ont d'autre choix que de cautionner une décision d'intervention militaire précipitée à travers une nouvelle résolution comme celle qui vient d'être déposée par la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l'Espagne. N'est-ce pas cela qui pourrait porter atteinte à l'autorité des Nations unies ? En tout état de cause et quelle que soit la décision des Etats-Unis, les Nations unies resteront indispensables pour construire la paix, qu'il s'agisse d'organiser la question des réfugiés ou de gérer l'Iraq.
Q - Le mémorandum franco-russo-allemand prévoit encore 120 jours d'inspections. Dans votre scénario idéal, les forces américaines resteraient sur place pendant tout ce temps ?
R - Restons cohérents. Dans le mémorandum que nous venons de présenter, nous parlons d'échéanciers, programme par programme et, rappelons le, il n'y a pas de date butoir dans la résolution 1441. C'est aux inspecteurs de déterminer leur calendrier de travail. Si, à un moment donné, ils souhaitent le raccourcir, pourquoi pas ? Mais 120 jours, c'est la durée prévue par la résolution 1284. On n'a rien inventé ! Nous restons ainsi fidèles à l'objectif du désarmement. On voit en revanche très clairement dans le discours américain que l'on glisse progressivement de la logique du désarmement à celle du changement de régime et même, plus largement, à celle du remodelage du Moyen-Orient. Or c'est une logique qui ne figure pas dans la résolution 1441 et qui soulève de multiples questions. Prenons le changement de régime : qui en déciderait ? Selon quels critères ? Les Nations unies ne sont-elles pas la seule instance à posséder cette légitimité ? Cela n'introduirait-il pas un principe d'incertitude et d'instabilité supplémentaire dans le monde ?
Q - Mais les Américains ne vont pas accepter de rester éternellement dans le Golfe !
R - Il y a dans notre esprit trois facteurs qui contribuent à faire pression sur l'Iraq. Le premier : la très grande fermeté de la résolution 1441 votée à l'unanimité. Le deuxième : la pression militaire. Le troisième : l'horlogerie interne des inspections qui exige des rapports à échéance régulière. C'est très important. Regardez les progrès qui ont été faits juste avant l'échéance du 14 février. Il faut donc poursuivre dans cette voie en maintenant la pression sur les autorités iraquiennes. Nous l'avons dit à de nombreuses reprises : les inspections ne doivent pas se poursuivre indéfiniment mais elles donnent des résultats. Ce n'est donc pas le moment de les abandonner. Il y a un paradoxe dans la crise actuelle : la communauté internationale n'a jamais été aussi unie pour gérer les crises de prolifération et on prendrait le risque de la diviser parce que le calendrier ne serait pas assez rapide !
Q - Les mauvaises langues disent que la position de la France est aussi inspirée par ses intérêts nationaux et notamment commerciaux en Iraq
R - Je sais que ce sont des arguments qu'utilisent un certain nombre de commentateurs. Soyons sérieux ! L'Iraq n'est que le 53ème partenaire commercial de la France et ne représente que 0,3 % de notre commerce extérieur. Il s'agit donc d'un procès d'intention qui ne tient pas devant les faits et les chiffres.
Q - La France donne l'impression d'avoir infléchi sa position sur la question du veto. Malgré un large consensus national, il y a tout de même des voix discordantes qui se font jour dans la majorité. Nombreux sont ceux qui craignent les tensions entre les relations franco-américaines
R - La position française est claire et nette. C'est une question de responsabilité. La France veut garder toute sa liberté d'appréciation et d'action. S'il peut y avoir des nuances, il n'y a pas de divergences de fond dans les positions de la majorité en France. Il y a au contraire une très forte unanimité de la classe politique dans notre pays.
La France a pour les Etats-Unis, une très grande amitié. Pour nous, il faut éviter toute interférence inutile entre la relation transatlantique et la crise iraquienne. L'enjeu aujourd'hui c'est la capacité de la communauté internationale à gérer les crises. Il s'agit en fin de compte de la vision que nous avons de l'organisation du monde : nous sommes pour un ordre mondial multipolaire fondé sur le droit et la morale et centré autour de la responsabilité collective.
Q - Mais il y a tout de même beaucoup de divisions en Europe
R - Oui et c'est dommage, alors même que nous avions défini des positions communes à deux reprises le 27 janvier au Conseil Affaires générales et le 17 février lors du Conseil européen de Bruxelles. Face à une telle situation et dès lors que certains de nos partenaires souhaitent prendre des initiatives, nous devrions disposer en Europe de mécanismes pour se concerter au préalable. Il faudrait penser à un code de bonne conduite pour éviter d'être placés devant le fait accompli surtout lorsqu'il y a un risque de division. Il est essentiel que, dans le cadre des institutions communautaires comme dans celui de la convention sur l'avenir de l'Europe, nous puissions réfléchir aux moyens qui permettent à l'Union européenne d'affirmer son ambition sur la scène internationale.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mars 2003)