Texte intégral
Q - Les Etats-Unis s'apprêtent à déposer à l'ONU un nouveau projet de résolution pour légitimer une opération contre l'Iraq. Le temps des inspections est-il terminé ?
R - Nous nous situons, résolument, dans le temps des inspections. Elles produisent des résultats et peuvent aller jusqu'au bout du désarmement de l'Iraq. Les inspecteurs font état de progrès. Avec la crise iraquienne, nous avons à régler une grave crise de prolifération. Mais nous aurons ensuite à faire face à bien d'autres crises de ce type. C'est le cas de la Corée du Nord et d'autres pays. L'enjeu est de taille. Il y a quelque chose d'exploratoire et d'exemplaire dans ce que la communauté internationale essaye de faire en Iraq.
Q - Elle essaye de le désarmer depuis douze ans, sans grand succès.
R - De 1991 à 1998, les inspections ont fonctionné. Elles ont permis d'éliminer plus d'armes de destruction massive que les opérations armées de la guerre du Golfe. Ensuite, de 1998 à 2002, elles ont été interrompues, créant un trou noir qu'il nous faut aujourd'hui combler. En Iraq, nous devons désarmer un pays dirigé par un dictateur. C'est le cas de nombreux autres Etats. Il s'agit donc d'inventer un outil, par les inspections, qui permette le désarmement effectif de ces Etats et apporte toutes les garanties nécessaires à la communauté internationale.
Q - L'Iraq, d'après ce que disent les inspecteurs, se refuse toujours à coopérer activement et pleinement à son désarmement. Peut-on encore renforcer le système ?
R - Nous avons proposé aux inspecteurs des mesures pour renforcer les moyens humains et matériels des inspections. Nous allons proposer au Conseil de sécurité un deuxième mémorandum qui a pour but de définir, au-delà du renforcement des inspections, des critères concrets pour faciliter et donner des repères au désarmement. Nous proposons de fixer des échéanciers, programme par programme, pour faciliter le travail des inspecteurs et accélérer un désarmement effectif, conformément à la déclaration des chefs d'Etat et de gouvernement européens la semaine dernière. Nous voulons, par ailleurs, préciser concrètement nos exigences à chacune des étapes du processus d'inspection. Par exemple, les inspecteurs doivent pouvoir auditionner des experts iraquiens sans enregistrement et dans des lieux choisis par eux. L'Iraq a remis une liste de 83 noms d'experts ayant contribué à l'élimination d'armes chimiques en 1991. Nous avons là une base solide pour progresser.
Q - Les Américains affirment que la résolution 1441 autorise la communauté internationale à employer la force contre l'Iraq si ce dernier omet de déclarer certains armements et ne coopère pas activement à son désarmement. Ils seraient donc aujourd'hui fondés à passer à l'action militaire.
R - La conviction de la France, c'est que, tant que les inspections fonctionnent, il faut continuer d'avancer dans cette voie.
Q - Le texte américain viserait justement à constater la violation flagrante de l'Iraq et à passer aux "conséquences sérieuses" envisagées par la 1441.
R - C'est seulement si les inspections ne pouvaient plus avancer que s'ouvrirait un second temps, celui de l'examen des autres possibilités, y compris le recours à la force. La résolution 1441 dit qu'une nouvelle réunion du Conseil de sécurité aura lieu si nous sommes dans l'impasse, sur la base d'un rapport des inspecteurs. Mais, aujourd'hui, nous sommes exactement dans une logique inverse. Les inspecteurs confirment qu'il y a des progrès. C'est la raison pour laquelle, dans ce contexte, nous sommes opposés, comme l'a dit le président de la République, à une nouvelle résolution.
Q - L'échéance pour décider de l'emploi de la force, ce sera la mi-mars ?
R - Le calendrier de la communauté internationale est fondé sur les rapports réguliers remis par les inspecteurs, toutes les deux à trois semaines. Ils doivent en remettre un nouveau début mars. Nous verrons alors si nous nous trouvons donc dans une situation nouvelle. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Nous souhaitons aider les inspecteurs à accomplir un travail plus efficace, plus opérationnel et plus rapide. Nous voulons accroître la pression sur Bagdad, accroître son engagement à désarmer rapidement.
Q - Comment ?
R - Il faut vérifier les informations recueillies, domaine par domaine, puis éliminer les armements qui pourraient être découverts. Un bon exemple est fourni par les missiles Al-Samoud 2, dont Hans Blix a ordonné la destruction dès le 1er mars car leur portée dépasse la limite de 150 km autorisée par l'ONU. Si les Iraquiens procédaient à ces destructions, cela constituerait une étape positive. Il faut passer aux actes et appliquer les obligations de l'Iraq, en l'occurrence la destruction de ces missiles prohibés. Dès lors que nous aurions la preuve qu'il existe d'autres programmes dans les domaines chimiques et biologiques, le même principe devrait être appliqué : information, vérification et destruction. C'est la bonne approche.
Q - Disposez-vous d'une minorité de blocage au Conseil de sécurité pour faire échec au projet de résolution américain ?
R - Une large majorité des pays du Conseil de sécurité se sont prononcés, le 14 février, en faveur de la poursuite des inspections. La situation n'a pas changé depuis. Nous attendons le prochain rapport d'étape.
Q - Etes-vous confiants de ne pas avoir à brandir votre veto pour empêcher l'adoption de la résolution ?
R - La question ne se pose pas, car nous sommes nombreux à être convaincus que la résolution 1441 offre le cadre nécessaire à l'action de la communauté internationale. Nous faisons résolument le choix des inspections, et avec nous une très large majorité des Etats, notamment européens, africains et non alignés. Il est frappant que les Américains aujourd'hui ne semblent pas prendre en compte les progrès dont font état MM. Blix et El Baradeï, pas plus que les décisions que pourraient prendre les Iraquiens.
Q - L'ONU risque-t-elle d'être marginalisée si les Etats-Unis décidaient d'agir seuls ?
R - Quoi qu'il arrive, à toutes les étapes, les Nations unies sont indispensables. Le jour où il faudra construire la paix, on aura besoin de l'ONU, car elle constitue le cur de la légitimité internationale.
Q - Les 200 000 soldats américains déployés dans le Golfe contraignent-ils l'Iraq à coopérer ?
R - Plusieurs facteurs font coopérer l'Iraq : c'est d'abord la fermeté de la communauté internationale marquée par l'unanimité de la décision des Nations unies sur la résolution 1441 ; ensuite, la pression diplomatique du monde arabe ou de certains pays comme la Russie et la Chine. Il y a aussi les rapports réguliers des inspecteurs : avant le 14 février, la pression créée par le rapport de MM. Blix et El Baradeï a joué un rôle considérable pour inciter l'Iraq à l'ouverture. Bien évidemment, il y a le rôle joué par la pression militaire des Etats-Unis. N'y aurait-il pas de plus grand succès pour l'administration Bush que de retirer son armada, après être allée jusqu'au bout des inspections, jusqu'au bout du désarmement de l'Iraq, sans avoir tiré un coup de fusil, sans un mort !
Q - Mais Saddam Hussein resterait en place ?
R - L'objectif d'un changement de régime pose une question fondamentale : qui, au nom de quoi, serait amené à déterminer qu'un régime serait bon ou mauvais ? Il y a là un risque pour la stabilité du monde. Nous n'avons bien entendu pas la moindre complaisance pour Saddam Hussein. L'objectif que la communauté internationale a fixé est le désarmement de l'Iraq, pas le changement de régime ou le "remodelage" du Moyen-Orient.
Q - Ne craignez-vous pas d'apparaître comme le défenseur de Saddam Hussein ?
R - En aucune façon. Nous nous en tenons de façon déterminée et responsable aux objectifs fixés par les Nations unies. Il faut savoir s'en tenir à nos objectifs. Avec les meilleures intentions, nous pourrions être entraînés dans des engrenages contraires aux objectifs visés. Une action prématurée, en particulier une opération militaire, comporterait des risques de déstabilisation et de regain de terrorisme. Elle risquerait d'envenimer un certain nombre de conflits, et donc, au bout du compte, de désunir la communauté internationale et d'accroître l'incertitude du monde. Nous nous retrouverions dans une situation où l'exemplarité de ce que nous sommes en train de faire avec les inspections serait ruinée. Cette deuxième résolution dont on parle vise-t-elle à sanctionner l'échec des inspections, alors que nous voyons qu'elles font des progrès, ou vise-t-elle à obtenir un soutien de la communauté internationale à un scénario qui semble écrit d'avance ?
Q - Si les forces américaines se retiraient en laissant le régime de Saddam Hussein en place, on pourrait considérer que les proliférants ont gagné.
R - Le problème central est : quel est l'état du monde ? Il y a deux visions, deux analyses. A travers l'Iraq, certains croient qu'on réglerait par une intervention militaire à la fois une crise de prolifération, une partie du problème du terrorisme et, enfin, une crise régionale aussi importante que celle du Proche-Orient. On réglerait ainsi une grande partie des problèmes du monde. Ce n'est pas du tout l'analyse que nous faisons. Le monde est en grand désordre. Il y a des difficultés immenses dans les différents domaines, qu'il s'agisse des crises de prolifération, du terrorisme, des crises régionales. Il faut chercher à avancer en même temps sur l'ensemble de ces fronts. Le combat est complexe. Il faut savoir doser les moyens employés. Or, aujourd'hui, avancer sans précaution dans une région de fractures multiples et de haute sensibilité culturelle et religieuse n'est certainement pas le meilleur moyen de régler ces différentes crises. Au contraire, nous pensons qu'il y a un risque d'incompréhension, de tension, d'humiliation qui ne fera qu'accroître le fossé, par exemple entre le monde arabe et le reste du monde, alors même que nous voulons éviter ce "choc des cultures".
Q - Vous ne croyez pas au "remodelage" du Proche-Orient souhaité par les Etats-Unis ?
R - Nous souhaitons tous que la démocratie progresse au Moyen-Orient. Mais l'emploi de la force est-il le meilleur moyen d'enclencher un tel mécanisme ? Au contraire, ne renforcerait-il pas la haine et l'intolérance ? Nous nous interrogeons. Vu la multiplication des fractures aujourd'hui au Moyen-Orient, l'emploi de la force ne peut pas, en soi, enclencher un engrenage vertueux. Il risque même d'avoir l'effet inverse. Il doit donc rester un ultime recours.
Q - Vos propos laissent présager un nouvel affrontement avec les Etats-Unis à l'ONU. Cela va-t-il encore attiser les tensions transatlantiques ?
R - Nous défendons une vision de l'organisation du monde qui est très largement partagée par la communauté internationale. Compte tenu de l'ampleur des menaces, nous avons besoin d'un monde qui dispose de plusieurs pôles de stabilité. La tentation d'un monde unipolaire, du recours à la force, ne peut pas contribuer à la stabilité. Aucun pays ne peut prétendre régler, seul, l'ensemble des crises. Le choix fait par la communauté internationale, y compris les Etats-Unis, avec la résolution 1441, doit être poussé jusqu'à son terme. Il faut avoir la détermination et le sang-froid de respecter cette résolution.
Q - Vous cherchez à mobiliser un pôle européen qui ne donne pas l'impression d'en avoir envie. Au moins la moitié des pays européens ne partagent pas votre vision.
R - Il y a peut-être un malentendu dans l'esprit de certains Européens. L'enjeu n'est pas, aujourd'hui, la relation transatlantique, mais la façon dont on traite la crise iraquienne, qui est une crise de prolifération, tout en jetant les bases de l'ordre mondial que nous voulons construire.
Si l'on joue de cette confusion, je comprends que certains pays puissent hésiter. Mais ce n'est pas la question. Notre souci est de ne rentrer à aucun moment dans une querelle avec les Etats-Unis. Comme le président de la République avec le président Bush, j'ai une relation confiante et permanente avec Colin Powell. Vous ne trouverez d'ailleurs pas une phrase, pas un mot, dans la bouche des dirigeants français chargés de cette crise, qui soit un tant soi peu agressif vis-à-vis des Etats-Unis.
Q - Mais vous êtes prêts à prendre le risque d'une dégradation des relations avec Washington, ce qui n'est pas le cas de la plupart de vos partenaires européens.
R - Alors qu'on entend aux Etats-Unis trop de voix exprimer des sentiments anti-français, je suis heureux de constater qu'en France il n'y a pas de sentiment anti-américain, ni d'amalgame entre la crise iraquienne et la relation franco-américaine. Il y a des positions sur lesquelles nous nous retrouvons tous : le choix des inspections, la volonté de tout faire pour qu'elles puissent marcher, et en tirer les conséquences si ce n'était pas le cas. Les choses se compliquent dès lors qu'on introduit le paramètre des relations transatlantiques. C'est regrettable. Il faut se concentrer sur la crise iraquienne, sachant que nous avons d'autres crises de prolifération à régler, sans compter le terrorisme et les crises régionales. La difficulté du monde d'aujourd'hui, c'est que toutes ces crises se posent à nous en même temps. Nous devons nous doter d'instruments communs, collectifs et pacifiques, pour avancer. Comme n'a cessé de le rappeler le président de la République, la force ne peut être qu'un dernier recours.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, 25 février 2003)
R - Nous nous situons, résolument, dans le temps des inspections. Elles produisent des résultats et peuvent aller jusqu'au bout du désarmement de l'Iraq. Les inspecteurs font état de progrès. Avec la crise iraquienne, nous avons à régler une grave crise de prolifération. Mais nous aurons ensuite à faire face à bien d'autres crises de ce type. C'est le cas de la Corée du Nord et d'autres pays. L'enjeu est de taille. Il y a quelque chose d'exploratoire et d'exemplaire dans ce que la communauté internationale essaye de faire en Iraq.
Q - Elle essaye de le désarmer depuis douze ans, sans grand succès.
R - De 1991 à 1998, les inspections ont fonctionné. Elles ont permis d'éliminer plus d'armes de destruction massive que les opérations armées de la guerre du Golfe. Ensuite, de 1998 à 2002, elles ont été interrompues, créant un trou noir qu'il nous faut aujourd'hui combler. En Iraq, nous devons désarmer un pays dirigé par un dictateur. C'est le cas de nombreux autres Etats. Il s'agit donc d'inventer un outil, par les inspections, qui permette le désarmement effectif de ces Etats et apporte toutes les garanties nécessaires à la communauté internationale.
Q - L'Iraq, d'après ce que disent les inspecteurs, se refuse toujours à coopérer activement et pleinement à son désarmement. Peut-on encore renforcer le système ?
R - Nous avons proposé aux inspecteurs des mesures pour renforcer les moyens humains et matériels des inspections. Nous allons proposer au Conseil de sécurité un deuxième mémorandum qui a pour but de définir, au-delà du renforcement des inspections, des critères concrets pour faciliter et donner des repères au désarmement. Nous proposons de fixer des échéanciers, programme par programme, pour faciliter le travail des inspecteurs et accélérer un désarmement effectif, conformément à la déclaration des chefs d'Etat et de gouvernement européens la semaine dernière. Nous voulons, par ailleurs, préciser concrètement nos exigences à chacune des étapes du processus d'inspection. Par exemple, les inspecteurs doivent pouvoir auditionner des experts iraquiens sans enregistrement et dans des lieux choisis par eux. L'Iraq a remis une liste de 83 noms d'experts ayant contribué à l'élimination d'armes chimiques en 1991. Nous avons là une base solide pour progresser.
Q - Les Américains affirment que la résolution 1441 autorise la communauté internationale à employer la force contre l'Iraq si ce dernier omet de déclarer certains armements et ne coopère pas activement à son désarmement. Ils seraient donc aujourd'hui fondés à passer à l'action militaire.
R - La conviction de la France, c'est que, tant que les inspections fonctionnent, il faut continuer d'avancer dans cette voie.
Q - Le texte américain viserait justement à constater la violation flagrante de l'Iraq et à passer aux "conséquences sérieuses" envisagées par la 1441.
R - C'est seulement si les inspections ne pouvaient plus avancer que s'ouvrirait un second temps, celui de l'examen des autres possibilités, y compris le recours à la force. La résolution 1441 dit qu'une nouvelle réunion du Conseil de sécurité aura lieu si nous sommes dans l'impasse, sur la base d'un rapport des inspecteurs. Mais, aujourd'hui, nous sommes exactement dans une logique inverse. Les inspecteurs confirment qu'il y a des progrès. C'est la raison pour laquelle, dans ce contexte, nous sommes opposés, comme l'a dit le président de la République, à une nouvelle résolution.
Q - L'échéance pour décider de l'emploi de la force, ce sera la mi-mars ?
R - Le calendrier de la communauté internationale est fondé sur les rapports réguliers remis par les inspecteurs, toutes les deux à trois semaines. Ils doivent en remettre un nouveau début mars. Nous verrons alors si nous nous trouvons donc dans une situation nouvelle. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Nous souhaitons aider les inspecteurs à accomplir un travail plus efficace, plus opérationnel et plus rapide. Nous voulons accroître la pression sur Bagdad, accroître son engagement à désarmer rapidement.
Q - Comment ?
R - Il faut vérifier les informations recueillies, domaine par domaine, puis éliminer les armements qui pourraient être découverts. Un bon exemple est fourni par les missiles Al-Samoud 2, dont Hans Blix a ordonné la destruction dès le 1er mars car leur portée dépasse la limite de 150 km autorisée par l'ONU. Si les Iraquiens procédaient à ces destructions, cela constituerait une étape positive. Il faut passer aux actes et appliquer les obligations de l'Iraq, en l'occurrence la destruction de ces missiles prohibés. Dès lors que nous aurions la preuve qu'il existe d'autres programmes dans les domaines chimiques et biologiques, le même principe devrait être appliqué : information, vérification et destruction. C'est la bonne approche.
Q - Disposez-vous d'une minorité de blocage au Conseil de sécurité pour faire échec au projet de résolution américain ?
R - Une large majorité des pays du Conseil de sécurité se sont prononcés, le 14 février, en faveur de la poursuite des inspections. La situation n'a pas changé depuis. Nous attendons le prochain rapport d'étape.
Q - Etes-vous confiants de ne pas avoir à brandir votre veto pour empêcher l'adoption de la résolution ?
R - La question ne se pose pas, car nous sommes nombreux à être convaincus que la résolution 1441 offre le cadre nécessaire à l'action de la communauté internationale. Nous faisons résolument le choix des inspections, et avec nous une très large majorité des Etats, notamment européens, africains et non alignés. Il est frappant que les Américains aujourd'hui ne semblent pas prendre en compte les progrès dont font état MM. Blix et El Baradeï, pas plus que les décisions que pourraient prendre les Iraquiens.
Q - L'ONU risque-t-elle d'être marginalisée si les Etats-Unis décidaient d'agir seuls ?
R - Quoi qu'il arrive, à toutes les étapes, les Nations unies sont indispensables. Le jour où il faudra construire la paix, on aura besoin de l'ONU, car elle constitue le cur de la légitimité internationale.
Q - Les 200 000 soldats américains déployés dans le Golfe contraignent-ils l'Iraq à coopérer ?
R - Plusieurs facteurs font coopérer l'Iraq : c'est d'abord la fermeté de la communauté internationale marquée par l'unanimité de la décision des Nations unies sur la résolution 1441 ; ensuite, la pression diplomatique du monde arabe ou de certains pays comme la Russie et la Chine. Il y a aussi les rapports réguliers des inspecteurs : avant le 14 février, la pression créée par le rapport de MM. Blix et El Baradeï a joué un rôle considérable pour inciter l'Iraq à l'ouverture. Bien évidemment, il y a le rôle joué par la pression militaire des Etats-Unis. N'y aurait-il pas de plus grand succès pour l'administration Bush que de retirer son armada, après être allée jusqu'au bout des inspections, jusqu'au bout du désarmement de l'Iraq, sans avoir tiré un coup de fusil, sans un mort !
Q - Mais Saddam Hussein resterait en place ?
R - L'objectif d'un changement de régime pose une question fondamentale : qui, au nom de quoi, serait amené à déterminer qu'un régime serait bon ou mauvais ? Il y a là un risque pour la stabilité du monde. Nous n'avons bien entendu pas la moindre complaisance pour Saddam Hussein. L'objectif que la communauté internationale a fixé est le désarmement de l'Iraq, pas le changement de régime ou le "remodelage" du Moyen-Orient.
Q - Ne craignez-vous pas d'apparaître comme le défenseur de Saddam Hussein ?
R - En aucune façon. Nous nous en tenons de façon déterminée et responsable aux objectifs fixés par les Nations unies. Il faut savoir s'en tenir à nos objectifs. Avec les meilleures intentions, nous pourrions être entraînés dans des engrenages contraires aux objectifs visés. Une action prématurée, en particulier une opération militaire, comporterait des risques de déstabilisation et de regain de terrorisme. Elle risquerait d'envenimer un certain nombre de conflits, et donc, au bout du compte, de désunir la communauté internationale et d'accroître l'incertitude du monde. Nous nous retrouverions dans une situation où l'exemplarité de ce que nous sommes en train de faire avec les inspections serait ruinée. Cette deuxième résolution dont on parle vise-t-elle à sanctionner l'échec des inspections, alors que nous voyons qu'elles font des progrès, ou vise-t-elle à obtenir un soutien de la communauté internationale à un scénario qui semble écrit d'avance ?
Q - Si les forces américaines se retiraient en laissant le régime de Saddam Hussein en place, on pourrait considérer que les proliférants ont gagné.
R - Le problème central est : quel est l'état du monde ? Il y a deux visions, deux analyses. A travers l'Iraq, certains croient qu'on réglerait par une intervention militaire à la fois une crise de prolifération, une partie du problème du terrorisme et, enfin, une crise régionale aussi importante que celle du Proche-Orient. On réglerait ainsi une grande partie des problèmes du monde. Ce n'est pas du tout l'analyse que nous faisons. Le monde est en grand désordre. Il y a des difficultés immenses dans les différents domaines, qu'il s'agisse des crises de prolifération, du terrorisme, des crises régionales. Il faut chercher à avancer en même temps sur l'ensemble de ces fronts. Le combat est complexe. Il faut savoir doser les moyens employés. Or, aujourd'hui, avancer sans précaution dans une région de fractures multiples et de haute sensibilité culturelle et religieuse n'est certainement pas le meilleur moyen de régler ces différentes crises. Au contraire, nous pensons qu'il y a un risque d'incompréhension, de tension, d'humiliation qui ne fera qu'accroître le fossé, par exemple entre le monde arabe et le reste du monde, alors même que nous voulons éviter ce "choc des cultures".
Q - Vous ne croyez pas au "remodelage" du Proche-Orient souhaité par les Etats-Unis ?
R - Nous souhaitons tous que la démocratie progresse au Moyen-Orient. Mais l'emploi de la force est-il le meilleur moyen d'enclencher un tel mécanisme ? Au contraire, ne renforcerait-il pas la haine et l'intolérance ? Nous nous interrogeons. Vu la multiplication des fractures aujourd'hui au Moyen-Orient, l'emploi de la force ne peut pas, en soi, enclencher un engrenage vertueux. Il risque même d'avoir l'effet inverse. Il doit donc rester un ultime recours.
Q - Vos propos laissent présager un nouvel affrontement avec les Etats-Unis à l'ONU. Cela va-t-il encore attiser les tensions transatlantiques ?
R - Nous défendons une vision de l'organisation du monde qui est très largement partagée par la communauté internationale. Compte tenu de l'ampleur des menaces, nous avons besoin d'un monde qui dispose de plusieurs pôles de stabilité. La tentation d'un monde unipolaire, du recours à la force, ne peut pas contribuer à la stabilité. Aucun pays ne peut prétendre régler, seul, l'ensemble des crises. Le choix fait par la communauté internationale, y compris les Etats-Unis, avec la résolution 1441, doit être poussé jusqu'à son terme. Il faut avoir la détermination et le sang-froid de respecter cette résolution.
Q - Vous cherchez à mobiliser un pôle européen qui ne donne pas l'impression d'en avoir envie. Au moins la moitié des pays européens ne partagent pas votre vision.
R - Il y a peut-être un malentendu dans l'esprit de certains Européens. L'enjeu n'est pas, aujourd'hui, la relation transatlantique, mais la façon dont on traite la crise iraquienne, qui est une crise de prolifération, tout en jetant les bases de l'ordre mondial que nous voulons construire.
Si l'on joue de cette confusion, je comprends que certains pays puissent hésiter. Mais ce n'est pas la question. Notre souci est de ne rentrer à aucun moment dans une querelle avec les Etats-Unis. Comme le président de la République avec le président Bush, j'ai une relation confiante et permanente avec Colin Powell. Vous ne trouverez d'ailleurs pas une phrase, pas un mot, dans la bouche des dirigeants français chargés de cette crise, qui soit un tant soi peu agressif vis-à-vis des Etats-Unis.
Q - Mais vous êtes prêts à prendre le risque d'une dégradation des relations avec Washington, ce qui n'est pas le cas de la plupart de vos partenaires européens.
R - Alors qu'on entend aux Etats-Unis trop de voix exprimer des sentiments anti-français, je suis heureux de constater qu'en France il n'y a pas de sentiment anti-américain, ni d'amalgame entre la crise iraquienne et la relation franco-américaine. Il y a des positions sur lesquelles nous nous retrouvons tous : le choix des inspections, la volonté de tout faire pour qu'elles puissent marcher, et en tirer les conséquences si ce n'était pas le cas. Les choses se compliquent dès lors qu'on introduit le paramètre des relations transatlantiques. C'est regrettable. Il faut se concentrer sur la crise iraquienne, sachant que nous avons d'autres crises de prolifération à régler, sans compter le terrorisme et les crises régionales. La difficulté du monde d'aujourd'hui, c'est que toutes ces crises se posent à nous en même temps. Nous devons nous doter d'instruments communs, collectifs et pacifiques, pour avancer. Comme n'a cessé de le rappeler le président de la République, la force ne peut être qu'un dernier recours.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, 25 février 2003)