Texte intégral
Messieurs les ministres,
Mes chers collègues,
Madame,
Avec sa silhouette élancée, son élégance rigoureuse, son fin visage qu'adoucissait un accueillant demi sourire, Roland Carraz était un soc qui de son sillon ne déviait pas. Il était d'un même élan républicain et de Gauche. Il avait adhéré au socialisme au temps d'Epinay.
Roland Carraz vivait ce qu'il était. Un homme de projet et de terrain, inflexible sur les principes mais disponible à chacun, un homme issu du peuple, lequel se savait bien représenté par lui. A cette tribune il défendait une certaine idée de la République, de la politique et de la ville. Il ne prêtait pas attention au superficiel. Il ne cherchait pas carrière. Battu de quelques voix en 1993, comme tant d'autres l'avaient été, il n'en avait fait reproche à personne. Victorieux en 1997, il avait retrouvé son siège parmi nous. Amoureux de la démocratie, il n'avait pas attendu cet instant pour savoir que c'est uniquement par un succès dans les urnes, à l'exclusion de toute imprécation, que se corrige une défaite. La politique n'était pas sa profession, mais sa passion.
Sa révolte contre l'injustice, qui était à la base de tout, ne se nourrissait pas de cris inutiles. Elle suivait un itinéraire balisé par les concepts et les réflexions. Elle se transformait en propositions et n'en avait que plus de force le moment venu. L'arme de Roland Carraz était son intelligence. Il était pédagogue. Son militantisme était un état naturel. Où était la source ? Il citait lui-même les principaux affluents.
Ses parents, dont il avait été très tôt orphelin. Chez qui l'on avait pris l'habitude, presque le pli, de servir la SNCF, de père en fils. Cheminot, à la manière d'un ordre républicain. Sa famille comptait beaucoup pour lui, en particulier son épouse qui est aujourd'hui avec nous, et qui lui rappelait que le métier de professeur est le plus beau et le plus prenant. Son parcours personnel, Châlon où il naquit. Fils du peuple, boursier, il avait franchi toutes les étapes de la méritocratie républicaine, s'instruisant sur la musique, le théâtre, la littérature à l'Union intellectuelle et artistique des chemins de fer, passant les aiguillages de la vie à force de volonté, intégrant l'éducation nationale pour devenir élève de Soboul, agrégé d'histoire et docteur ès Révolution de 1789.
Dans les temps difficiles, Marianne ne l'avait pas abandonné. Il en serait donc le serviteur, étymologiquement le ministre. Au tourisme, il plaça son action sous le signe du Front Populaire et des congés payés, conquête des travailleurs qui y avaient, soulignait-il, non seulement trouvé un peu de repos, mais davantage de liberté. Quand je lui proposai, dans le Gouvernement que je conduisis, d'être secrétaire d'Etat à l'enseignement technique et technologique, je savais qu'il serait excellent : il le fut, rénovant les établissements placés sous sa responsabilité, créant les bacs professionnels, anticipant les futures universités technologiques, les besoins de l'économie et les nouvelles techniques. Remboursant une dette qu'il avait très jeune contractée, de l'école il fut à la fois le produit et la marqua par son action : aujourd'hui, plus de 100 000 jeunes chaque année préparent le baccalauréat professionnel. Il rappelait souvent que la République s'enrichit quand elle éduque les citoyens, favorise la promotion sociale et l'égalité des chances, la formation et l'épanouissement de chacun, que l'école doit être dans la cité et au service de tous. Quand il s'en revînt chez lui, ensuite, ceux qu'il croisait étaient fiers de l'action qu'il avait menée - ils pouvaient l'être. Cette âme politique était un homme d'Etat.
Je sais que sa fille, Leïla, dont le prénom dit assez son amour pour elle, pour le Maghreb et l'Orient, dans les yeux de laquelle il guettait les jugements, n'ignore pas qu'entre ses mains elle a, en recueillant les valeurs de son père, le plus précieux des héritages.
Un autre mot caractérisait Roland Carraz : sa fidélité. Outre l'amitié et le sentiment élevé qu'il avait de l'honneur, trois raisons justifiaient ce choix : les idées ne flottent pas dans l'air ; les partis politiques ne sont pas des organismes sans visage ; les élus qui n'ont ni programme, ni appartenance à un mouvement collectif ne sont pas ceux qui remplissent le mieux leur mandat. Notre collègue n'oubliait jamais ce triple axiome. C'est lui qui gouverna sa vie politique et en expliqua les ancrages.
Ancrage dans un terroir, dans des paysages qu'il arpentait, connaissait, respirait, en cette Bourgogne de collines et de rivières où, depuis qu'il était enfant, il aimait pêcher, la pêche qu'il tenait pour un art. Il portait une amitié véritable à ses électeurs de la Côte d'Or et de Dijon, où, en 1981, il battit Robert Poujade, adversaire politique de haute stature et ami de discrètes conversations érudites. Il vouait un grand attachement à ses administrés de Chenôve, ville qu'il sût, pendant 22 ans, gérer et transformer, luttant contre l'insécurité, le mal vivre, le chômage, et pour laquelle il inventa un revenu minimum étudiant, Chenôve qui lui rendit, peu après sa disparition, un hommage magnifique, tout d'émotion et de simplicité, les ingrédients de la vérité.
Sa proximité personnelle et politique avec Jean-Pierre Chevènement était un autre ancrage décisif. Jamais, je crois, ne s'est démenti le soutien réciproque de l'un à l'autre. Au Parti Socialiste, dans ce bocal bouillonnant qu'on appelait le CERES, puis au Mouvement des citoyens, contre la participation de la France à la Guerre du Golfe, contre le Traité de Maastricht et jusque dans le relais qu'il apporta à certaines idées, parfois délicates, de la place Beauvau, Roland Carraz ne s'est jamais départi de son credo républicain, ni d'un compagnonnage fervent sur la route de Belfort. Il poussait l'amitié avec Jean-Pierre Chevènement jusqu'à partager avec lui - je le distinguais de ce fauteuil - certains mouvements du bras ou de la tête et certaines intonations. Ajoutons-y l'esprit d'équipe dont Roland, qui haïssait l'égoïsme, savait faire preuve, avec ses collaborateurs, au sein de son conseil municipal, dans son parti. On comprend sans doute mieux ainsi un parcours qui ne fut pas sans sacrifices ni sans risques.
Enfin et d'abord, son attachement à la Gauche, aux idées de progrès et de mouvement, à la laïcité, à la lutte contre le racisme, son admiration pour Jean Jaurès, Léon Blum et François Mitterrand, élu local du Morvan qu'il " présida " au sein du groupe socialiste du conseil régional de Bourgogne. Dans cette inclination constante, il avait une conscience aiguë que, au-delà des préférences du coeur, l'exigence du rassemblement fait l'efficacité du combat politique et le succès des élections. Roland Carraz était un partisan déterminé de l'Union et il se trouvait bien dans la Gauche plurielle. Il en vivait le quotidien sans embrigadement, dans des relations fraternelles, entretenant un lien d'amitié qu'il avait gardé avec sa famille d'origine, souhaitant aller à la députation avec Michel Etievant, alors suppléant et socialiste.
Mes chers collègues, Roland Carraz est mort à 56 ans, bien avant l'heure, au terme d'un terrible calvaire. Il est mort dignement, regardant dans les yeux celle qui venait l'emporter. Rien n'est jamais juste ou beau dans de pareilles circonstances, mais la force, l'honnêteté qu'il avait continuellement incarnées dans sa vie, Roland Carraz, se sachant condamné, pâle, maigre et souffrant, les a rassemblées pour faire une dernière fois reculer l'obscurité devant l'humanité. Ce fut aussi cela, sa droiture. Avec beaucoup d'émotion, devant vous, Madame, et devant lui, notre hémicycle incline son chagrin.
(source http://www.assemblee-nationale.fr, le 27 janvier 2000)