Texte intégral
Q - Premier grand invité, Monsieur de Villepin, ministre des Affaires étrangères, bonjour. "Nouvel état du monde", est-ce que cette formule évoque quelque chose pour vous. Et d'ailleurs est-il si facile de décrire le monde tel qu'il est, un an après l'attentat des Twins Towers ?
R - Non, bien sûr, je crois que pour résumer en deux mots, le monde d'aujourd'hui est à la fois frappé par l'urgence et par l'interdépendance. Il y a un lien entre les différents éléments de la communauté mondiale, entre les différentes régions du monde, qui fait que ce qui se passe au bout de l'Asie ou de l'Afrique nous concerne. Nous ne pouvons pas ignorer aujourd'hui les menaces anciennes, bien sûr : la pauvreté, la famine - les crises que l'on baptisait pudiquement de régionales, et dont on voit qu'elles peuvent se gangrener, s'élargir, interférer avec notre vie quotidienne - et les menaces nouvelles, ou qui s'accroissent - le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive. Il y a bien sûr la marque d'un monde qui est à la fois très riche en opportunités, parce que je crois qu'il faut regarder aussi tout ce que ces évolutions du monde nous ont apporté : un nouvel espace, un nouvel esprit, des moyens technologiques sans précédent, la disposition d'un monde ouvert. Il y a évidemment à cela une face d'ombre qu'il faut aussi prendre en compte. Nous avons un devoir de vigilance vis-à-vis de ces évolutions pour protéger nos communautés, pour faire en sorte que le monde avance vers plus de sécurité, plus de justice.
Q - Mais sommes-nous rentrés dans le monde, et même pour quelqu'un comme vous, qui est évidemment mieux placé que nous tous pour comprendre ce qui se passe ? Sommes-nous rentrés dans le monde de l'imprévisibilité ?
R - Tout à fait. Je crois que, plus que jamais, ce qui se passera demain est difficile à anticiper, et à cet égard, les tragiques événements du 11 septembre nous l'ont rappelé. Monde incertain, monde imprévisible. Mais c'est pour cela qu'il faut en même temps travailler dans des domaines aussi différents que l'économie, la préparation face à une menace terroriste ou militaire, qu'il faut aussi s'attacher tous les jours à prendre en compte les aspirations profondes des populations, les aspirations à la paix, à la justice, au développement. Tout ceci participe d'un univers où la moindre instabilité peut créer, évidemment, de nouvelles secousses, de nouveaux désespoirs, de nouvelles humiliations. On le voit dans les régions les plus marquées justement par la crise. Prenez le Proche-Orient, ou l'Afghanistan, ou encore les Balkans. J'étais en Afghanistan en début de semaine dernière. J'étais dans les Balkans il y a quelques jours. On voit bien aujourd'hui, même si les choses se stabilisent, même si nous sommes arrivés à considérablement abaisser la tension dans ces régions, qu'il y a toujours des risques en profondeur : menaces mafieuses, crime organisé, terrorisme, qui sont là, à l'état latent, mais qui se développent de façon souterraine et ont des prolongements chez nous. La drogue, cultivée aujourd'hui encore en Afghanistan, se vend à 80 % dans nos pays d'Europe.
Tout ceci produit d'importantes sommes d'argent qui financent ensuite d'autres régions, qui peuvent être des réseaux de très grande déstabilisation. Donc, méfions-nous de ces interférences, de ces connexions, de ces réseaux modernes d'une nouvelle puissance, qui peuvent avoir des effets de déstabilisation un peu partout à travers le monde.
Q - Cela veut-il dire que si nous nous plaçons aujourd'hui devant une mappemonde, et que l'on regarde les Etats avec leurs frontières, tout ceci n'a plus vraiment de sens, puisque les nations sont aujourd'hui confrontées à des organisations qui sont comme des virus, tapis à travers le système ?
R - Il y a bien sûr dans ce système les Etats-nations qui restent les éléments dominants, mais on voit, vous avez raison, apparaître de nouvelles entités, de nouveaux groupes, des réseaux archaïques, informels, qui profitent à la fois des hautes technologies - on le voit à New York avec un réseau comme celui d'Al Qaida. Ils profitent de la haute technologie, se mêlent au monde occidental, partagent et participent des habitudes du monde occidental. Il s'agit le plus souvent de personnes éduquées, qui habitent depuis longtemps en Europe ou en Occident. Et, évidemment, à côté de cela, il y a toujours cet héritage du Moyen Age, de pensée archaïque, cette capacité de manier à la fois le cutter et l'électronique.
Q - Mais alors que s'est-il passé autour de nous ? Si on prend deux grands repères. Diriez-vous que lorsque le mur de Berlin tombe, c'est la fin de quelque chose, et, notamment , de la bipolarisation du monde Est-Ouest. Diriez-vous que lorsque les tours américaines s'effondrent, c'est le commencement d'autre chose ?
R - Je crois qu'il est toujours difficile, en matière historique, d'apprécier à leur juste mesure, la portée de certains très grands événements. Il y a à la fois des événements qui ont une capacité de rupture physique, c'est le mouvement des plaques tectoniques du monde. On sent qu'une grande rupture apparaît. Vous citiez le cas de la chute du mur de Berlin, c'est vrai, mais dans les événements, il y a aussi une part difficile à apprécier, c'est la part de l'esprit, c'est ce qui touche aux consciences et aux mentalités. Alors le 11 septembre marie un peu les deux, mais c'est surtout une portée dans les consciences. C'est la révélation d'une menace qui était latente depuis plusieurs années et qui apparaît au grand jour. Mais j'aurais tendance à imaginer trois chocs, dans les dernières années : le choc de la chute du Mur de Berlin, qui conduit à l'effondrement de l'univers communiste ; le choc de la mondialisation, tout à coup nous découvrons que nous vivons dans un monde global où tout est mêlé, l'économique, le culturel, le stratégique, où toutes les parties du monde sont aujourd'hui étroitement imbriquées.
Q - Et c'est parce que le "mur" tombe que la bulle de la mondialisation se dilate à ce point ?
R - Il y a un effet d'accélération. La logique des blocs fossilisait, en quelque sorte, le monde dans un Etat glaciaire. Un monde contre un autre, des mentalités contre d'autres, un système binaire, très rassurant, très réconfortant. Un ennemi bien désigné. Aujourd'hui tout cela évidemment s'est effondré et nous nous retrouvons face à nous-mêmes, face à nos propres défis, face, parfois, à nos doutes et à notre impuissance, et ce défi, il nous faut le relever, en particulier avec ce troisième choc qui est celui du 11 septembre, qui nous confronte à ce monde trop largement injuste, qui reste un monde inégal, et nous devons donc, dans cet esprit nous mobiliser. C'est cela justement qui est important : l'urgence, la mobilisation, la volonté et la responsabilité, tout ceci, il ne faut pas s'y tromper, est entre nos mains. Il nous appartient de faire en sorte que cette communauté mondiale avance justement vers plus de règles, vers un meilleur respect des valeurs. Il y a évidemment beaucoup d'atouts dans cet univers, mais il faut encore se mobiliser pour essayer de mettre tout cela en oeuvre.
Q - Mais en est-il vraiment fini de la bipolarisation, ou est-elle en train, sous une autre forme de se recomposer ? Est-ce qu'on est passé, au fond, d'un mouvement dialectique Est-Ouest, à une confrontation qui serait plus Nord-sud, qui serait plus riches-pauvres, qui serait peut-être même, culturelle et confessionnelle. Comment les choses sont-elles en train de se passer ?
R - Vous avez raison, la réapparition des problèmes Nord-Sud est sans doute la grande marque des toutes dernières années. Quand j'ai commencé jeune diplomate, il y a une vingtaine d'années, le Nord-Sud était au cur de nos préoccupations. Puis, avec le temps, avec les perspectives de croissance, et la montée de cette mondialisation, peu à peu, cela a disparu des agendas diplomatiques. Nous nous réveillons dans l'urgence, découvrons que rien n'est réglé, que le fossé entre les plus riches et les plus pauvres se creuse, et c'est ce qui a conduit à une très forte mobilisation de la diplomatie mondiale, et en particulier de la diplomatie française. Le président de la République, au Sommet de Monterrey, puis au Sommet de Kananaskis et au Sommet du G8, et enfin au Sommet de Johannesburg, n'a pas cessé de prendre la tête de la mobilisation indispensable sur tout cela. Vous soulignez effectivement, au-delà du monde binaire ancien, l'apparition aujourd'hui encore de grands clivages - là aussi, vous avez raison -, mais à travers des rapports asymétriques, à travers une communauté mondiale qui peu à peu s'organise, et très au-delà des clivages traditionnels, confessionnels, religieux. On le voit bien dans les relations que nous entretenons aujourd'hui avec le monde arabe. N'oublions pas, au début de l'année, la grande initiative des pays arabes à la suite de l'Arabie saoudite, à Beyrouth, pour proposer un grand plan de paix. Pour la première fois, on voyait le monde arabe uni pour proposer une solution diplomatique au Proche-Orient.
Donc, méfions-nous des caricatures ! Méfions-nous des amalgames ! Je crois qu'il y a, aujourd'hui, de façon souterraine, dans le monde, des forces qui profitent du nouvel état du monde, forces souterraines qui sont nourries par le crime organisé, l'argent sale, la drogue et la prostitution. J'étais dans les Balkans, on voit bien que, de façon souterraine, effectivement, des réseaux s'organisent à partir de toutes les crises du monde, de l'Afghanistan. Quand on voit qu'en Colombie, le mouvement des FARC bénéficie, dans les derniers attentats et dans les derniers crimes qu'ils ont commis, du soutien d'organismes terroristes européens, comme l'IRA par exemple, on voit bien à quel point tout cela est lié, et que les connexions les plus étranges s'établissent. Nous devons évidemment être très vigilants à cet égard, et c'est pour cela que la collaboration internationale face au terrorisme n'est pas seulement nécessaire dans le domaine militaire, quand cela s'est révélé nécessaire - comme dans le cas de l'Afghanistan, mais également dans le domaine de la police et du renseignement. Il faut, en réponse à des menaces globales, avoir une prise en compte globale, c'est-à-dire une mobilisation de l'ensemble des Etats, des coalitions, mais qui s'adressent autant aux menaces anciennes, coalitions indispensables - le président de la République le rappelle aujourd'hui dans le "New York Times" -, coalition contre le terrorisme, mais aussi coalition contre la pauvreté. Nous devons bien prendre en compte le terreau qui nourrit aujourd'hui beaucoup de frustrations, beaucoup d'humiliations sur la scène mondiale.
Q - Et à vos yeux la France aurait un rôle particulier à tenir ? D'ailleurs pourquoi ce conditionnel, alors qu'à la "une" du "Figaro" vous livrez ce matin un point de vue qui a pour titre le "choix de la volonté" et d'ailleurs dans votre essai politique publié juste avant l'été, à l'automne dernier, "la volonté c'est une vertu politique". Alors quelle volonté ? Faire valoir l'Etat de droit ? Et pour tout le monde ? Et même pour les Américains, on parlera tout à l'heure du rôle du Conseil de sécurité dans une attaque éventuelle contre l'Iraq ?
R - Tout à fait. Je crois qu'il y a une responsabilité particulière de la part de la France et de l'Europe, et dans cette période de très grande tension, on voit bien à quel point compte la mémoire qui est la nôtre, l'expérience qui est la nôtre, parce que nous avons connu les guerres civiles. Nous avons connu sur notre sol la haine, récemment encore dans les Balkans. Tout ceci fait que nous sommes porteurs d'une vision particulière du monde, portée justement par l'exigence du droit, par l'exigence des valeurs, par la nécessaire application des règles. Nous devons donc être extrêmement déterminés face aux menaces d'aujourd'hui, mais en même temps soucieux de la solidarité, de la légitimité de l'action internationale et de l'efficacité des mesures que nous préconisons.
Q - Vous décriviez tout à l'heure ce nouvel état du monde et nous finissions cette première partie de l'entretien sur la volonté affirmée, et on l'entend d'ailleurs dans votre voix avec quelle force, la volonté de la France de faire valoir la notion d'Etat de droit. Doutez-vous aujourd'hui de la détermination du président Bush de mener une guerre en Iraq ?
R - Je crois qu'aujourd'hui encore, rien n'est décidé. Nous sommes dans un monde extrêmement complexe, où les interactions sont profondes, où les évolutions du monde, les consultations qui sont engagées ne sont encore qu'à leur début. Il est évident que dans ce contexte, la responsabilité des uns et des autres est très lourde. C'est pour cela que nous sommes mobilisés au niveau des diplomaties nationales, dans nos relations avec les autres Etats, au sein du Conseil de sécurité dans le cadre des Nations unies pour débattre, pour évaluer, pour partager des informations et pour apprécier quelle est la stratégie la meilleure bien évidemment, mais surtout la plus efficace car il faut se soucier des conséquences. C'est là où il est important de s'entendre sur les objectifs qui sont les nôtres, dans un dossier aussi difficile.
Pour la France, l'objectif est de faire en sorte de lutter contre la prolifération et c'est dans ce contexte que nous affirmons l'objectif qui est le nôtre, le retour des inspecteurs. Il faut avoir des objectifs clairs.
Q - Il n'est pas si fréquent de voir un chef d'Etat, en l'occurrence Jacques Chirac, dans un entretien, celui qu'il accorde aujourd'hui au "New York Times", dire son inquiétude. Il dit très clairement que "s'il devait y avoir une guerre contre l'Iraq, moi je suis très inquiet des conséquences que cela pourrait avoir".
R - Parce que les enjeux sont très grands, il y a d'abord l'unité de l'Iraq. Vous connaissez cette région ô combien sensible. C'est un élément très important, il y a la sécurité de la région, il y a des imbrications. Les crises se juxtaposent, les lignes de fractures se juxtaposent et aujourd'hui, le Proche-Orient, le monde arabo-musulman est sans doute de toutes les régions du monde, celle qui connaît le plus grand nombre de fractures.
Quelles sont les conséquences sur la situation et les rapports entre l'Inde et le Pakistan ? Quelles sont les conséquences sur l'Afghanistan ? Quelles sont les conséquences sur le Proche-Orient et pour l'Afrique du Nord et la Méditerranée si proches de nous ?
Il y a là toute une série de questions que nous ne pouvons pas négliger. Il ne s'agit pas d'ajouter de la crise à la crise, il s'agit, et c'est bien cela l'objectif de toute diplomatie, de réduire les incertitudes, de contribuer à réduire les lignes de fractures et d'incompréhensions, tout en faisant face aux menaces bien sûr.
Nous rappelons constamment, parce que c'est le premier élément de la position française, notre détermination à lutter contre le terrorisme mais aussi contre cette menace des armes de destruction massive qui, aujourd'hui, est une préoccupation lourde, forte de la communauté internationale.
Q - Il y a là deux positions assez claires et très marquées, celle du président Bush sur laquelle nous n'avons pas de certitude absolue qu'il veut la guerre mais cela y ressemble beaucoup malgré tout, et celle du président Chirac qui est très marquée et qui dit que si le Conseil de sécurité ne dit pas "oui", nous n'irons pas, et même si nous devions y aller, implicitement, ce serait une folie.
Il y a là, vraiment, d'un côté l'Amérique et de l'autre l'Europe à travers la voix de M. Chirac qui sont sur deux lignes radicalement différentes.
R - Même si nous devions y aller, et nous n'écartons aucune option vous le savez, il appartiendra au Conseil de sécurité d'en décider. C'est une situation extrêmement difficile et c'est là où se pose le principe d'efficacité, de responsabilité. En liaison avec ce principe, nous ne pouvons pas faire l'économie d'une vraie réflexion sur la légitimité de l'action menée. Plus cette action est légitime, mieux elle est comprise. Quelle que soit l'option retenue par le Conseil, à partir du moment où les Etats concernés décident sciemment et expliquent cette position - nous attachons beaucoup d'importance, à cet égard, aux relations que nous avons avec les pays arabes -, il ne s'agit pas d'accroître ou de creuser dans une affaire aussi délicate, un fossé de suspicion, de diviser davantage la communauté internationale.
Nous avons organisé à l'échelle du monde une coalition contre le terrorisme, c'est un acquis très important. Il faut maintenir cette coalition, il faut même l'élargir. Nous souhaitons qu'elle se porte également sur des questions aussi difficiles que la pauvreté. Faisons en sorte que la décision de la communauté internationale soit légitime, comprise par chacun, que les populations ne la perçoivent pas comme unilatérale justement, comme préventive, qu'un grand malentendu en résulte qui ne fasse qu'aviver les plaies, qu'accroître le fossé culturel, le fossé entre les civilisations. C'est en effet la grande menace agitée par certains, le choc des civilisations.
La maladresse pourrait être lourde de conséquences. Nous n'avons pas le droit, et c'est là où la responsabilité de la diplomatie française est très engagée. Nous sommes à la pointe de ce combat. Nous considérons que la compréhension, le dialogue des cultures, la volonté que chacun partage les mêmes valeurs, les mêmes règles, sont au coeur des problèmes du monde aujourd'hui.
Nous devons être vigilants, très vigilants dans ce domaine.
Q - Mais, l'Union européenne est-elle au clair avec elle-même, avons-nous une seule parole ? Une seule position ? On a vu ce qui s'est dit entre M. Schroeder et le président Chirac, mais lorsque l'on voit l'attitude de Tony Blair, on ne comprend pas !
R - Nous sommes très soucieux d'une approche commune à l'échelle de l'Union européenne. Lors de notre réunion avec les Quinze à Elseneur, nous avons eu une discussion extrêmement approfondie sur l'Iraq. Il y avait autour de la table une très grande communauté de vues sur la nécessité de passer par le Conseil de sécurité. Sur l'objectif, tous ont affirmé le même : écarter le risque de prolifération d'armes de destruction massive.
Q - Et pas de renverser Saddam Hussein, c'est d'abord d'empêcher la prolifération ?
R - Absolument, l'objectif est très précis. Si nous nous lancions dans une croisade avec l'idée de renverser un régime, où devrions-nous nous arrêter ? Le président de la République pose la question dans l'interview qu'il a accordée ce matin au "New York Times ".
Quel serait le pays suivant ? Nous ne devons pas introduire un principe d'instabilité supplémentaire dans le monde, déjà suffisamment dangereux et soumis à la pression. Nous devons au contraire ajouter de la stabilité.
Pour cela, il faut avoir des objectifs précis, il faut faire en sorte que la communauté des nations s'entende sur la façon légitime d'agir, s'il faut agir et évidemment avec le souci de l'efficacité. Car une intervention, par définition, ne règle pas tout. On entend certaines réflexions ici et là : une intervention militaire en Iraq permettrait d'enclencher un cercle vertueux. On réglerait du même coup le problème de l'Afghanistan, celui du Proche-Orient. C'est une illusion absolue, tout cela ne se réglera pas d'un coup de baguette magique. Il faut justement faire en sorte qu'entre l'Occident et les autres Etats, les autres peuples, le fossé ne se creuse pas. Il y a là un devoir de vigilance, un devoir d'ouverture de notre part tout à fait essentiel.
Q - Et dans cette extraordinaire complexité géopolitique telle que vous la décrivez depuis ce matin, quid de l'Europe ? Est-il très prudent d'élargir l'Europe aussi vite ? Ne serait-ce pas mieux de passer par ce système dit de "géométrie variable" ?
R - C'est une question très importante que vous posez. Nous sommes au cur de l'aventure européenne car il est esssentiel que les Français, que les Européens comprennent que ce qui se joue en Europe dans les prochains mois est majeur. Nous allons engager un pari politique sans précédent à l'échelle de l'Europe. Depuis des décennies, nous avons connu une aventure, engagé des politiques ensemble, la PAC, l'ouverture des marchés. Nous avons avancé dans la voie d'une Politique européenne de sécurité et de défense, mais le pari politique de l'ouverture à 25 ou 28 est évidemment d'une autre nature. Il s'agit d'effacer les coupures de l'Histoire, il s'agit, vis-à-vis de peuples qui appartiennent à la grande famille européenne, de reconstituer l'unité de cette famille. C'est évidemment d'une ambition colossale et nous devons être à la mesure de cet événement. C'est pour cela que nous sommes mobilisés, toute la diplomatie française bien sûr, les grands responsables politiques français. C'est l'un des grands objectifs du gouvernement de M. Raffarin pour être à la mesure de ce rendez-vous, trouver les bonnes institutions qui permettent de fonctionner plus efficacement. Plus efficacement à 25 encore qu'à 15. Trouver une Europe qui soit capable de fonctionner de façon démocratique, plus transparente, il faudra donc être capable de relever ce défi.
Q - C'est le plus gigantesque chantier politique que l'on ait vu depuis longtemps en Europe.
R - C'est évidemment le plus important, mais, n'oublions pas, qu'est-ce qui fait la richesse de cette Europe ? C'est sa diversité. Et c'est là où l'Europe doit devenir l'un des grands pôles d'excellence et d'exemplarité du monde. Diversité entre les peuples d'inspiration du nord, entre l'inspiration atlantique très marquée par nos amis britanniques, entre l'inspiration continentale qui nous ouvre jusqu'à la Russie, l'inspiration méditerranéenne qui nous fait avancer jusqu'au Proche-Orient. On peut inclure aussi l'inspiration africaine et du Maghreb qui nous ouvre, là encore, à cet immense continent qu'est l'Afrique.
Nous avons là la vraie fortune de l'Europe, cette chance inouïe qui fait que l'Europe est véritablement passeur entre les grandes régions du monde, passeur de cultures. Nous avons là cette capacité de médiation, de comprendre ce qui se passe partout sur la planète et d'essayer d'en faire une synthèse exemplaire. On voit partout sur la planète s'organiser les régions. L'Europe est la première à montrer la voie ! Nous entrons dans une nouvelle étape et nous avons le devoir d'être généreux. Que serait cette Europe, si, aux frontières, aux marches de notre Union européenne l'instabilité régnait ? C'est pour cela que nous nous sommes engagés si fortement dans les Balkans.
C'est avec beaucoup d'émotion que j'étais, il y a quelques jours à Sarajevo, je suis allé sur le marché de Markale où 50 morts ont péri sous des obus, j'étais sur le pont de Verbanja où, en 1995, le président Chirac a donné l'ordre de reprendre le pont et deux soldats français sont morts. Et c'est là que s'est engagée la reprise, par l'Europe, de ses responsabilités, la création de la force de réaction rapide. C'est là, enfin que la paix a pu être ouverte dans les Balkans. C'est une nouvelle fois Jacques Chirac qui a pris l'initiative de la réunion en 2000 du Sommet de Zagreb qui a affirmé l'européanisation des Balkans. Nous avons le besoin de reconstituer cette grande famille, de montrer la capacité que nous avons de faire vivre ensemble pacifiquement ces peuples de l'Europe avec les mêmes valeurs mais aussi - et c'est là l'exigence si fondamentale que j'ai rappelée à Sarajevo, à Pristina - que chacun applique les mêmes règles, les mêmes devoirs. Il faut qu'en matière d'immigration, en matière de sécurité, de coopération, nous soyons aussi exigeants les uns que les autres pour que cette Europe ne soit pas le plus petit dénominateur commun mais bien le plus grand dénominateur d'ambition et de vision, aujourd'hui indispensable.
Q - Lors des événements bouleversants du 11 septembre, de nombreux Français se sont posé la question : "les Américains comprendront-ils enfin que leur comportement, leur arrogance mènent au désastre ?" N'est-ce pas ce qui se passe actuellement ? N'allons-nous pas vers une autre catastrophe ?
R - C'est un élément central que l'attitude que les Etats-Unis, et j'irai très au-delà, que l'ensemble des pays occidentaux, ont aujourd'hui sur la scène internationale. Nous avons mis au coeur de notre projet diplomatique, politique, la notion de respect et de tolérance. C'est la clef, nous avons besoin de comprendre qu'il n'y a pas d'un côté ceux qui savent, et les autres...
Il n'y a pas d'un côté ceux qui dictent une attitude et qui prennent des décisions et les autres. Et je mets en avant, aujourd'hui, pour la diplomatie française, un principe que je crois essentiel qui est celui du partage. Il y a plusieurs siècles, lorsque l'on était à la fois riche et fort militairement, on appliquait le principe de protection. Le seigneur donnait la protection à son vassal. Aujourd'hui, tout ceci n'est plus de mise sur la scène internationale. Le principe de force doit s'accompagner du principe de partage. C'est-à-dire que l'on est plus grand dans la capacité que l'on a à parler, à écouter, à agir avec l'autre. Nous le vivons depuis de très nombreuses années avec nos amis africains, on s'agrandit dans le regard des autres. Et, lorsqu'il s'agit de prendre une décision sur la scène internationale, elle ne doit pas être prise contre les autres mais bien avec eux. D'où ce travail, ce cheminement qu'il faut accomplir jour après jour, pour expliquer, persuader, donner des informations et faire en sorte que les décisions qui sont celles de la communauté internationale, soient bien celles de tous ceux qui partagent les mêmes valeurs que nous. De ce point de vue, la position de la France, celle de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis, c'est bien celle d'attirer leur attention sur les risques qu'il y a d'une action unilatérale et préventive et qui romprait avec un certain ordre mondial. On peut remonter jusqu'au Traité de Westphalie pour marquer cet ordre où l'on n'intervient pas tout le temps sur la scène internationale sans raison mais au contraire en cherchant à respecter un certain ordre et à travailler avec l'ensemble des peuples du monde.
Q - Quel est l'intérêt du Premier ministre anglais d'adopter une attitude assez servile par rapport à M. Bush et pourquoi les responsables de l'Europe n'ont-ils pas tenté de l'influencer afin d'éviter qu'il n'offre, à lui seul, un spectacle d'une Europe des génies ?
R - Il y a là une relation particulière entre les Etats-Unis et la Grande Bretagne, une relation fondée sur l'Histoire, sur le cur, sur la langue, sur une communauté des cultures. Il y a donc je crois, de la part de la diplomatie britannique, le souci à chaque instant de s'adapter, d'évoluer, de partager avec les Etats-Unis. Je crois également qu'il ne faut pas négliger la particularité de la position britannique qui la rapproche beaucoup des Européens. Je l'ai rappelé tout à l'heure, lorsque nous nous sommes tous retrouvés à Elseneur, nous avons clairement marqué notre volonté de privilégier un objectif qui est celui du retour des inspecteurs, de la lutte contre la prolifération et non pas un objectif politique comme celui du renversement du régime de Saddam Hussein. Evidemment, dans les moments de crise, dans les moments de tension, il y a la tentative, la tentation de caricaturer certaines positions. Je crois que la position britannique est plus complexe et nous verrons dans les prochaines semaines comment chacun se positionne, comment chacun choisit d'agir. Il y a dans la position britannique, beaucoup d'éléments qui la rapprochent de la vision européenne.
Q - Le nouvel ordre mondial dont on parle beaucoup ne serait-il pas en train de devenir un néo-féodalisme avec, dans le rôle du suzerain, les Etats-Unis contre un vassal un peu récalcitrant qui serait l'Iraq ? Les Etats-Unis ne sont-ils pas, petit à petit, en train de sortir du champ des démocraties avec une élection présidentielle assez bizarre, élue à la minorité, et une réaction aux événements terribles du 11 septembre qui tient plus de la vengeance que de la justice ?
R - Partons du point de départ, le 11 septembre. C'est un immense traumatisme pour les Américains et pour les responsables de ce pays. Ils découvrent leur vulnérabilité alors même qu'ils disposent de la plus grande armée du monde, de moyens militaires immenses. Ils sont touchés sur leur territoire et ils découvrent que, face à l'asymétrie de la puissance, il est extrêmement difficile de faire face. Cette asymétrie donne un poids marginal mais très efficace à des organisations équipées à la fois de cutters et peut-être d'armement chimique.
Il y a là une capacité à agir qui est au-delà des défenses traditionnelles, conventionnelles ou même du jeu de la dissuasion, qui échappe aux règles normales et classiques du jeu international. Il faut donc se mobiliser et évidemment, les Américains peuvent être tentés, pour assurer leur sécurité, de prendre les devants. Et c'est tout le sens de ce concept que l'on voit émerger, de frappes préventives, de diplomatie préventive au-delà même du concept traditionnel de la diplomatie et de la vie internationale qui est celui de la légitime défense et qui prévoit que l'on ne réponde que si l'on est attaqué.
Vous vous souviendrez que c'est le président Chirac qui le premier a saisi les Nations unies pour faire voter une résolution après le 11 septembre marquant le droit américain à la légitime défense. Il y a là une prise en compte à la fois psychologique et politique extrêmement importante et dans nos relations avec les Américains, nous voulons faire valoir que pour qu'une action soit efficace, il faut qu'elle soit légitime, qu'elle fasse l'objet d'une concertation, d'où le rôle du Conseil de sécurité. Il est important qu'il prenne en compte les peuples du monde, les Etats du monde les plus concernés si l'on veut que les décisions, les actions menées ne reviennent pas en boomerang et n'aggravent beaucoup plus les choses. Que le remède soit en quelque sorte plus grave que le mal.
Q - Je suis photographe reporter et je reviens d'un voyage en Egypte. Je peux vous dire que l'opinion publique là-bas est très loin de ce que l'on pense ici en Occident. Ils ne comprennent absolument pas le comportement des Etats-Unis, encore moins le soutien des pays occidentaux, on parle de guerre avec Israël et ils sont totalement désarçonnés par la situation du Proche-Orient. Il serait en effet très dangereux de ne pas prendre en compte la situation entre Israël et les Palestiniens pour résoudre le problème de l'Iraq. Il y a un décalage énorme entre ce que dit M. Moubarak et ce que pense l'homme de la rue en Egypte.
R - Nous devons prendre ce risque d'incompréhension de la façon la plus forte. Il ne faut pas que des décisions prises en haut avivent les incompréhensions, créent des fossés, créent des fractures. Nous avons besoin que les peuples du monde et en particulier que les pays arabes comprennent. Quel est l'intérêt de cette communauté mondiale que nous formons ? Le travail d'association, de pédagogie, de consultations et de concertation est évidemment tout à fait essentiel et pour cela, le processus légitime qui est celui du Conseil de sécurité peut constituer le moyen qui permet à chacun de prendre ses responsabilités et en même temps de bien montrer que ces décisions ne sont pas celles d'un pays, sous le coup d'une impulsion mais qu'elles relèvent d'un travail réfléchi de la communauté internationale, ayant évalué les risques, précisé les menaces et qu'à partir de là, elle tire les conclusions qui s'imposent.
Je crois que cette action, cette responsabilité du Conseil de sécurité est tout à fait indispensable dans ce monde à la fois incertain et imprévisible qui est le nôtre.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 septembre 2002)
R - Non, bien sûr, je crois que pour résumer en deux mots, le monde d'aujourd'hui est à la fois frappé par l'urgence et par l'interdépendance. Il y a un lien entre les différents éléments de la communauté mondiale, entre les différentes régions du monde, qui fait que ce qui se passe au bout de l'Asie ou de l'Afrique nous concerne. Nous ne pouvons pas ignorer aujourd'hui les menaces anciennes, bien sûr : la pauvreté, la famine - les crises que l'on baptisait pudiquement de régionales, et dont on voit qu'elles peuvent se gangrener, s'élargir, interférer avec notre vie quotidienne - et les menaces nouvelles, ou qui s'accroissent - le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive. Il y a bien sûr la marque d'un monde qui est à la fois très riche en opportunités, parce que je crois qu'il faut regarder aussi tout ce que ces évolutions du monde nous ont apporté : un nouvel espace, un nouvel esprit, des moyens technologiques sans précédent, la disposition d'un monde ouvert. Il y a évidemment à cela une face d'ombre qu'il faut aussi prendre en compte. Nous avons un devoir de vigilance vis-à-vis de ces évolutions pour protéger nos communautés, pour faire en sorte que le monde avance vers plus de sécurité, plus de justice.
Q - Mais sommes-nous rentrés dans le monde, et même pour quelqu'un comme vous, qui est évidemment mieux placé que nous tous pour comprendre ce qui se passe ? Sommes-nous rentrés dans le monde de l'imprévisibilité ?
R - Tout à fait. Je crois que, plus que jamais, ce qui se passera demain est difficile à anticiper, et à cet égard, les tragiques événements du 11 septembre nous l'ont rappelé. Monde incertain, monde imprévisible. Mais c'est pour cela qu'il faut en même temps travailler dans des domaines aussi différents que l'économie, la préparation face à une menace terroriste ou militaire, qu'il faut aussi s'attacher tous les jours à prendre en compte les aspirations profondes des populations, les aspirations à la paix, à la justice, au développement. Tout ceci participe d'un univers où la moindre instabilité peut créer, évidemment, de nouvelles secousses, de nouveaux désespoirs, de nouvelles humiliations. On le voit dans les régions les plus marquées justement par la crise. Prenez le Proche-Orient, ou l'Afghanistan, ou encore les Balkans. J'étais en Afghanistan en début de semaine dernière. J'étais dans les Balkans il y a quelques jours. On voit bien aujourd'hui, même si les choses se stabilisent, même si nous sommes arrivés à considérablement abaisser la tension dans ces régions, qu'il y a toujours des risques en profondeur : menaces mafieuses, crime organisé, terrorisme, qui sont là, à l'état latent, mais qui se développent de façon souterraine et ont des prolongements chez nous. La drogue, cultivée aujourd'hui encore en Afghanistan, se vend à 80 % dans nos pays d'Europe.
Tout ceci produit d'importantes sommes d'argent qui financent ensuite d'autres régions, qui peuvent être des réseaux de très grande déstabilisation. Donc, méfions-nous de ces interférences, de ces connexions, de ces réseaux modernes d'une nouvelle puissance, qui peuvent avoir des effets de déstabilisation un peu partout à travers le monde.
Q - Cela veut-il dire que si nous nous plaçons aujourd'hui devant une mappemonde, et que l'on regarde les Etats avec leurs frontières, tout ceci n'a plus vraiment de sens, puisque les nations sont aujourd'hui confrontées à des organisations qui sont comme des virus, tapis à travers le système ?
R - Il y a bien sûr dans ce système les Etats-nations qui restent les éléments dominants, mais on voit, vous avez raison, apparaître de nouvelles entités, de nouveaux groupes, des réseaux archaïques, informels, qui profitent à la fois des hautes technologies - on le voit à New York avec un réseau comme celui d'Al Qaida. Ils profitent de la haute technologie, se mêlent au monde occidental, partagent et participent des habitudes du monde occidental. Il s'agit le plus souvent de personnes éduquées, qui habitent depuis longtemps en Europe ou en Occident. Et, évidemment, à côté de cela, il y a toujours cet héritage du Moyen Age, de pensée archaïque, cette capacité de manier à la fois le cutter et l'électronique.
Q - Mais alors que s'est-il passé autour de nous ? Si on prend deux grands repères. Diriez-vous que lorsque le mur de Berlin tombe, c'est la fin de quelque chose, et, notamment , de la bipolarisation du monde Est-Ouest. Diriez-vous que lorsque les tours américaines s'effondrent, c'est le commencement d'autre chose ?
R - Je crois qu'il est toujours difficile, en matière historique, d'apprécier à leur juste mesure, la portée de certains très grands événements. Il y a à la fois des événements qui ont une capacité de rupture physique, c'est le mouvement des plaques tectoniques du monde. On sent qu'une grande rupture apparaît. Vous citiez le cas de la chute du mur de Berlin, c'est vrai, mais dans les événements, il y a aussi une part difficile à apprécier, c'est la part de l'esprit, c'est ce qui touche aux consciences et aux mentalités. Alors le 11 septembre marie un peu les deux, mais c'est surtout une portée dans les consciences. C'est la révélation d'une menace qui était latente depuis plusieurs années et qui apparaît au grand jour. Mais j'aurais tendance à imaginer trois chocs, dans les dernières années : le choc de la chute du Mur de Berlin, qui conduit à l'effondrement de l'univers communiste ; le choc de la mondialisation, tout à coup nous découvrons que nous vivons dans un monde global où tout est mêlé, l'économique, le culturel, le stratégique, où toutes les parties du monde sont aujourd'hui étroitement imbriquées.
Q - Et c'est parce que le "mur" tombe que la bulle de la mondialisation se dilate à ce point ?
R - Il y a un effet d'accélération. La logique des blocs fossilisait, en quelque sorte, le monde dans un Etat glaciaire. Un monde contre un autre, des mentalités contre d'autres, un système binaire, très rassurant, très réconfortant. Un ennemi bien désigné. Aujourd'hui tout cela évidemment s'est effondré et nous nous retrouvons face à nous-mêmes, face à nos propres défis, face, parfois, à nos doutes et à notre impuissance, et ce défi, il nous faut le relever, en particulier avec ce troisième choc qui est celui du 11 septembre, qui nous confronte à ce monde trop largement injuste, qui reste un monde inégal, et nous devons donc, dans cet esprit nous mobiliser. C'est cela justement qui est important : l'urgence, la mobilisation, la volonté et la responsabilité, tout ceci, il ne faut pas s'y tromper, est entre nos mains. Il nous appartient de faire en sorte que cette communauté mondiale avance justement vers plus de règles, vers un meilleur respect des valeurs. Il y a évidemment beaucoup d'atouts dans cet univers, mais il faut encore se mobiliser pour essayer de mettre tout cela en oeuvre.
Q - Mais en est-il vraiment fini de la bipolarisation, ou est-elle en train, sous une autre forme de se recomposer ? Est-ce qu'on est passé, au fond, d'un mouvement dialectique Est-Ouest, à une confrontation qui serait plus Nord-sud, qui serait plus riches-pauvres, qui serait peut-être même, culturelle et confessionnelle. Comment les choses sont-elles en train de se passer ?
R - Vous avez raison, la réapparition des problèmes Nord-Sud est sans doute la grande marque des toutes dernières années. Quand j'ai commencé jeune diplomate, il y a une vingtaine d'années, le Nord-Sud était au cur de nos préoccupations. Puis, avec le temps, avec les perspectives de croissance, et la montée de cette mondialisation, peu à peu, cela a disparu des agendas diplomatiques. Nous nous réveillons dans l'urgence, découvrons que rien n'est réglé, que le fossé entre les plus riches et les plus pauvres se creuse, et c'est ce qui a conduit à une très forte mobilisation de la diplomatie mondiale, et en particulier de la diplomatie française. Le président de la République, au Sommet de Monterrey, puis au Sommet de Kananaskis et au Sommet du G8, et enfin au Sommet de Johannesburg, n'a pas cessé de prendre la tête de la mobilisation indispensable sur tout cela. Vous soulignez effectivement, au-delà du monde binaire ancien, l'apparition aujourd'hui encore de grands clivages - là aussi, vous avez raison -, mais à travers des rapports asymétriques, à travers une communauté mondiale qui peu à peu s'organise, et très au-delà des clivages traditionnels, confessionnels, religieux. On le voit bien dans les relations que nous entretenons aujourd'hui avec le monde arabe. N'oublions pas, au début de l'année, la grande initiative des pays arabes à la suite de l'Arabie saoudite, à Beyrouth, pour proposer un grand plan de paix. Pour la première fois, on voyait le monde arabe uni pour proposer une solution diplomatique au Proche-Orient.
Donc, méfions-nous des caricatures ! Méfions-nous des amalgames ! Je crois qu'il y a, aujourd'hui, de façon souterraine, dans le monde, des forces qui profitent du nouvel état du monde, forces souterraines qui sont nourries par le crime organisé, l'argent sale, la drogue et la prostitution. J'étais dans les Balkans, on voit bien que, de façon souterraine, effectivement, des réseaux s'organisent à partir de toutes les crises du monde, de l'Afghanistan. Quand on voit qu'en Colombie, le mouvement des FARC bénéficie, dans les derniers attentats et dans les derniers crimes qu'ils ont commis, du soutien d'organismes terroristes européens, comme l'IRA par exemple, on voit bien à quel point tout cela est lié, et que les connexions les plus étranges s'établissent. Nous devons évidemment être très vigilants à cet égard, et c'est pour cela que la collaboration internationale face au terrorisme n'est pas seulement nécessaire dans le domaine militaire, quand cela s'est révélé nécessaire - comme dans le cas de l'Afghanistan, mais également dans le domaine de la police et du renseignement. Il faut, en réponse à des menaces globales, avoir une prise en compte globale, c'est-à-dire une mobilisation de l'ensemble des Etats, des coalitions, mais qui s'adressent autant aux menaces anciennes, coalitions indispensables - le président de la République le rappelle aujourd'hui dans le "New York Times" -, coalition contre le terrorisme, mais aussi coalition contre la pauvreté. Nous devons bien prendre en compte le terreau qui nourrit aujourd'hui beaucoup de frustrations, beaucoup d'humiliations sur la scène mondiale.
Q - Et à vos yeux la France aurait un rôle particulier à tenir ? D'ailleurs pourquoi ce conditionnel, alors qu'à la "une" du "Figaro" vous livrez ce matin un point de vue qui a pour titre le "choix de la volonté" et d'ailleurs dans votre essai politique publié juste avant l'été, à l'automne dernier, "la volonté c'est une vertu politique". Alors quelle volonté ? Faire valoir l'Etat de droit ? Et pour tout le monde ? Et même pour les Américains, on parlera tout à l'heure du rôle du Conseil de sécurité dans une attaque éventuelle contre l'Iraq ?
R - Tout à fait. Je crois qu'il y a une responsabilité particulière de la part de la France et de l'Europe, et dans cette période de très grande tension, on voit bien à quel point compte la mémoire qui est la nôtre, l'expérience qui est la nôtre, parce que nous avons connu les guerres civiles. Nous avons connu sur notre sol la haine, récemment encore dans les Balkans. Tout ceci fait que nous sommes porteurs d'une vision particulière du monde, portée justement par l'exigence du droit, par l'exigence des valeurs, par la nécessaire application des règles. Nous devons donc être extrêmement déterminés face aux menaces d'aujourd'hui, mais en même temps soucieux de la solidarité, de la légitimité de l'action internationale et de l'efficacité des mesures que nous préconisons.
Q - Vous décriviez tout à l'heure ce nouvel état du monde et nous finissions cette première partie de l'entretien sur la volonté affirmée, et on l'entend d'ailleurs dans votre voix avec quelle force, la volonté de la France de faire valoir la notion d'Etat de droit. Doutez-vous aujourd'hui de la détermination du président Bush de mener une guerre en Iraq ?
R - Je crois qu'aujourd'hui encore, rien n'est décidé. Nous sommes dans un monde extrêmement complexe, où les interactions sont profondes, où les évolutions du monde, les consultations qui sont engagées ne sont encore qu'à leur début. Il est évident que dans ce contexte, la responsabilité des uns et des autres est très lourde. C'est pour cela que nous sommes mobilisés au niveau des diplomaties nationales, dans nos relations avec les autres Etats, au sein du Conseil de sécurité dans le cadre des Nations unies pour débattre, pour évaluer, pour partager des informations et pour apprécier quelle est la stratégie la meilleure bien évidemment, mais surtout la plus efficace car il faut se soucier des conséquences. C'est là où il est important de s'entendre sur les objectifs qui sont les nôtres, dans un dossier aussi difficile.
Pour la France, l'objectif est de faire en sorte de lutter contre la prolifération et c'est dans ce contexte que nous affirmons l'objectif qui est le nôtre, le retour des inspecteurs. Il faut avoir des objectifs clairs.
Q - Il n'est pas si fréquent de voir un chef d'Etat, en l'occurrence Jacques Chirac, dans un entretien, celui qu'il accorde aujourd'hui au "New York Times", dire son inquiétude. Il dit très clairement que "s'il devait y avoir une guerre contre l'Iraq, moi je suis très inquiet des conséquences que cela pourrait avoir".
R - Parce que les enjeux sont très grands, il y a d'abord l'unité de l'Iraq. Vous connaissez cette région ô combien sensible. C'est un élément très important, il y a la sécurité de la région, il y a des imbrications. Les crises se juxtaposent, les lignes de fractures se juxtaposent et aujourd'hui, le Proche-Orient, le monde arabo-musulman est sans doute de toutes les régions du monde, celle qui connaît le plus grand nombre de fractures.
Quelles sont les conséquences sur la situation et les rapports entre l'Inde et le Pakistan ? Quelles sont les conséquences sur l'Afghanistan ? Quelles sont les conséquences sur le Proche-Orient et pour l'Afrique du Nord et la Méditerranée si proches de nous ?
Il y a là toute une série de questions que nous ne pouvons pas négliger. Il ne s'agit pas d'ajouter de la crise à la crise, il s'agit, et c'est bien cela l'objectif de toute diplomatie, de réduire les incertitudes, de contribuer à réduire les lignes de fractures et d'incompréhensions, tout en faisant face aux menaces bien sûr.
Nous rappelons constamment, parce que c'est le premier élément de la position française, notre détermination à lutter contre le terrorisme mais aussi contre cette menace des armes de destruction massive qui, aujourd'hui, est une préoccupation lourde, forte de la communauté internationale.
Q - Il y a là deux positions assez claires et très marquées, celle du président Bush sur laquelle nous n'avons pas de certitude absolue qu'il veut la guerre mais cela y ressemble beaucoup malgré tout, et celle du président Chirac qui est très marquée et qui dit que si le Conseil de sécurité ne dit pas "oui", nous n'irons pas, et même si nous devions y aller, implicitement, ce serait une folie.
Il y a là, vraiment, d'un côté l'Amérique et de l'autre l'Europe à travers la voix de M. Chirac qui sont sur deux lignes radicalement différentes.
R - Même si nous devions y aller, et nous n'écartons aucune option vous le savez, il appartiendra au Conseil de sécurité d'en décider. C'est une situation extrêmement difficile et c'est là où se pose le principe d'efficacité, de responsabilité. En liaison avec ce principe, nous ne pouvons pas faire l'économie d'une vraie réflexion sur la légitimité de l'action menée. Plus cette action est légitime, mieux elle est comprise. Quelle que soit l'option retenue par le Conseil, à partir du moment où les Etats concernés décident sciemment et expliquent cette position - nous attachons beaucoup d'importance, à cet égard, aux relations que nous avons avec les pays arabes -, il ne s'agit pas d'accroître ou de creuser dans une affaire aussi délicate, un fossé de suspicion, de diviser davantage la communauté internationale.
Nous avons organisé à l'échelle du monde une coalition contre le terrorisme, c'est un acquis très important. Il faut maintenir cette coalition, il faut même l'élargir. Nous souhaitons qu'elle se porte également sur des questions aussi difficiles que la pauvreté. Faisons en sorte que la décision de la communauté internationale soit légitime, comprise par chacun, que les populations ne la perçoivent pas comme unilatérale justement, comme préventive, qu'un grand malentendu en résulte qui ne fasse qu'aviver les plaies, qu'accroître le fossé culturel, le fossé entre les civilisations. C'est en effet la grande menace agitée par certains, le choc des civilisations.
La maladresse pourrait être lourde de conséquences. Nous n'avons pas le droit, et c'est là où la responsabilité de la diplomatie française est très engagée. Nous sommes à la pointe de ce combat. Nous considérons que la compréhension, le dialogue des cultures, la volonté que chacun partage les mêmes valeurs, les mêmes règles, sont au coeur des problèmes du monde aujourd'hui.
Nous devons être vigilants, très vigilants dans ce domaine.
Q - Mais, l'Union européenne est-elle au clair avec elle-même, avons-nous une seule parole ? Une seule position ? On a vu ce qui s'est dit entre M. Schroeder et le président Chirac, mais lorsque l'on voit l'attitude de Tony Blair, on ne comprend pas !
R - Nous sommes très soucieux d'une approche commune à l'échelle de l'Union européenne. Lors de notre réunion avec les Quinze à Elseneur, nous avons eu une discussion extrêmement approfondie sur l'Iraq. Il y avait autour de la table une très grande communauté de vues sur la nécessité de passer par le Conseil de sécurité. Sur l'objectif, tous ont affirmé le même : écarter le risque de prolifération d'armes de destruction massive.
Q - Et pas de renverser Saddam Hussein, c'est d'abord d'empêcher la prolifération ?
R - Absolument, l'objectif est très précis. Si nous nous lancions dans une croisade avec l'idée de renverser un régime, où devrions-nous nous arrêter ? Le président de la République pose la question dans l'interview qu'il a accordée ce matin au "New York Times ".
Quel serait le pays suivant ? Nous ne devons pas introduire un principe d'instabilité supplémentaire dans le monde, déjà suffisamment dangereux et soumis à la pression. Nous devons au contraire ajouter de la stabilité.
Pour cela, il faut avoir des objectifs précis, il faut faire en sorte que la communauté des nations s'entende sur la façon légitime d'agir, s'il faut agir et évidemment avec le souci de l'efficacité. Car une intervention, par définition, ne règle pas tout. On entend certaines réflexions ici et là : une intervention militaire en Iraq permettrait d'enclencher un cercle vertueux. On réglerait du même coup le problème de l'Afghanistan, celui du Proche-Orient. C'est une illusion absolue, tout cela ne se réglera pas d'un coup de baguette magique. Il faut justement faire en sorte qu'entre l'Occident et les autres Etats, les autres peuples, le fossé ne se creuse pas. Il y a là un devoir de vigilance, un devoir d'ouverture de notre part tout à fait essentiel.
Q - Et dans cette extraordinaire complexité géopolitique telle que vous la décrivez depuis ce matin, quid de l'Europe ? Est-il très prudent d'élargir l'Europe aussi vite ? Ne serait-ce pas mieux de passer par ce système dit de "géométrie variable" ?
R - C'est une question très importante que vous posez. Nous sommes au cur de l'aventure européenne car il est esssentiel que les Français, que les Européens comprennent que ce qui se joue en Europe dans les prochains mois est majeur. Nous allons engager un pari politique sans précédent à l'échelle de l'Europe. Depuis des décennies, nous avons connu une aventure, engagé des politiques ensemble, la PAC, l'ouverture des marchés. Nous avons avancé dans la voie d'une Politique européenne de sécurité et de défense, mais le pari politique de l'ouverture à 25 ou 28 est évidemment d'une autre nature. Il s'agit d'effacer les coupures de l'Histoire, il s'agit, vis-à-vis de peuples qui appartiennent à la grande famille européenne, de reconstituer l'unité de cette famille. C'est évidemment d'une ambition colossale et nous devons être à la mesure de cet événement. C'est pour cela que nous sommes mobilisés, toute la diplomatie française bien sûr, les grands responsables politiques français. C'est l'un des grands objectifs du gouvernement de M. Raffarin pour être à la mesure de ce rendez-vous, trouver les bonnes institutions qui permettent de fonctionner plus efficacement. Plus efficacement à 25 encore qu'à 15. Trouver une Europe qui soit capable de fonctionner de façon démocratique, plus transparente, il faudra donc être capable de relever ce défi.
Q - C'est le plus gigantesque chantier politique que l'on ait vu depuis longtemps en Europe.
R - C'est évidemment le plus important, mais, n'oublions pas, qu'est-ce qui fait la richesse de cette Europe ? C'est sa diversité. Et c'est là où l'Europe doit devenir l'un des grands pôles d'excellence et d'exemplarité du monde. Diversité entre les peuples d'inspiration du nord, entre l'inspiration atlantique très marquée par nos amis britanniques, entre l'inspiration continentale qui nous ouvre jusqu'à la Russie, l'inspiration méditerranéenne qui nous fait avancer jusqu'au Proche-Orient. On peut inclure aussi l'inspiration africaine et du Maghreb qui nous ouvre, là encore, à cet immense continent qu'est l'Afrique.
Nous avons là la vraie fortune de l'Europe, cette chance inouïe qui fait que l'Europe est véritablement passeur entre les grandes régions du monde, passeur de cultures. Nous avons là cette capacité de médiation, de comprendre ce qui se passe partout sur la planète et d'essayer d'en faire une synthèse exemplaire. On voit partout sur la planète s'organiser les régions. L'Europe est la première à montrer la voie ! Nous entrons dans une nouvelle étape et nous avons le devoir d'être généreux. Que serait cette Europe, si, aux frontières, aux marches de notre Union européenne l'instabilité régnait ? C'est pour cela que nous nous sommes engagés si fortement dans les Balkans.
C'est avec beaucoup d'émotion que j'étais, il y a quelques jours à Sarajevo, je suis allé sur le marché de Markale où 50 morts ont péri sous des obus, j'étais sur le pont de Verbanja où, en 1995, le président Chirac a donné l'ordre de reprendre le pont et deux soldats français sont morts. Et c'est là que s'est engagée la reprise, par l'Europe, de ses responsabilités, la création de la force de réaction rapide. C'est là, enfin que la paix a pu être ouverte dans les Balkans. C'est une nouvelle fois Jacques Chirac qui a pris l'initiative de la réunion en 2000 du Sommet de Zagreb qui a affirmé l'européanisation des Balkans. Nous avons le besoin de reconstituer cette grande famille, de montrer la capacité que nous avons de faire vivre ensemble pacifiquement ces peuples de l'Europe avec les mêmes valeurs mais aussi - et c'est là l'exigence si fondamentale que j'ai rappelée à Sarajevo, à Pristina - que chacun applique les mêmes règles, les mêmes devoirs. Il faut qu'en matière d'immigration, en matière de sécurité, de coopération, nous soyons aussi exigeants les uns que les autres pour que cette Europe ne soit pas le plus petit dénominateur commun mais bien le plus grand dénominateur d'ambition et de vision, aujourd'hui indispensable.
Q - Lors des événements bouleversants du 11 septembre, de nombreux Français se sont posé la question : "les Américains comprendront-ils enfin que leur comportement, leur arrogance mènent au désastre ?" N'est-ce pas ce qui se passe actuellement ? N'allons-nous pas vers une autre catastrophe ?
R - C'est un élément central que l'attitude que les Etats-Unis, et j'irai très au-delà, que l'ensemble des pays occidentaux, ont aujourd'hui sur la scène internationale. Nous avons mis au coeur de notre projet diplomatique, politique, la notion de respect et de tolérance. C'est la clef, nous avons besoin de comprendre qu'il n'y a pas d'un côté ceux qui savent, et les autres...
Il n'y a pas d'un côté ceux qui dictent une attitude et qui prennent des décisions et les autres. Et je mets en avant, aujourd'hui, pour la diplomatie française, un principe que je crois essentiel qui est celui du partage. Il y a plusieurs siècles, lorsque l'on était à la fois riche et fort militairement, on appliquait le principe de protection. Le seigneur donnait la protection à son vassal. Aujourd'hui, tout ceci n'est plus de mise sur la scène internationale. Le principe de force doit s'accompagner du principe de partage. C'est-à-dire que l'on est plus grand dans la capacité que l'on a à parler, à écouter, à agir avec l'autre. Nous le vivons depuis de très nombreuses années avec nos amis africains, on s'agrandit dans le regard des autres. Et, lorsqu'il s'agit de prendre une décision sur la scène internationale, elle ne doit pas être prise contre les autres mais bien avec eux. D'où ce travail, ce cheminement qu'il faut accomplir jour après jour, pour expliquer, persuader, donner des informations et faire en sorte que les décisions qui sont celles de la communauté internationale, soient bien celles de tous ceux qui partagent les mêmes valeurs que nous. De ce point de vue, la position de la France, celle de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis, c'est bien celle d'attirer leur attention sur les risques qu'il y a d'une action unilatérale et préventive et qui romprait avec un certain ordre mondial. On peut remonter jusqu'au Traité de Westphalie pour marquer cet ordre où l'on n'intervient pas tout le temps sur la scène internationale sans raison mais au contraire en cherchant à respecter un certain ordre et à travailler avec l'ensemble des peuples du monde.
Q - Quel est l'intérêt du Premier ministre anglais d'adopter une attitude assez servile par rapport à M. Bush et pourquoi les responsables de l'Europe n'ont-ils pas tenté de l'influencer afin d'éviter qu'il n'offre, à lui seul, un spectacle d'une Europe des génies ?
R - Il y a là une relation particulière entre les Etats-Unis et la Grande Bretagne, une relation fondée sur l'Histoire, sur le cur, sur la langue, sur une communauté des cultures. Il y a donc je crois, de la part de la diplomatie britannique, le souci à chaque instant de s'adapter, d'évoluer, de partager avec les Etats-Unis. Je crois également qu'il ne faut pas négliger la particularité de la position britannique qui la rapproche beaucoup des Européens. Je l'ai rappelé tout à l'heure, lorsque nous nous sommes tous retrouvés à Elseneur, nous avons clairement marqué notre volonté de privilégier un objectif qui est celui du retour des inspecteurs, de la lutte contre la prolifération et non pas un objectif politique comme celui du renversement du régime de Saddam Hussein. Evidemment, dans les moments de crise, dans les moments de tension, il y a la tentative, la tentation de caricaturer certaines positions. Je crois que la position britannique est plus complexe et nous verrons dans les prochaines semaines comment chacun se positionne, comment chacun choisit d'agir. Il y a dans la position britannique, beaucoup d'éléments qui la rapprochent de la vision européenne.
Q - Le nouvel ordre mondial dont on parle beaucoup ne serait-il pas en train de devenir un néo-féodalisme avec, dans le rôle du suzerain, les Etats-Unis contre un vassal un peu récalcitrant qui serait l'Iraq ? Les Etats-Unis ne sont-ils pas, petit à petit, en train de sortir du champ des démocraties avec une élection présidentielle assez bizarre, élue à la minorité, et une réaction aux événements terribles du 11 septembre qui tient plus de la vengeance que de la justice ?
R - Partons du point de départ, le 11 septembre. C'est un immense traumatisme pour les Américains et pour les responsables de ce pays. Ils découvrent leur vulnérabilité alors même qu'ils disposent de la plus grande armée du monde, de moyens militaires immenses. Ils sont touchés sur leur territoire et ils découvrent que, face à l'asymétrie de la puissance, il est extrêmement difficile de faire face. Cette asymétrie donne un poids marginal mais très efficace à des organisations équipées à la fois de cutters et peut-être d'armement chimique.
Il y a là une capacité à agir qui est au-delà des défenses traditionnelles, conventionnelles ou même du jeu de la dissuasion, qui échappe aux règles normales et classiques du jeu international. Il faut donc se mobiliser et évidemment, les Américains peuvent être tentés, pour assurer leur sécurité, de prendre les devants. Et c'est tout le sens de ce concept que l'on voit émerger, de frappes préventives, de diplomatie préventive au-delà même du concept traditionnel de la diplomatie et de la vie internationale qui est celui de la légitime défense et qui prévoit que l'on ne réponde que si l'on est attaqué.
Vous vous souviendrez que c'est le président Chirac qui le premier a saisi les Nations unies pour faire voter une résolution après le 11 septembre marquant le droit américain à la légitime défense. Il y a là une prise en compte à la fois psychologique et politique extrêmement importante et dans nos relations avec les Américains, nous voulons faire valoir que pour qu'une action soit efficace, il faut qu'elle soit légitime, qu'elle fasse l'objet d'une concertation, d'où le rôle du Conseil de sécurité. Il est important qu'il prenne en compte les peuples du monde, les Etats du monde les plus concernés si l'on veut que les décisions, les actions menées ne reviennent pas en boomerang et n'aggravent beaucoup plus les choses. Que le remède soit en quelque sorte plus grave que le mal.
Q - Je suis photographe reporter et je reviens d'un voyage en Egypte. Je peux vous dire que l'opinion publique là-bas est très loin de ce que l'on pense ici en Occident. Ils ne comprennent absolument pas le comportement des Etats-Unis, encore moins le soutien des pays occidentaux, on parle de guerre avec Israël et ils sont totalement désarçonnés par la situation du Proche-Orient. Il serait en effet très dangereux de ne pas prendre en compte la situation entre Israël et les Palestiniens pour résoudre le problème de l'Iraq. Il y a un décalage énorme entre ce que dit M. Moubarak et ce que pense l'homme de la rue en Egypte.
R - Nous devons prendre ce risque d'incompréhension de la façon la plus forte. Il ne faut pas que des décisions prises en haut avivent les incompréhensions, créent des fossés, créent des fractures. Nous avons besoin que les peuples du monde et en particulier que les pays arabes comprennent. Quel est l'intérêt de cette communauté mondiale que nous formons ? Le travail d'association, de pédagogie, de consultations et de concertation est évidemment tout à fait essentiel et pour cela, le processus légitime qui est celui du Conseil de sécurité peut constituer le moyen qui permet à chacun de prendre ses responsabilités et en même temps de bien montrer que ces décisions ne sont pas celles d'un pays, sous le coup d'une impulsion mais qu'elles relèvent d'un travail réfléchi de la communauté internationale, ayant évalué les risques, précisé les menaces et qu'à partir de là, elle tire les conclusions qui s'imposent.
Je crois que cette action, cette responsabilité du Conseil de sécurité est tout à fait indispensable dans ce monde à la fois incertain et imprévisible qui est le nôtre.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 septembre 2002)