Interview de M. Laurent Fabius, membre du conseil national du PS, à "Europe 1" le 25 mars 2003, sur la guerre en Irak, les manifestations contre cette guerre et la nécessité après la guerre de créer une Europe de la défense unie.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach Depuis la guerre d'Irak, où est passé le PS ? Dans les tranchées, dans les sables ?
- "Le PS est dans les manifestations contre la guerre en Irak et il est aussi au soutien de la position de la France qui est une position juste."
Est-ce que les manifestations ne sont pas en train de remplacer une vraie politique ? Est-ce que ce n'est pas le signe d'une absence d'alternative politique ?
- "Je ne pense pas. Je pense que l'opinion publique nationale et internationale jouent, cette fois-ci, un rôle très important, y compris d'ailleurs auprès du Président Bush. C'est un homme qui doit aussi tenir compte de ce qu'est l'opinion publique. Donc, le fait qu'en France mais aussi à travers le monde, il y ait des millions de gens qui disent "non" à cette guerre, je pense que c'est important. C'est le rôle, en particulier, du PS d'être présent dans ces manifestations, où bizarrement, d'ailleurs, la droite parlementaire est absente."
Il y a une grande manifestation à Paris cet après-midi, prévu - on va parler de l'Irak mais en même temps de la réaction populaire et parfois politique, organisée - de l'Odéon à la Concorde. On va sans doute fustiger, comme on l'a fait samedi dernier, Bush, Blair et Sharon. Est-ce que l'on peut ne pas oublier S. Hussein ?
- "Bien sûr que non, il faut commencer par dire, à l'évidence, que S. Hussein est un dictateur épouvantable et que que tout le monde souhaiterait qu'il s'en aille. Mais la question qui était posée, là, à travers toutes les décisions de l'ONU, qui, finalement, n'ont pas été respectées, c'est est-ce que pour désarmer, il faut d'abord jouer, si je puis dire, le rôle des inspecteurs, avec en plus la menace de la force ou est-ce qu'il faut passer directement à l'expédition militaire ? Ce qui est en train de se passer montre que toute guerre tue, ce que l'on avait peut-être un peu oublié. Il n'y a pas de guerre propre. La seule guerre propre, c'est la guerre que l'on ne mène pas. Donc, il ne faut pas faire de S. Hussein un héros, c'est un dictateur abominable. Mais on n'a pas décidé au plan international de mener la guerre contre tous les dictateurs. Donc, il faut à la fois continuer à dire que ce régime est un régime horrible et que l'on sera très heureux lorsqu'on en sera débarrassé mais que là, la guerre est une guerre qui tue, qui risque d'être un guerre sale, parce que quand ils vont arriver à Bagdad, il risque d'y avoir d'un côté un tapis de bombes et de l'autre une guerre sale. C'est une guerre, qui malheureusement, ne réglera pas les problèmes là-bas."
Une dernière chose sur les manifestations : la semaine dernière, des militants d'extrême gauche et des militants pro-palestiniens ont pris à partie de jeunes Juifs favorables à la paix. Qui peut stopper cet antisémitisme primaire et galopant ? Qui et comment ?
- "D'abord, soyons clair : il est absolument inacceptable que dans une manifestation pour la paix et contre cette guerre, dans cette manifestation qui doit être par définition la manifestation de la tolérance, certains groupes, au nom d'idées extrémistes et souvent condamnables, il est inadmissible que ces groupes s'en prennent à d'autres groupes. Là, ce sont des Juifs de gauche qui manifestaient pour la paix mais cela pourrait être d'autres communautés. Donc, c'est inacceptable ! Comment faire ? Il faut que les organisateurs de la manifestation, en particulier les grandes formations politiques, s'organisent pour que ce type de comportement ne soit pas accepté dans ces manifestations, sinon il les dénature."
Les combat se poursuivent Nassiriya ; les Marines viennent de franchir l'Euphrate, c'est dire que la bataille de Bagdad approche. La guerre des villes voulues par S. Hussein est en train de s'engager ou va s'engager avec une résistance inattendue et peu de défection du côté irakien. Est-ce qu'il y a chez vous aussi une forme d'inquiétude ?
- "Evidemment, il y a une inquiétude énorme. Vous dites "forme inattendue", je pense qu'il a été commis une erreur absolument massive, c'est que l'on a confondu la précédente guerre qui se déroulait au Koweït, qui est un territoire qui n'était pas l'Irak, avec la guerre en Irak. En Irak, les Irakiens, même si j'imagine que la grande majorité d'entre eux sont contre S. Hussein, défendent leur patrie. J'ajoute que l'idée d'une espèce de jeu vidéo, que l'on puisse faire la guerre sans qu'il y ait des morts..."
Ce n'est plus du virtuel !
- "Hier, j'étais dans une école, dans ma circonscription, à Grand-Couronne, en Normandie, dans une classe de CM2 et j'ai laissé les gamins parler. Ils parlaient de l'Irak en décrivant ce qu'ils voyaient , ce qu'il sentaient comme un jeu de console vidéo."
Avec quel type de héros ?
- "Avec un anti-héros qui était Bush et pas encore un héros mais un personnage emblématique qui, à chaque fois qu'il tombe, se relève, qui était S. Hussein. Donc, c'est une banalité de le dire mais c'est une guerre au moins autant médiatique, avec des mensonges de part et d'autre, qu'une guerre réelle. En tout cas, je pense que quand on va arriver vers Bagdad, les choses vont devenir extraordinairement difficiles - sauf si S. Hussein est tué -, très meurtrières parce que les Américains ont choisi de ne pas frapper les civils. Très bien. Mais en même temps, les Irakiens qui ont anticipé cela et qui comprennent cela, mêlent leurs troupes - souvent d'ailleurs en civil -, aux civils. Donc, on risque d'avoir d'un côté la réaction américaine d'envoyer un tapis de bombes sur Bagdad et de l'autre, la question immense de l'utilisation des armes sales par S. Hussein."
Pendant que vous parlez, les informations arrivent : les Marines sont en train de livrer des combats de rue à Nassiriya. Et cela sera probablement la même chose à Bagdad. Les Américains ont connu un échec diplomatique aux Nations unies ; quand ils auront obtenu douloureusement une certaine victoire militaire, est-ce qu'il s'agira aussi d'un succès politique symbolique pour le XXIème siècle ?
- "Non, absolument pas. Parce qu'une victoire pour quoi ? Les stratèges peuvent préparer militairement les guerres, mais c'est aux politiques de préparer les conditions d'une paix durable. Que vont faire les Américains ? Installer un général américain pour gouverner l'Irak ? Il semble que ce soit tellement absurde comme idée qu'ils y renoncent. Mais si c'est un autre régime, est-ce qu'il sera meilleur que celui de S. Hussein ? Que va-t-il se passer dans le conflit israélo-palestinien, qui alors là, pour le coup, est la mère de toutes les batailles ? Donc, en violant la légalité internationale, puisque c'est de ce dont il s'agit, et en s'engageant dans ces conditions, je ne vois pas en quoi les Américains vont déboucher sur une solution positive."
La France n'est pas aux côtés de ses alliés traditionnels, les Anglais et les Américains. La France n'est pas en guerre. Est-ce que pour aujourd'hui et pour demain, vous lui donnez raison ?
- "Je lui donne tout à fait raison pour aujourd'hui. Nous avons soutenu la position de la France, qui est d'ailleurs celle que nous avions dès le début proposée. Je ne vais me citer moi-même mais je crois avoir été le premier dans un papier du Monde, à demander que l'on aille jusqu'au bout et que l'on puisse, le cas échéant, utiliser le veto. Mais la question qui est posée maintenant est "que faut-il faire pour demain" ? Il faut évidemment, d'abord, chercher à être utile dans l'après-guerre en proposant une solution par l'ONU pour la reconstruction de l'Irak et un plan pour la paix au Proche-Orient.."
Vous dites "après-guerre". Aujourd'hui, à ce stade, vous ne dites pas qu'il faut chercher à stopper la guerre, avec tel ou tel médiateur, l'ONU, la France... On la laisse se dérouler et aller le plus vite possible ?
- "Nous demandons bien sûr que la guerre cesse rapidement et qu'elle soit la moins meurtrière possible. Il est illusoire de penser que sur la base de notre seule demande, Bush et les Anglais vont arrêter. Il faut donc déjà préparer l'après-guerre sur le plan de la reconstruction et de la paix au Proche-Orient. Il faut - c'est la grande leçon que nous, Européens, nous devons tirer - créer une Europe de la défense unie. Parce qu'on a dit le droit, nous les Européens, et singulièrement les Français, pendant la préparation de cette malheureuse intervention, et on l'a dit très bien. Mais le droit qui n'est pas appuyé par la force ne signifie rien. Or nous n'avons, nous seuls Français, pas la possibilité d'agir. Il faut donc de même que l'on a créé dans un autre domaine l'Europe politique, on a fait l'Europe économique, maintenant c'est l'Europe sociale et l'Europe de la défense unie. C'est la grande tâche de notre génération. Maintenant ! Il faut commencer rapidement ! Et puis, il faudra aussi reconstruire les relations avec les Etats-Unis pour qu'ils comprennent que l'alliance est nécessaire mais l'alliance, ce n'est pas alignement."
Je vois avec quelle énergie vous défendez aujourd'hui l'idée d'une défense européenne.
- "Je pense que c'est la prochaine grande étape."
Cela veut dire aussi avec des efforts financiers pour la défense, à l'intérieur de chacun des Etats, donc, nous aussi ?
- "Bien sûr, il faut à la fois des efforts financiers, des efforts diplomatiques. Il faut proposer cela d'abord aux Allemands, parce que le couple franco-allemand, c'est quand même la base de tout ; les Belges semblent aussi l'accepter et il faudra aussi demander à la Grande-Bretagne - même si aujourd'hui, cela me parait difficile -, si elle accepte cette construction de l'Europe de la défense unie. En tout cas, pour moi, je fixe cela comme notre prochain grand objectif."
Il y a une réunion le 20 avril entre la France, la Belgique et l'Allemagne - proposée par la Belgique. J'aurais voulu parler de France Télécom : c'est bien ce qu'est en train de faire T. Breton ?
- "Oui, je pense que ça va dans le bon sens."
On n'a pas le temps de parler du Congrès du PS car il y a la guerre en Irak...
- "Il faut, puisque vous l'évoquez, que le congrès du PS, au lieu de se dérouler sur des enjeux internes qui apparaîtraient nombrilistes pour les Français, se hisse à la hauteur des grands enjeux dont, évidemment, aujourd'hui, la fin de la guerre en Irak, espérons-le, et la paix."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 26 mars 2003)