Déclaration de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, lors de la conférence de presse conjointe avec MM. Igor Ivanov, ministre russe des affaires étrangères, et Joschka Fischer, ministre allemand des affaires étrangères, sur les propositions du memorandum tripartite (franco-germano-russe) pour un désarmement pacifique de l'Irak et le règlement de la question israélo-palestinienne, Paris le 5 mars 2003.

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Circonstance : Réunion de travail tripartite entre les ministres des affaires étrangères de Russie, d'Allemagne et de France sur le dossier de l'Irak à Paris le 5 mars 2003

Texte intégral

J'ai été très heureux de recevoir aujourd'hui à Paris mes collègues Igor Ivanov et Joschka Fischer. Nous avons souhaité organiser cette réunion de travail pour faire le point sur le dossier de l'Iraq à la veille d'échéances importantes, à commencer par la réunion du Conseil de sécurité, qui se tiendra comme vous le savez au niveau ministériel vendredi prochain à New York, et nous serons présents tous les trois. Nous nous sommes mis d'accord, au terme de notre réunion de travail, sur une déclaration à trois, que je vais vous lire. (Lecture de la déclaration commune ussie-Allemagne-France)
Je voudrais insister sur le fait qu'il y a une perspective politique au Moyen-Orient - nous en avons convenu tous les trois -, il y a une perspective politique et pacifique. Une solution est possible par la paix. Le désarmement de l'Iraq aura des conséquences sur la nature même du régime iraquien. Au-delà, après les élections israéliennes, il faut revigorer le processus de paix israélo-palestinien et rouvrir une perspective politique pour l'ensemble de la région. Au contraire, la guerre renforcerait la division, la rupture, la haine et l'intolérance. Unis, nous pouvons parvenir à la paix.
Enfin, je voudrais saisir cette occasion pour vous dire en notre nom à tous les trois - nous avons appris il y a quelques minutes la terrible nouvelle de l'attentat de Haïfa qui a coûté la vie à au moins dix personnes et en a blessé une dizaine d'autres - que nous condamnons avec la plus grande vigueur cet acte de barbarie. Le terrorisme est inacceptable. Les Israéliens ont droit à la sécurité. En leur déniant ce droit, les extrémistes ne font qu'éloigner la perspective d'une solution juste à ce conflit. Aux familles des victimes, au peuple et au gouvernement israélien, nous souhaitons dire toute notre tristesse et notre sympathie. Nous appelons l'ensemble des parties à la retenue. Tout doit être mis en oeuvre pour faire cesser les violences et rétablir une perspective politique.
Nous sommes à votre disposition, les uns et les autres, pour répondre à vos questions.

Q - Monsieur le Ministre, vous venez de prononcer deux phrases qui me semblent assez importantes. Vous avez dit d'abord "les inspections ne peuvent se poursuivre indéfiniment", cela veut-il dire qu'il y a une date butoir ? Et deuxièmement, vous avez dit "en tant que membres permanents du Conseil de Sécurité, nous prendrons toutes nos responsabilités", qu'est-ce que cela veut dire ?
R - Sur votre première remarque "les inspections ne peuvent se poursuivre indéfiniment", c'est le texte exact de la déclaration européenne des chefs d'Etat et de gouvernement du Conseil extraordinaire de Bruxelles du 17 février. Donc vous voyez que de ce point de vue, c'est la position constante de notre pays, de nos pays. Et nous souhaitons affirmer clairement notre souci d'aboutir vite à un règlement par le désarmement pacifique de l'Iraq, à un règlement de cette crise iraquienne. Je crois que c'est la position constante de la Russie et de l'Allemagne.
En ce qui concerne notre position en tant que membre permanent, nous avons toujours indiqué, pour ce qui est de la France, que nous prendrions toutes nos responsabilités, et je viens de le réaffirmer dans cette déclaration, nous ne placerons pas la charge du fardeau sur les autres Etats du Conseil de sécurité, nous avons des prérogatives particulières en tant que membre permanent et nous les assumerons pleinement.
Q - Monsieur le Ministre, votre homologue Colin Powell, hier, a dit que les Américains sont prêts à partir en guerre avec ou sans l'aval de l'ONU. Est-ce que votre initiative n'est pas trop tardive ?
R - Mes collègues vous donneront leur appréciation. Mon sentiment personnel, c'est qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire et que, quand il s'agit de la guerre et de la paix, il faut y réfléchir longuement. Notre conviction, c'est que la paix, encore, peut l'emporter, d'autant plus que - nous l'avons dit dans notre déclaration commune - le désarmement en Iraq progresse, le travail des inspections progresse. Or, ce qui nous réunit, c'est bien cette résolution 1441, qui fait le choix des inspections, qui dit que c'est sur rapport des inspecteurs que le Conseil de sécurité évalue la situation. Nous nous retrouverons vendredi pour écouter M. Blix et M. El Baradeï. C'est une étape importante et nous considérons que la pierre d'angle, le véritable juge arbitre dans cette affaire, ce sont bien les inspecteurs qui sont l'oeil et la main du Conseil de sécurité.
Q - Si les Américains demandent le vote d'une résolution appelant à recourir à la force, est-ce que vous êtes prêts à utiliser votre droit de veto. La Russie l'a déjà dit, est-ce que la France est prête à suivre la Russie ?
R - En ce qui concerne la France, je l'ai dit de la façon je crois la plus limpide dans la déclaration que nous avons adoptée, nous prendrons toutes nos responsabilités, c'est dire que nous sommes totalement sur la même ligne que la Russie.
Q - Quelle est la différence entre "accélérer le processus d'inspection" et un ultimatum ? Les 120 jours sont encore valables, ou est-ce ouvert ? Parce que si vous maintenez les 120 jours, c'est presque toute l'année qui sera incertaine pour l'économie mondiale.
R - Si l'on doit parler d'incertitude, je l'avais dit au Conseil de sécurité lors de la réunion du 14 février, il n'est pas sûr que le raccourci militaire soit plus court que le travail par le biais des inspections. Si l'on mesure cela en termes d'incertitude, d'instabilité, quel type de conséquences aurait une intervention militaire sur le terrorisme, sur la division, sur la montée de l'intolérance entre les différentes parties du monde ? Je crois qu'on peut discuter de cet aspect et la conviction de la France, c'est qu'en tout état de cause, la guerre introduirait des paramètres d'incertitude et d'instabilité beaucoup plus grands que le choix déterminé d'un très grand sang froid, maintenu dans le travail du désarmement par un biais pacifique, c'est-à-dire avec les inspecteurs. Notre conviction est donc qu'il y a là bien un objectif très clair pour la communauté internationale, c'est la priorité à accorder au désarmement pacifique de l'Iraq. De ce point de vue, il y a une très grande différence avec la notion d'ultimatum, puisque la résolution 1441 ne prévoit pas de délai, de date butoir ; elle prévoit des rendez-vous très clairs avec les inspecteurs qui font rapport devant le Conseil de sécurité, qui évalue la situation. Nous considérons qu'il y a là une pression très forte qui est mise sur l'Iraq par ces rendez-vous réguliers, comme celui que nous aurons vendredi. Nous estimons qu'il appartient - et nous allons le solliciter - qu'il appartient aux inspecteurs de nous préciser exactement quel est le calendrier le plus utile et le plus rapide pour eux. Et nous sommes prêts bien évidemment à les suivre dans la définition de ce calendrier, mais à deux conditions : qu'il n'y ait pas d'ultimatum, puisque ce n'est pas dans l'esprit de la résolution 1441 ; et que par ailleurs, il n'y ait pas de recours automatique à la force.
Q - Dans votre déclaration commune, vous n'avez pas utilisé l'expression : l'éventualité d'une guerre comme "ultime recours". Peut-on considérer que cette éventualité est exclue aujourd'hui ?
R - La position de la France est constante à cet égard, c'est que la force ne peut être qu'un dernier recours. Nous n'avons cessé de le dire et nous maintenons cette ligne française.
Q - Monsieur le Ministre, vous venez de lier le règlement du problème israélo-palestinien à la situation actuelle. Cela veut-il dire qu'en cas de guerre contre l'Iraq, ce règlement n'est plus possible selon la Feuille de route ? Vous avez aussi mentionné un acte de terrorisme, cela ne prouve-t-il pas que c'est la situation actuelle qui mène aux actes de ce type ?
R - La conviction de la France, et vous me permettrez de parler au nom de la France, c'est qu'une guerre ne pourrait qu'accroître les tensions, aiguiser les frustrations, accroître le sentiment d'injustice, et donc le risque de terrorisme, le risque de violence. En tout état de cause, la recherche d'une solution de paix au Proche-Orient ne s'en trouverait certainement pas facilitée.
Q - Monsieur le Ministre, je voulais vous demander de revenir sur une phrase que vous avez prononcée dans votre déclaration liminaire : "le désarmement de l'Iraq aura des conséquences sur la nature même du régime iraquien". Pouvez-vous nous indiquer quelles sont ces conséquences que vous pronostiquez pour le régime de Saddam Hussein s'il acceptait de faire ce que vous lui demandez de faire ?
R - Notre conviction - nous en avons parlé au déjeuner, et je vous rappelle les déclarations américaines qui allaient dans le même sens il y a quelques semaines ou quelques mois -, c'est que bien évidemment, le régime de Saddam Hussein se conformant à l'impératif posé par la communauté internationale de désarmement ne serait pas tout à fait le même que celui que nous avons connu ou que nous connaissons encore aujourd'hui. C'est dire que le fait d'accepter cette contrainte, d'accepter cet objectif du désarmement modifierait vraisemblablement la donne du régime iraquien. Nous voulons croire qu'il y a là une perspective qui pourrait infléchir l'évolution du régime.

Q - Messieurs les Ministres, vous avez fait une déclaration très positive pour le Proche-Orient, surtout, à mon sens en tant que Palestinien, la dernière phrase concernant la Feuille de route. Je ne sais pas si vous avez condamné l'attentat à titre personnel ou au nom des trois, mais s'il est regrettable qu'il y ait des victimes israéliennes, ni vous, ni votre porte-parole, n'avez encore condamné les actes de l'armée israélienne à l'encontre des Palestiniens. La France "regrette" ou utilise des mots trop diplomatiques. Pourquoi condamnez-vous fermement seulement les actes faisant des victimes israéliennes ? Je répète que je condamne bien sûr tous les actes de terrorisme, que ce soit contre les civils qu'ils soient palestiniens ou israéliens.
R - Je suis au regret de vous démentir. La France, en toute circonstance, quelle que soit la nature de ces actes et d'où que ces actes viennent, a condamné le recours au terrorisme. Il n'y a pas de bon ou de mauvais terrorisme pour la France. Nous condamnons toutes les violences d'où qu'elles viennent.
Je reviens un instant à la nature même du régime iraquien. Aucun d'entre nous n'est suspect de complaisance vis-à-vis de ce régime. Nous considérons tous qu'il y a là un régime condamnable, mais nous sommes convaincus que ce régime, dès lors que la communauté internationale est unie, dès lors que la communauté internationale est résolue à tenir bon sur un cap - et nous le voyons aujourd'hui pour le désarmement - nous sommes susceptibles de le faire changer et de le voir évoluer. Nous pouvons le faire pacifiquement dès lors que l'unité de la communauté internationale est maintenue.
Q - Monsieur le Ministre, dans l'éventualité où, face à votre pression conjointe, les Etats-Unis décident de ne pas provoquer le vote d'une seconde résolution au Conseil de sécurité et qu'ils décident d'agir, de passer à l'action militaire sans vote à l'ONU, quelles en seraient les conséquences sur le plan international ?
R - Vous me permettrez de ne pas me lancer dans un débat hypothétique. Ce que je peux vous dire, parce que je sais qu'il y a eu un débat sur cette question - et nous en avons parlé au déjeuner -, mais je laisserai mes collègues donner leur sentiment sur ce sujet, en tout cas c'est très clair pour la France : quoi qu'il arrive et quel que soit le scénario, y compris le scénario d'une intervention militaire unilatérale, pour nous, les Nations unies sont incontournables. Les Nations unies sont l'instance de légitimité de la communauté internationale. Si un pays peut imaginer gagner la guerre seul, nous ne pourrons construire la paix que tous ensemble. Et pour ce faire, nous aurons besoin des Nations unies pour organiser, apporter sa légitimité à l'action de la communauté internationale en Iraq, dans tous les cas de figure.

Q - Ma question s'adresse aux trois ministres. Je voudrais revenir à la déclaration, si vous le permettez, et demander une explication de texte. Lorsque vous dites à propos de l'Iraq que "nous ne laisserons pas passer un projet de résolution qui autoriserait le recours à la force", peut-on considérer que cette phrase sous-entend, bien sûr l'utilisation du veto, mais également une autre possibilité de présenter le mémorandum tripartite comme un projet de résolution au Conseil de sécurité ? C'est ma première question. Allez-vous le faire vendredi ?
Ma deuxième question est également en rapport avec la déclaration. Vous dites "nous sommes à un tournant", vous voulez faire un règlement global pour le Moyen-Orient. Est-ce que vous considérez que le moment est venu de traiter en même temps la question du désarmement de l'Iraq et la question palestinienne au Conseil de sécurité ?
R - Vous me permettrez, avant de donner la parole à mes collègues, de donner deux indications sur votre question. Concernant le premier élément, c'est-à-dire "nous ne laisserons pas passer une deuxième résolution", je crois que les termes employés sont clairs, il n'y aura pas de deuxième résolution ouvrant la voie à l'emploi de la force votée par le Conseil de sécurité. Je pense que c'est assez clair. Sur le deuxième point, c'est-à-dire les perspectives politiques qui sont ouvertes, nos trois pays considèrent que la paix, un désarmement pacifique, sont aujourd'hui le meilleur moyen pour s'atteler à un règlement de l'ensemble des questions du Moyen-Orient. C'est une région fracturée, divisée, de très grande vulnérabilité. Compte tenu de la sensibilité, de la multiplicité des problèmes, il est important d'aborder avec l'attention nécessaire, c'est-à-dire dans une perspective pacifique, les questions de cette région, et d'essayer en même temps de régler toutes les questions. Nous pensons qu'une approche pacifique est susceptible de réduire l'incertitude, qu'il s'agisse du terrorisme, qu'il s'agisse de la prolifération, et vous savez tous que l'action menée en Iraq a une vocation exemplaire pour les nombreuses autres crises de prolifération ouvertes qui sont devant nous. Je pense en particulier, mais pas uniquement, à la Corée du Nord. Nous pensons aussi aux questions de l'intégrisme, aux crises régionales dont le Proche-Orient. Pour l'ensemble de ces crises, nous pensons qu'une approche pacifique est susceptible d'être autrement bénéfique que le recours à la force qui introduirait inévitablement un principe d'instabilité, un principe d'intolérance, un principe de division et d'humiliation qui seraient lourd de conséquences, non seulement pour la région, mais aussi pour l'ensemble du monde. C'est pour cela que nous soutenons tous l'idée d'un monde multipolaire et non d'un monde unipolaire, c'est à dire d'un monde où chacune des grandes régions, chacun des grands Etats, l'ensemble des Etats, peuvent assumer ensemble leurs responsabilités, et les Nations unies en sont le grand symbole.
Q - Monsieur le Ministre, le président américain a déclaré que le renversement de Saddam favorise la formation du gouvernement palestinien. Estimez-vous qu'il y a un lien logique entre le renversement de Saddam et la formation du gouvernement palestinien, ou pensez-vous qu'il s'agisse d'une guerre psychologique pour préparer les opinions de la région ?
R - Il y a une réflexion qui est propre aux Etats-Unis, dans laquelle on veut croire que le désarmement de l'Iraq, un éventuel changement de régime, un remodelage du Moyen-Orient, pourront ouvrir ainsi autant de perspectives. Nous ne partageons pas cette vision. Nous pensons que le risque de guerre, le risque de division, le risque de voir s'aggraver les fractures au sein du Moyen-Orient sont aujourd'hui tels que la guerre introduira un principe d'instabilité, d'incertitude très fort dans cette région, qui fera reculer les chances d'une paix.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mars 2003)