Déclaration de M. Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, sur les perspectives de reconstruction du Kosovo sur le plan politique et institutionnel dans le cadre du pacte de stabilité notamment la nécessité de réconcilier les peuples, sur l'aide humanitaire apportée aux Balkans et sur le principe de la "coopération décentralisée", Paris le 24 novembre 1999.

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Circonstance : Forum interparlementaire "Les balkans : de la stabilité à la reconstruction", à Paris le 24 novembre 1999

Texte intégral

Messieurs les Présidents,
Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Au terme d'une journée riche d'échanges et de confrontations, je voudrais formuler les quelques enseignements que je tire de vos débats - dont je me suis fait communiquer la teneur - et de mon expérience.
Mais je veux d'abord remercier les organisateurs de ce forum, féliciter tous les participants. Il ne s'agit pas d'une clause de style. C'est à force de rencontres que s'établissent les proximités sans lesquelles les institutions restent sans prise sur les réalités. Je constate d'ailleurs avec satisfaction que les capitales d'Europe, Strasbourg tout récemment, multiplient ces rendez-vous qui permettent de nouer des liens, facilitant notre connaissance, nos reconnaissances mutuelles.
Mes visites sur le terrain, mes entretiens avec les responsables politiques, mes rencontres avec les représentants des institutions internationales, m'ont en effet convaincu qu'il faut conduire l'action avec une double exigence : ne pas se satisfaire de constructions institutionnelles, aussi sophistiquées soient-elles - oserais-je dire : surtout si elles sont sophistiquées - pour régler les problèmes concrets posés aux populations et rester déterminés face aux tâches historiques à accomplir.
1. L'accord du 9 juin, signant la cessation du conflit au Kosovo, nous permettait, il y a tout juste cinq mois en cette même enceinte, à l'initiative de la Commission des Affaires étrangères, d'aborder de nouvelles étapes et de lancer la reconstruction. L'adoption par vingt-sept pays, à Cologne, le 10 juin, du Pacte de stabilité, soulignait la volonté commune de l'Union européenne, et des puissances impliquées, de tisser des liens serrés avec cette Europe des Balkans si brutalisée par l'histoire.
Le Pacte de stabilité s'est vite imposé - vos débats l'ont montré - comme un cadre de référence. Mais l'espoir que je partage avec nombre d'entre vous, va au-delà. C'est ma conviction que tous les pays des Balkans ont vocation à rejoindre à terme l'Union européenne, s'ils le souhaitent (ce que ne remet pas en cause l'attraction américaine sous-jacente à plusieurs interventions lors de vos débats). Il y faudra du temps - une génération peut-être -, des efforts, de la ténacité pour répondre aux critères de l'élargissement. Mais la voie est tracée - là est l'essentiel : celle d'une Europe unie et non plus "veuve d'elle-même" pour reprendre l'expression connue de Milan Kundera.
Ce que l'on appelle de façon déjà convenue l' "européanisation des Balkans" désigne surtout le processus voulu de cet inévitable rapprochement. Car les Balkans sont déjà en Europe; reste à faire coïncider géographie politique et géographie humaine en développant les liens politiques, économiques et culturels.
L'Europe ne saurait être seulement un rassemblement d'Etats et de populations qui n'adhéreraient pas aux principes et institutions communes, aux principes fondateurs de la démocratie. Nous voulons une Europe de citoyens, une Europe de démocraties, pas une Europe de peuples élevés dans la méfiance, voire la haine de leurs voisins.
2. Pour l'heure, au Kosovo, cette haine rôde encore. Nous ne cesserons d'affirmer notre objectif d'un Kosovo multiethnique, multipartite, démocratique. Mais la réalité d'aujourd'hui, comme Bernard Kouchner a pu vous le dire, c'est qu'à la rentrée scolaire, il a fallu séparer les enfants d'origine serbe et ceux d'origine albanaise pour éviter des troubles graves ; c'est que les nuits restent propices à des règlements de comptes ; c'est que les Roms, les Tsiganes et les Serbes sont maltraités ; c'est que l'administration provisoire est confrontée à d'innombrables trafics. Cette tension n'est pas l'apanage du Kosovo, nous la connaissons encore en Bosnie-Herzégovine, nous la soupçonnons en Serbie.
Pour que cela commence à cesser, il faudra d'abord que les Kosovars se voient offrir une perspective politique - que la MINUK n'a pas mandat de dessiner - leur permettant de déterminer leur avenir. Et nous savons qu'une partie de la clé politico-institutionnelle se trouve à Belgrade. Il faudra ensuite que la volonté de réconciliation soit portée non seulement par quelques hommes ou femmes remarquables mais aussi par une immense majorité de la population. Il faudra enfin que l'Europe soutienne sans faillir cette volonté et cet espoir partagés, elle qui sait par son histoire combien il est difficile de réconcilier des peuples dont l'identité et la libération s'affirment par le rejet de l'autre peuple.
3. J'en viens maintenant à une autre réalité des Balkans : l'extrême diversité des pays qui la composent. Qui parcourt l'Europe centrale et orientale ne peut que constater d'importantes différences de mode et de niveau de vie. Si tous sont confrontés à des transitions économiques et sociales liées à l'extinction des régimes communistes, les chemins parcourus par les uns et les autres ne les placent pas à égalité face à l'ouverture vers l'extérieur.
Pour certains, comment va-t-on passer l'hiver ? A Pristina, à Nis, à Belgrade, c'est le retour à la plus dure misère : avoir froid, accoucher dans le froid, réchauffer les enfants. Telles sont les réalités pourtant annoncées et qui nous prennent de court !
Pour d'autres, je pense par exemple à la Roumanie et à la Bulgarie, il faut alléger la bureaucratie, organiser les privatisations, susciter l'émergence d'un secteur entrepreneurial solide. L'aide internationale est toujours nécessaire, mais pour accompagner la marche vers une modernité librement décidée.
Une approche globale sur les Balkans est certes nécessaire. Elle ne signifie pas que nous nous contentons d'une vision réductrice, homogénéisante et donc fausse, des pays concernés. Elle souligne surtout la dimension systémique du développement de la région. Je pense par exemple à la nécessité de rendre à nouveau rapidement navigable le Danube ; je pense aux conséquences néfastes pour le Monténégro de l'embargo international ; je pense à la solidarité entre populations albanophones qui a pesé d'un poids certain dans les toutes récentes élections à Tirana et à Skopje.
4. Un mot encore sur les leçons que je tire, en tant que ministre en charge de l'action humanitaire extérieure, de la crise récente.
Nous devenons plus "savants" sur la gestion des crises, sur la sortie des conflits, sur le télescopage de l'urgence et du moyen terme. Nous prenons la mesure des lourdeurs des procédures, onusiennes ou européennes, de l'approximation des évaluations, des contraintes les plus pragmatiques pour transporter et acheminer, rétablir des circuits financiers, communiquer, remettre en état les réseaux, éclairer et chauffer, abriter.
Et nous voilà mobilisés sur l'urgence humanitaire, à nouveau. Et que dire des déplacés, des réfugiés de Bosnie, combien d'hivers encore dans les camps ?
Mais je ne voudrais pas vous laisser croire que la lucidité conduit à baisser les bras.S'impose, au contraire, une détermination plus forte à changer les choses. D'abord parce que cette détermination habite tous les citoyens du Kosovo ou de Serbie, ou d'ailleurs, qui veulent pour eux et pour leurs enfants, un autre futur. Il y a ici quelques-uns de leurs porte-parole. Qu'ils sachent bien que nous accompagnons leur chemin difficile, leur démarche courageuse.Alors fixons-nous quelques impératifs et quelques objectifs.
- Nous avons confié à l'ONU la mission de rebâtir des institutions et des services administratifs pour conduire à la démocratie les peuples blessés, pour leur donner envie d'être citoyens en Europe, d'être un jour solidaires dans une région pacifiée.
Donnons à ces institutions les moyens de leur mission. La France pour sa part y contribue et y veille, à sa mesure.- Nous avons confié à l'Agence européenne de reconstruction la mission de réparer l'espace économique.
Soyons, en tant que pays membres, vigilants sur les retards, exigeants et responsables. Et faisons en sorte qu'en plus du Kosovo, l'Agence puisse exercer sans entrave son activité dans d'autres régions des Balkans - je pense notamment au Monténégro.
- Et puisque nous avons voulu le Pacte de stabilité, veillons à ce qu'il ne soit pas une occasion de concurrences rhétoriques, mais une enceinte d'apprentissage en commun de l'exigence démocratique, d'une meilleure connaissance entre Européens longtemps séparés, d'une meilleure convergence de nos efforts pour construire un espace de sécurité, de paix et de croissance partagée.
Voilà nos responsabilités : faire que les instruments institutionnels ne se prennent pas pour leur propre fin mais soient au service de la naissance d'une Europe des démocraties.
5. Mais tout cet effort des responsables politiques et des institutions internationales ne peut aboutir sans la transformation des sociétés. Rien ne se fera de durable sans cette trinité qui allie les efforts de la communauté internationale, des responsables des Etats et des sociétés civiles.
"Nous sommes le peuple" répétaient les manifestants de Leipzig dans cet octobre 1989 qui précéda la chute du Mur. Ce peuple-là est le socle de la démocratie.
Mais si le peuple c'est l'ethnie, alors le pire est presque sûr. C'est une vérité commune à tous les continents. Nous voulons permettre à des populations, victimes et opprimées, de devenir des acteurs de société civile, c'est-à-dire des citoyens d'un Etat de droit. Je tire, de mon expérience personnelle, la conviction que c'est par des rencontres entre élus, entre parlementaires, entre régions, entre autorités municipales, de ville à ville, de village à village aussi, que l'expérience des uns se transmet aux autres. Vous le savez, je crois à la force de ce que nous, Français, appelons "la coopération décentralisée". Dès le mois de mai, j'ai invité les partenaires français à se tourner vers les Balkans. Je crois aussi que le modèle français de service public peut inspirer avec profit les transitions de systèmes planifiés vers des économies ouvertes. J'ai plaisir à constater que le Conseil de l'Europe soutient les mêmes démarches. Nous avons à relever le défi de "créer de la société civile" dans des pays privés, par des systèmes autoritaires, du droit à décider.
Je fais appel à vous, Mesdames et Messieurs les parlementaires. Pour avoir été moi-même parlementaire pendant plus de vingt-cinq ans, je sais votre capacité à être ces "passeurs" de principes et de lois, des devoirs et des droits des personnes, à être ces pédagogues de la démocratie, d'une Europe autre, pour la génération à venir, pour des jeunesses qui nous demanderont compte de nos faiblesses.
Voici le message de "diplomatie parlementaire" par lequel je voulais clore cette journée.
Nous savons qu'il nous est demandé modestie, ténacité, continuité et détermination. C'est à notre mesure. C'est le devoir de notre génération. L'Europe a connu trop de guerres. Promettons aux enfants de Belgrade, de Sarajevo et de Pristina la paix par l'Europe, et une Europe en paix./.
(Source : http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 novembre 1999)