Interviews de M. Dominique Strauss-Kahn, membre du conseil national du PS, à "Europe 1" le 4 avril 2003, sur la guerre en Irak, les relations avec les Etats Unis, et sur les choix du gouvernement notamment sur les emplois-jeunes, les crédits pour la recherche, la CSG .

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Média : Europe 1

Texte intégral


Vous voyez ce qui se passe en Irak et à Bagdad. G. Bush est-il en train de gagner sa guerre contre Saddam et, dans cette phase, faut-il le soutenir ?
- "Ce que je vois sur les images de l'Irak, ce sont aussi les images de cette famille dont tous les membres ont été tués, cette image insoutenable de l'enfant dont l'oeil saigne. La guerre, c'est aussi cela. Maintenant, vous avez raison, la question que vous posez est fondée. Le PS a été contre la guerre parce qu'elle était inutile. Le président de la République avait pris la même position. Jusque là, pas de problème. Mais il faut bien reconnaître que cette action a été un échec, parce que la guerre a eu lieu, malgré nous. Maintenant, évidemment, il faut souhaiter qu'elle soit la plus courte possible, qu'il y ait le moins de victimes possible, et donc, en effet, il faut souhaiter la disparition du tyran S. Hussein et la victoire la plus rapide possible des armées de la coalition."
Ce matin, Le Figaro publie une pétition d'intellectuels. Ils veulent ou ils se veulent pour le peuple irakien aux côtés de M. Bush et Blair. "La liberté des Irakiens dépend de la victoire, disent-ils, des armées anglo-américaines et de la coalition qui les soutient". Est-ce que vous signez, par exemple ?
- "Je crois qu'aujourd'hui nous en sommes là. Je crois qu'il fallait faire autrement pour éviter la guerre. Le président de la République avait raison de vouloir le faire, il n'y est pas parvenu. Je pense qu'on avait d'autres moyens et qu'on pouvait faire d'autres pressions sur les Américains. Maintenant que nous n'avons pas réussi, en effet, la liberté et le rétablissement de la paix là-bas supposent que la victoire des armées anglo-américaines soit rapide. Mais il faut espérer qu'elle soit rapide sans être un véritable carnage. Or, les images que je vois aujourd'hui m'effrayent."
Mais est-ce que vous voulez dire qu'il est temps de se rapprocher des Etats-Unis ?
- "Nous n'aurions jamais dû nous éloigner des Etats-Unis."
Mais comment faire puisqu'ils voulaient cette guerre ?
- "Il fallait s'opposer aux Etats-Unis comme on l'a fait mais je pense qu'on pouvait s'opposer en étant plus proches d'eux, et qu'à ce moment-là, on aurait plus de chance de les convaincre. En se campant dans une position totalement négative, en réalité, on a perdu toute chance de les convaincre et la guerre a lieu."
Et en ce moment, la France est en train de vouloir revenir aux Nations unies qu'on n'aurait pas dû oublier d'un bout à l'autre de cette guerre ?
- "Bien sûr, les Nations unies sont évidemment le plus vite possible l'organe qui doit reprendre la maîtrise de la situation."
Tout en étant à Montpellier, je suppose que vous avez suivi ce qu'a dit hier J.-P. Raffarin à la télévision sur France 3 ?
- "Bien sûr."
"Le pilote, dit-il, se trouve là il doit être : aux commandes". Vous qui avez inventé les "trous d'air", pensez-vous que le pilote Raffarin tient bien les commandes ?
- "J'ai trouvé le personnage assez bonhomme, assez sympathique. Il faut reconnaître qu'il y a de réelles difficultés et que la situation n'est pas facile. Pourtant, j'ai eu l'impression, dans cette émission, qu'on voyait maintenant les limites des messages qui étaient fondés uniquement sur le volontarisme, sur le "je-vais-faire", le "je-vous-promets-que-je-vais-faire". Ce qui est très frappant quand on écoute le Premier ministre, c'est qu'il ne dit pas la vérité. L'homme est sympathique mais la politique qu'il conduit est dangereuse, et sur de nombreux points, on voit bien qu'il ne dit pas la vérité aux Français."
Mais par exemple, quand il répond à la guerre et à ses effets, et à la crise mondiale qui est une évidence et vous en parliez tout à l'heure "la réforme, la réforme, la réforme", c'est peut-être cela la meilleure arme dans la phase d'aujourd'hui ?
- "Mais la meilleure arme, ce n'est pas de dire "la réforme" mais éventuellement de faire les réformes."
La réforme, on la prépare, on fait de la concertation, on négocie. Cela prend du temps.
- "Ce que je vois, c'est que les réformes qui ont été engagées jusqu'à maintenant ne vont pas dans le bon sens. Je l'ai entendu sur la recherche. Il dit - c'est le discours - que c'est stratégique. C'est vrai, mais quelle est la réalité ? La réalité c'est une baisse massive des crédits de recherche : moins 30 % des crédits de recherche. De ce point de vue-là, c'est le déclin de la recherche française, et donc de la France, qui est engagée."
Mais sur trois grandes réformes qu'il annonce et qu'il promet pour 2003 - la réforme de l'assurance maladie, la réforme de l'Etat et même la réforme des retraites - est-ce que vous n'êtes pas soulagé de le voir faire le boulot que vous n'avez pas fait ?
- "J'attends de voir quel boulot il fera. Les deux candidats, L. Jospin et J. Chirac, quand ils étaient candidats ont dit : la réforme des retraites sera faite avant juin 2003. Ils l'ont dit tous les deux. J'attends de voir comment monsieur Raffarin va avancer. Ce que je vois pour le moment, c'est qu'il n'a pas l'intention de négocier sur les retraites avec les partenaires sociaux, ce qu'il devrait faire - s'il veut bien les écouter, éventuellement...."
Mais ils sont dans les réunions matin et soir chez F. Fillon !
- "Mais ce n'est pas de la négociation - c'est d'ailleurs ce que les syndicats réclament - c'est de la discussion. On verra à la sortie. Il est trop tôt pour juger. Il faut faire crédit toujours à un Gouvernement, tant que les mesures ne sont pas véritablement arrêtées. Pour ma part, je crains fort qu'en matière de retraites, finalement, il ne traite qu'une partie du problème, à peu près 20 % du problème, et que le reste soit renvoyé à la prochaine législature. Mais attendons - soyons honnêtes - de savoir exactement ce que sera la réforme."
Au passage, quand je lis votre motion pour le congrès du PS de Dijon, vous rappelez bien sûr que la réforme est nécessaire mais vous ne dites pas vous non plus comment ?
- "Mais attendez ! Nous, on n'est pas véritablement au pouvoir, cela ne vous a pas échappé. En revanche, il y a des axes. J'ai avancé des axes dans les émissions de radio et télévision. Je pense, par exemple, que la pénibilité du travail doit être prise en compte. Je ne vois pas le Gouvernement avancer dans ce sens..."
... Il l'a dit, regardez le texte de F. Fillon.
- "On verra."
Changeons de thème. Que pensez-vous du théorème de Raffarin : "des réformes plus des économies égalent des baisses d'impôts" ?
- "Nous sommes dans une situation budgétaire extrêmement difficile. Je vois bien que le Gouvernement essaye de remettre cela sur la faute du gouvernement précédent."
On voit que vous l'avez entendu : la dette de la France est lourde, J.-P. Raffarin rappelle et vous rappelle que la gauche est partie sans régler la note - c'est lui qui l'a paie !
- "Tout le monde dit toujours cela du prédécesseur ; nous l'avons dit aussi. Quand je suis arrivé au ministère des Finances, c'est parce que le président de la République avait dissous, parce que le déficit budgétaire était insupportable. La question n'est pas celle-là. La question c'est : qu'est-ce qu'on fait quand on arrive, est-ce qu'on modifie les choses ? Quand je suis arrivé au ministère des Finances en 1997, l'audit donnait un déficit explosif. On a corrigé les choses et on a permis à la France de rentrer dans l'euro. Qu'aujourd'hui - enfin, plutôt il y a dix mois, quand le Gouvernement est arrivé - il dise : le Gouvernement précédent nous a laissé les dettes, c'est la tradition qu'il dise cela. Mais qu'est-ce qu'il a fait depuis ? Est-ce qu'il a corrigé ? Non. Le déficit, aujourd'hui, est supérieur à l'audit que lui-même a fait faire au mois de juillet dernier. La réalité c'est ça. Le problème ce n'est pas ce qu'on trouve, le problème c'est ce qu'on fait pour le corriger, et ce que je vois, c'est que le Gouvernement ne fait pas ce qu'il faut. Il met en oeuvre les promesses de J. Chirac sur les baisses d'impôts alors que ce n'est pas ce dont la France a besoin aujourd'hui."
Justement, quand il s'engage à ne pas augmenter la CSG et à continuer de baisser les impôts en 2004, vous dites que ce n'est pas possible ?
- "Je dis d'abord que ça n'est pas vrai, ensuite que ça n'est pas souhaitable. Ce n'est pas vrai, parce que continuer de baisser les impôts en 2004, cela voudrait dire qu'on les a baissés en 2003. On sait que la baisse de l'impôt sur le revenu qu'il avait promise s'est limitée à 1 %. Alors, évidemment, on me dira 1 % ce n'est pas zéro, mais enfin, quand même soyons sérieux ! La deuxième chose, c'est que ce n'est sans doute pas ce qui est souhaitable pour l'économie française aujourd'hui."
Mais quand il demande à l'Etat de mieux se gérer, de faire des économies, ministère par ministère - ce qu'il est en train de faire, ou de faire faire par F. Mer et A. Lambert - est-ce que vous pouvez être contre, vous ?
- "Non, personne n'est contre les économies. Cela dépend sur quoi elles portent. Les principales économies qui ont été faites par le Gouvernement, c'est la recherche, je le disais tout à l'heure. Je crois que c'est mauvais, et c'est de couper dans toute la politique de l'emploi, en supprimant les emplois-jeunes, en diminuant les CES, en supprimant le programme TRACE qui servait aux chômeurs en difficulté. Ce sont 150 000 emplois - entendez-moi bien, 150 000 emplois qui auraient existé, si le Gouvernement avait fait un budget de poursuite de ce qui existait avant. Il a supprimé 150 000 emplois. Le plus grand plan social dans le pays aujourd'hui, c'est celui du gouvernement Raffarin."
C'est vous qui aviez inventé les emplois-jeunes.
- "Mais oui, justement et je continue de penser que c'est une bonne idée."
Mais vous rappelez qu'ils devaient terminer par créer des entreprises et des entreprises. En fait, on a créé des emplois pérennes, des fonctionnaires qui alourdissent la note ?
- "Non. Beaucoup de jeunes qui étaient dans les emplois-jeunes ont été dans le marché du travail dans les entreprises privées ; d'autres en effet ont été embauchés par le secteur public. Cela a sauvé non pas seulement les revenus de ces jeunes, quand ils ont travaillé mais l'avenir de ces jeunes, car cela leur a mis le pied à l'étrier pour avancer. Il fallait poursuivre ce programme. Mais il n'y a pas que les emplois-jeunes. Ce sont 150 000 emplois, 150 000 Français et Françaises qui aujourd'hui auraient un emploi, si au lieu de vouloir satisfaire aux promesses de J. Chirac de baisse de l'impôt sur le revenu, de baisse de l'ISF... C'est formidable la politique fiscale qui est conduite : baisse de l'impôt sur le revenu, en particulier pour les plus riches ; baisse de l'ISF, augmentation du seuil d'imposition des plus-values boursières. Où est-ce qu'on prend l'argent pour faire cela ?"
Alors, cela veut dire qu'on sert qui ?
- "Exactement."
C'est ce que je vous pose comme question...
- "On sert les plus riches et où est-ce qu'on prend l'argent ? Chez les plus pauvres. Parce que dans le même temps, on diminue l'Allocation personnalisée d'autonomie, l'APA, on supprime la CMU aux plus démunis, la Sécurité sociale pour les plus démunis, on n'augmente pas la PPE. Finalement, monsieur Raffarin c'est le Robin des Bois des riches : il va prendre dans la poche des pauvres pour donner aux riches."
Vous voyez ce qu'il vous reste à faire : revenir au pouvoir. Mais mon rôle, c'est de vous rappeler que les souvenirs sont encore chauds chez les Français. En 2000, n'oubliez pas, vous n'aviez pas réformé grand-chose, avec une croissance miracle de 4 % ?
- "Non, la croissance n'était pas un miracle. La croissance française était plus forte que la croissance européenne. Aujourd'hui, nous entrons dans une période où la croissance française sera moins forte que la croissance européenne. Ce n'est pas moi, c'est un président de la République de droite qui disait il y a assez longtemps : "le problème en économie, c'est de faire mieux que ses voisins et pas plus de bêtises que ses voisins". Quand la situation globale va bien, tant mieux ; quand la situation globale va moins bien, tout le monde baisse. Mais le problème c'est baisser moins que les autres. Or, aujourd'hui, la France baisse plus que les autres."
Lundi, monsieur Raffarin ira en Corse avec N. Sarkozy. Il annoncera la première déclinaison de la décentralisation : un nouveau statut pour l'Ile et un référendum en Corse. Etes-vous pour ?
- "J'attends de savoir exactement quel est ce nouveau statut avant de faire un commentaire. Pour le moment, j'ai le sentiment que la politique corse du Gouvernement ne réussit pas très bien. Mais là aussi - c'est une ligne générale chez moi -, je veux attendre de savoir exactement ce que propose le Gouvernement pour le critiquer, de la même manière que j'ai attendu de voir les résultats de sa politique économique pour la critiquer, ce que je commence à faire."
Puis-je terminer avec une remarque ? Il y a peut-être une ressemblance chez vous, l'un et l'autre : c'est la peur et le refus de la montée du racisme et de l'antisémitisme ?
- "Absolument, et je donne crédit, de ce point-là, au gouvernement de monsieur Raffarin de mener une politique dont j'espère qu'elle sera aussi efficace que possible pour combattre ces débordements insupportables et inadmissibles dans la République française, que l'on voit apparaître en matière d'antisémitisme. Ce n'est pas un mythe, l'antisémitisme monte aujourd'hui dans notre pays. Il faut le combattre et je constate que pour le moment, la volonté affichée par le Gouvernement va dans ce sens."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 4 avril 2003)