Interview de M. Alain Juppé, président de l'UMP, à RTL le 19 mars 2003, sur l'avenir des relations entre la France et les Etats-Unis du fait de la crise en Irak.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

R. Elkrief.- Alors que la guerre approche, les relations entre la France et les Etats-Unis se tendent. Est-ce qu'il n'y a pas des questions au sein de l'UMP, est-ce qu'on n'entend pas un peu plus qu'au début de cette crise : "est-ce qu'on est allé trop loin ? Est-ce qu'on n'a pas coalisé les oppositions contre l'Amérique ? Est-ce qu'on n'a pas été plus excessif que la Russie, que la Chine ?" Enfin bref, est-ce que les atlantistes ne s'inquiètent pas, ou plus généralement est-ce qu'il n'y a pas une inquiétude sur l'avenir de ces relations ?
- " L'UMP est une grande formation politique, il est donc normal qu'en son sein il y ait des différences de sensibilités, puisque beaucoup de nos membres viennent de traditions sensiblement différentes. Ce que je peux vous dire, c'est qu'il y a un consensus très fort, pour ne pas dire une unanimité, dans le soutien qui a été apporté à la façon dont J. Chirac, D. de Villepin, l'ensemble de la diplomatie française, ont conduit nos affaires pendant cette crise de l'Irak."
Une unanimité qui a été obtenue parce qu'il n'y a pas non plus eu de débats organisés très fréquemment.
- " Si, si..."
A l'intérieur de l'UMP, à l'intérieur du Gouvernement...
- " Si, si... Ceci n'est pas exact, il y a eu des débats fréquents au sein de l'UMP, nous en avons parlé toutes les semaines pratiquement lors de nos réunions hebdomadaires du bureau du groupe, au sein du parti lui-même, le bureau politique en a débattu plusieurs fois. Il y a eu un débat à l'Assemblée nationale, je me suis exprimé au nom du groupe, et j'ai cru observer que le groupe ne me boudait pas son soutien. J'ai tenu compte des... - comment dire ? - sensibilités des uns et des autres. Mais je le répète, le soutien à l'action de la France a été total, même si certains, je comprends tout à fait cela, s'inquiètent effectivement des conséquences de la situation qui s'est créée, en particulier sur la relation transatlantique, et aussi sur l'avenir de l'Europe bien sûr."
Est-ce que vous ne partagez pas un peu cette inquiétude ? Je voudrais justement vous citer une phrase de votre discours à l'Assemblée nationale, vous avez dit, avant que le président n'intervienne et ne parle de veto : "la diplomatie française a su éviter la maladresse à laquelle certains la poussaient et qui l'aurait à coup sûr isolée : brandir à contretemps son droit de veto". Et dans le même temps, J. Barrot disait : "tout le monde a bien compris que vouloir évoquer l'usage du veto contribue à donner à S. Hussein des arguments, des prétextes pour traîner". Or quelques jours plus tard - donc ça, c'est une position claire -, le Président fait usage du veto. Vous êtes vraiment convaincu que c'était la meilleure solution ?
- "Merci de m'avoir cité très exactement, j'ai dit "utiliser à contretemps la menace du veto". Il y a un temps pour tout effectivement. Je pense que dans une première période, avoir cédé à cette tentation, comme certains l'y poussaient, poussaient le Président de la République - je pense en particulier au Parti socialiste ou à la gauche en général -, aurait été contre-productif et aurait affaibli les positions de la France. Et puis, on est arrivé jusqu'à la date butoir si je puis dire, et le Président de la République a été tout à fait au bout de la logique française. Ce qui me préoccupait dans tout ça, c'était l'isolement de la France. Or, ce n'est pas le cas, nous sommes pas isolés et on peut même dire aujourd'hui que la plus grande partie de la communauté internationale soutient nos positions : le monde arabo-musulman, la Ligue arabe, les pays africains, beaucoup de nos partenaires européens... Au Canada, j'ai entendu, lorsque j'y étais il y a quinze jours, des soutiens sans équivoques aux positions françaises..."
Le Canada qui n'est pas engagé d'ailleurs...
- "...en Amérique latine, le Brésil - ça compte -, le Chili, le Mexique... Bref, on peut dire que la France exprime d'une certaine manière un point de vue très majoritaire. Et si finalement les Etats-Unis, la Grande Bretagne et l'Espagne ont été obligés de ne même pas soumettre leur dernier projet de résolution au Conseil de sécurité, c'est bien la démonstration qu'ils n'avaient pas de majorité... Donc, l'inquiétude que certains avaient pu manifester à un certain moment sur cet isolement de la France, a été balayée par la réalité. Sans parler des opinions publiques, qui, bien sûr, sont très largement - y compris aux Etats-Unis, pratiquement à 50 % - sur l'idée qu'on n'aurait pas dû se passer du feu vert des Nations unies."
Concrètement, comment est-ce qu'on va cicatriser cette "blessure" entre les deux pays ? Je pense à la déclaration de l'ambassadeur de France à l'ONU, qui hier a dit sur CNN : "en cas d'attaque chimique ou biologique, cela changerait la position française". Est-ce que c'est une manière de dire aux Américains qu'on est toujours là ? Est-ce que cela veut dire effectivement que la France s'engagerait s'il y avait une attaque chimique ou biologique ?
- "Il est évident que cela constituerait un fait nouveau par rapport à tout ce que nous savons. J'ai écouté les dernières déclarations de monsieur Blix, ce n'est pas l'hypothèse dans laquelle il se place, puisqu'il considère que cet emploi est tout à fait problématique. Pour revenir à la relation entre la France et les Etats-Unis, j'ai écouté attentivement ce qu'a dit tout à l'heure A. Duhamel, et j'adhère à beaucoup des questions qu'il se pose - on y reviendra peut-être - : comment relégitimer les Nations unies dans la paix ? Comment poser les vraies questions en Europe ? Il va bien falloir les poser d'ici 2004... En revanche, il y a une formule contre laquelle je me démarque un petit peu : "la France contre les Etats-Unis"... C'est pas la France contre les Etats-Unis, parce que les Etats-Unis c'est pas un bloc monolithique.
C'est contre l'administration Bush ?
- "C'est contre un certain gouvernement, et une politique... Ce n'est pas contre le peuple américain, naturellement..."
Ce que disent les Américains, c'est que ce n'est pas contre les Français, c'est contre J. Chirac...
- "J'en prends acte, bien entendu... Donc, d'une certaine manière, même si cela me fait de la peine, ça me rassure, ce n'est pas peuple contre peuple. Il y a une amitié séculaire à laquelle on est tous très attachés. Je voyais hier un député de la Manche qui me rappelait la présence des cimetières américains dans son département, et dans beaucoup de villages de sa circonscription. Donc ça, ce n'est pas en cause. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas se dire les choses lorsqu'on n'est pas d'accord. Nous considérons que les Etats-Unis ont fait une erreur dans la façon dont ils ont conduit cette affaire et nous sommes inquiets sur la vision qu'ils se font du Proche Orient et du rôle qu'ils peuvent y jouer. Et notre devoir d'amis, c'est de le leur dire."
Vous excluez complètement qu'ils soient accueillis en libérateurs à Bagdad ?
- "On verra..."
Franchement ?
- "Je n'en sais rien."
Vous pensez que c'est possible, ou pas du tout ? Et dans ce cas-là, quelle attitude aura-t-on ?
- "Tout est possible. Ce n'est pas ce que je vois pour l'instant sur les écrans de télévision."
Mais vous savez qu'il y a... Vous êtes bien placé, vous connaissez un peu l'Irak, vous avez rencontré plusieurs fois Tarek Aziz comme premier ministre...
- "... A New York."
Oui, mais vous connaissez le régime de S. Hussein.
- "Je l'ai dit vingt-cinq fois, et c'est notre conviction profonde : le régime irakien est un régime de dictature... Non seulement S. Hussein n'a pas notre sympathie, mais il a notre condamnation pleine et entière. Cela dit, on peut aussi imaginer que, face à ce qui sera ressenti peut-être comme une agression extérieure, un peuple se ressoude. Donc là, toutes les hypothèses sont permises. Ce que je souhaite très profondément bien sûr, c'est que cette guerre soit rapide. Et aussi peu - comment dire... - suivie de dommages collatéraux, aussi peu meurtrière que possible... On rêve toujours de tout ça quand on se lance dans la guerre, on dit toujours que la guerre va être rapide, propre et joyeuse. J'espère que ce sera le cas."
"Joyeuse" n'a pas été utilisé tout de même.
- "Oui mais je fais des références... Il y a un certain enthousiasme aujourd'hui, on a l'impression que c'est une sorte de croisade de libération. Je pense que c'est plus compliqué que ça."
Parlons de la France : hier, à votre place, E.-A. Seillière disait qu'il aimerait bien que le Président de la République utilise son talent et son énergie, la même énergie qu'il a utilisée contre la diplomatie américaine pour la mettre en échec, d'une certaine façon, pour faire passer les réformes difficiles en France. En quelque sorte, il disait : après Bush, Blondel ! Ca va être le cas ?
- "Je ne pense pas qu'on aura besoin de résolution du Conseil de sécurité dans ce cas-là... Moi, je ne suis pas du tout aussi - comment dire... - impatient ou inquiet que le président du Medef. Les choses avancent. Je rencontrais encore hier le secrétaire général de la CFDT, monsieur Chérèque, pour parler longuement avec lui de la question des retraites. Je suis confiant sur cette question-là... Je pense que la réforme se fera, et qu'elle se fera très exactement dans les délais annoncés par le Premier ministre, aux alentours...
Ce ne sera pas une réformette ?
- "Certainement pas. Aux alentours du 15 mai, le Gouvernement déposera un projet de loi qui sera débattu avant l'été, et la réforme sera engagée. Hier, le Gouvernement s'est aussi attaqué au problème de l'emploi par des mesures qui sont des mesures de court terme. Il faut aussi une politique à moyen terme. Et ces mesures sont intéressantes, c'est un effort financier supplémentaire vis-à-vis des plus fragiles, avec d'ailleurs une philosophie qui exactement celle que nous avions annoncée : voyez le passage du RMI au RMA... Ca veut dire quoi ? Cela veut dire que nous pensons qu'en même temps qu'une allocation, le Revenu minimum d'insertion, il faut proposer une activité de façon qu'on ait intérêt à retravailler, plutôt qu'à rester dans une situation d'inactivité. C'est un choix de responsabilité et je crois que cela va dans le bon sens."
(Source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 24 mars 2003)