Interview de M. José Bové, porte-parole de la Confédération paysanne, à Europe 1 le 2 septembre 2003, sur sa place au sein des mouvements d'opposition à l'OMC et l'accord sur l'accès des pays pauvres aux médicaments génériques.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Arlette Chabot .- "Un seul être vous manque", vous connaissez la suite... Vous n'irez donc pas à Cancun. En votre absence est-ce que le mouvement altermondialiste sera désemparé à la réunion de l'Organisation mondiale du commerce au Mexique ?
José Bové .- "Je pense qu'il y aura énormément de monde, l'ensemble des mouvements, des ONG, des organisations syndicales seront présentes au contre-sommet, pour faire pression sur les négociateurs. Donc bien sûr, je n'y serai pas, je le regrette parce que ça fait deux ans que nous préparons ce rendez-vous, depuis le dernier rendez-vous de l'OMC à Doha. Malgré tout, la mobilisation se fera aussi en France, en même temps qu'elle se fera ailleurs dans le monde."
Selon vous, c'est une décision politique qu'a prise la justice, en refusant de vous donner la possibilité de partir pour le Mexique ?
- "Il est très clair que M. Perben avait donné instruction à son procureur pour voter contre le fait que je puisse aller à Cancun. Aujourd'hui, les conséquences de la décision de justice sont, de manière très claire, politiques. On se demande aujourd'hui si le Gouvernement, si le président de la République, M. Chirac, en fait a peur que des syndicalistes se déplacent à Cancun pour voir comment la France se conduit. Ce que nous craignons, c'est que la France va absolument aller dans le même sens que la Commission européenne et donc va aller vers l'abandon de la protection de l'agriculture."
Vous organisez une manifestation à Paris samedi. Cela veut dire que vous allez transformer les jardins du Luxembourg en Larzac ?
- "Après la réussite de Larzac 2003, près de 300.000 personnes sur le plateau cet été, nous avons décidé avec l'ensemble des organisations syndicales et des mouvements citoyens, d'appeler les Parisiens à se mobiliser contre la marchandisation de la planète, effectivement samedi après-midi à 15h00, aux jardins du Luxembourg, pour un grand défilé dans les rues de Paris. Ce doit être un peu le coup d'envoi d'une mobilisation qui va durer jusqu'à la fin du sommet de l'OMC. Et la veille du sommet de l'OMC, le 9, comme je ne peux pas moi-même aller à Cancun, j'irai dans le village qui se rapproche le plus de Cancun en France, qui s'appelle Cancon - donc il n'y a qu'une lettre de différence, et c'est dans le Lot-et-Garonne - pour un grand meeting."
Voilà, c'est plus près et le voyage coûte moins cher ! Est-ce que le Gouvernement a peur de vous ? Est-ce qu'il a peur de vous depuis le rassemblement du Larzac, qui s'est transformé en une espèce de mobilisation contre le Gouvernement, avec un J. Bové leader d'une gauche rassemblée ?
- "En tout cas, ce qui est sûr, c'est que beaucoup d'observateurs ont été surpris par l'ampleur du rassemblement du Larzac. Ce qui est évident, c'est que ce rassemblement à la fois réunit les gens qui s'opposent à la marchandisation de la planète, à la régulation de l'OMC, mais en même temps, ce rassemblement a catalysé tous les mécontentements sur la question de la Sécurité sociale, de l'enseignement, les intermittents, donc, en bref, la politique libérale de M. Raffarin. C'est vrai qu'aujourd'hui, les gens comprennent qu'il y a une cohérence à la fois dans le projet de l'OMC et la politique libérale du Gouvernement. C'est pour cela que je m'étais exprimé en disant que l'automne pouvait être brûlant. Ce n'était pas un souhait, ce n'était pas une revendication, je ne mettais pas en avant ; je faisais un constat qu'énormément de choses s'étaient déroulées dans le printemps et qu'en fait, les gens étaient insatisfaits. Et on le voit d'ailleurs depuis quelques jours, les insatisfactions continuent à monter."
En même temps, le porte-parole du gouvernement, J.-F. Copé, disait hier : "Ce n'est quand même pas J. Bové qui va donner le ton de la rentrée sociale" !
- "Je ne donne pas un ton de rentrée sociale. Si aujourd'hui les gens se mobilisent, les enseignants ont déjà annoncé un certain nombre de rassemblements, de mobilisations, d'autres secteurs sont en train aussi de se mobiliser, les intermittents seront à nouveau dans la rue jeudi, il y a une marche interprofessionnelle qui est partie justement pied du Larzac et qui va arriver le 6 septembre, qui est passée par Aurillac. Aujourd'hui, on sent bien qu'il y a un vrai mécontentement et que les réponses de M. Raffarin ne sont pas satisfaisantes. Donc sur la question de la Sécurité sociale, il y a une très grande inquiétude, et sur la question de l'école, on voit bien hier que M. Ferry n'a absolument rien réglé."
Vous parlez un peu comme un leader de la gauche, là, quand on vous écoute ! On est loin de la défense du Roquefort ! On a fait du chemin !
- "Ecoutez, je crois que nous sommes syndicalistes. Comme le disait déjà Bernard Lambert il y a 30 ans, les paysans sont rentrés dans le mouvement social à part entière, ne sont pas en dehors. Je pense qu'aujourd'hui, il y a des jonctions qui se font entre les syndicats de salariés, d'enseignants, et des organisations syndicales paysannes. C'est quelque chose de tout à fait salutaire parce que, sur la question de la protection sociale, nous sommes tous concernés ; de la même manière tous les citoyens sont concernés sur l'alimentation et la question de l'agriculture n'est pas qu'une affaire de paysans, puisque chacun est consommateur."
Certains vous présentent aujourd'hui comme l'extrême gauche des champs, face à l'extrême gauche des villes - et on l'a compris, ça vise la LCR, O. Besancenot ou A. Laguiller -, une extrême gauche qui veut tout détruire pour ne rien assumer."
- "Je crois que les choses ont été claires. Justement, le rassemblement de cet été sur Larzac l'a montré, ce n'était pas l'extrême gauche qui était réunie, mais la société civile des mouvements citoyens. Je me suis exprimé de manière toujours très claire sur la question du politique : je ne veux absolument aucun mélange des genres et je suis très attentif à l'autonomie du mouvement social par rapport aux politiques et aux risques de récupérations politiques. Alors, il y a des analyses, il y a des propositions. Evidemment, quand on est dans un combat, on conteste un ordre établi. Mais on n'a de légitimité pour le faire qu'à partir du moment où on propose. Et je pense que sur la question des services, sur la question de l'agriculture, de l'ouverture des marchés ou sur la santé, il y a énormément de propositions. Simplement, il suffit de les écouter et pas simplement de les envoyer comme ça d'un revers de main."
Revenons à cette réunion de Cancun de l'Organisation mondiale du commerce. Finalement, elle est quand même utile cette OMC. Quand on voit l'accord qui a été conclu sur l'accès possible pour les pays pauvres à des médicaments moins chers, on se dit que les Etats-Unis auraient continué à s'opposer à cette possibilité s'il n'y avait pas eu l'OMC ?
- "Justement, l'accord sur les médicaments est un très bon exemple de la façon dont l'Organisation mondiale du commerce travaille. On nous fait un grand discours en 2001 à Doha en nous disant que ça y est, la santé va passer avant la logique des brevets sur les médicaments, c'est-à-dire du droit des grands groupes pharmaceutiques ; et puis deux ans après, un accord quelques jours avant le sommet de l'OMC est signé et cet accord en fait est catastrophique et est en fait un faux accord."
Pourquoi ?
- "Parce que cet accord ne permet absolument pas véritablement à un pays du Sud de faire des médicaments génériques, c'est-à-dire à moindre coût, pour les renvoyer dans un autre pays du Sud, donc à faible coût, sans qu'il y ait énormément d'obstacles. En fait, cet accord c'est une multitude d'obstacles administratifs, bureaucratiques, qui vont empêcher la libre circulation de ces produits génériques."
Oui, mais pourquoi des pays qui sont défavorisés ou pauvres ont signé cet accord ? Ils ne sont pas idiots quand même !
- "Les observateurs qui étaient présents à Genève pour cette réunion, se sont rendus compte qu'ils n'avaient pas véritablement le choix : on leur donnait une toute petite ouverture et ils ont pris cette ouverture, ils ont eu peur que s'ils ne signaient pas, il y aurait encore moins d'accords sur l'agriculture aux prochaines réunions de Cancun. Et c'est ça, le grand drame : c'est qu'en fait, à l'OMC, c'est un chantage permanent. Et il n'y a pas que l'OMC. En général, la plupart des pays du Sud sont victimes du Fonds monétaire international et de la Banque Mondiale. Quand ils sont acculés dans des plans de restructuration à l'intérieur de leur économie, ils sont obligés de signer même si cela va contre leurs populations. Mais ce qui est le drame dans l'affaire des médicaments, c'est que même si cet accord a été signé dans de si mauvaises conditions, cela ne va pas suffire à aider les habitants du Sud. Quand on voit que dans un pays comme la Zambie, le budget de la santé est de 1 dollar par habitant et par an Donc il faut un véritable plan et que ramener simplement autour de l'OMC la question de la santé en Afrique en disant, ça y est, tout est réglé, c'est un mensonge. Les pays du Nord sont très hypocrites en cette matière."
Vous nous l'avez dit, à propos de l'agriculture, vous souhaitez qu'il n'y ait pas d'accord, que la France en tout cas bloque - parce que chaque pays a une sorte de droit de veto - tout accord à Cancun ?
- "Il serait important aujourd'hui qu'on ait un véritable moratoire, qu'on remette tout à plat, puisque la situation ne cesse de se dégrader entre le Nord et le Sud et que sur la question de l'agriculture qui concerne la majorité de la population du monde - aujourd'hui 55 % de la population active mondiale, ce sont des paysans -, aujourd'hui, l'ouverture des frontières, l'obligation d'importer, est en train de détruire toutes les agricultures, aussi bien au Sud qu'au Nord. Donc il faut mettre un frein à cette libéralisation des échanges qui est en train de détruire les équilibres. Cela veut dire qu'il faut qu'un pays au moins refuse de signer à Cancun, en disant "je ne signe pas, parce que si je signe le système va continuer". Et donc, je demande au gouvernement français d'avoir le courage d'être ce pays et qu'il puisse à partir de là rentrer dans une dynamique : on met tout à plat et on essaye de fixer des règles pour que, enfin, les droits fondamentaux passent avant la seule logique des marchés."
Cela veut dire que vous ne faites ni confiance aux ministres français qui assisteront à la réunion, ni confiance aux négociateurs européens, notamment P. Lamy et le Commissaire chargé de l'agriculture, pour défendre nos intérêts ?
- "Je suis assez inquiet parce que j'entends un double discours du gouvernement français : d'un côté on nous dit que les accords sont inacceptables et, le lendemain, M. Gaymard signe à Bruxelles. Ensuite, M. Chirac dit "la planète brûle" à Johannesburg, mais le lendemain ne tarit pas d'éloges devant l'OMC... Donc, effectivement il y a une politique à géométrie variable. Quant à P. Lamy, nous savons très bien que lui il négocie dans l'intérêt de l'ouverture des marchés, c'est sa logique, c'est son idéologie. A partir de là, effectivement, je pense qu'il faut mettre un coup d'arrêt et que c'est aux mouvements citoyens, aux organisations syndicales, de se mobiliser."
Donc vous comptez sur les ONG aussi pour faire pression, pour qu'il n'y ait pas d'accord à Cancun ?
- "Fondamentalement, comme à Seattle il y a quatre ans, c'est une mobilisation à la fois des syndicats, des organisations non gouvernementales, mais aussi des pays du Sud. Il y a nécessité qu'il y ait une jonction entre les intérêts de la société civile et les pays les plus pauvres, pour faire échec et pour qu'on obtienne un moratoire."
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement , le 2 septembre 2003)