Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur la poursuite de la construction européenne et sur les relations Europe - Etats-Unis, Chicago le 15 mai 1998.

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Circonstance : Table ronde à L'Université de Chicago organisée par "The Chicago group on modern France", à Chicago, le 15 mai 1998

Texte intégral

The creation of Europe : A new reality or the illusion of a future
J'aime ce titre : "la création de l'Europe". Il souligne ce qu'il y a de volonté politique dans l'effort de construction européenne, en particulier dans la période qui s'ouvre.
En même temps, il est doublement paradoxal.
Après tout, l'Europe, vous savez ce que c'est. Vous en connaissez sa littérature et sa culture, son histoire et ses tragédies, ses faiblesses et ses grandeurs. Vous le savez d'autant mieux, vous, Américains, que vous avez été à nos côtés, en Europe pour la défense des libertés et de la paix, et que vous l'êtes toujours aujourd'hui, en Bosnie-Herzégovine, par exemple.
Quant à l'Union européenne, elle existe de puis plus de quarante ans, et si elle se laisse peu saisir, probablement parce qu'elle est un peu, pour reprendre les mots de Jacques Delors, l'ancien président de la Commission européenne, un "objet politique non-identifié", vous ne doutez pas de sa réalité. Vous en doutez d'autant moins qu'au cours de ces quarante années, il y a eu des différends entre l'Union et les Etats-Unis. Il y en a encore, je pense aux lois Helms-Burton et d'Amato-Gilman, que nous rejetons, parce que contraires au droit international.
Pourquoi alors parler de "création de l'Europe"? J'ai la conviction pourtant que l'expression est juste. En effet, depuis quelques années, l'Union est confrontée à un double défi : d'un côté, celui de son approfondissement, avec le développement des politiques communes, dont la dernière en date, pour onze pays européens, est le passage à la monnaie unique, d'un autre côté le défi de son élargissement territorial aux pays d'Europe centrale et orientale, issus du bloc communiste. De notre capacité à répondre à ces deux échéances historiques dépend le visage de l'Europe future et sa place dans le monde.
Pour nous, il s'agit d'échéances historiques au sens le plus fort. Historiques et, d'une certaine façon, inédites. La création de la monnaie unique, selon une méthode qui n'a pas de précédent, est probablement l'acte le plus important depuis le début de la construction européenne. Il est aussi, j'en suis convaincu, une étape fondamentale vers une union politique plus étroite entre les Européens. L'élargissement vers une Europe à vingt, vingt-cinq, ou plus, ne constitue rien moins que la tâche, authentiquement inédite, de réaliser l'unité d'un territoire, qui au cours de son histoire a connu les divisions et les guerres, plus souvent que la paix et la prospérité. Ce que nous nous proposons est de construire une Europe unie, puissance économique et politique, mais aussi intellectuelle et culturelle, capable d'affirmer son identité sur la scène internationale.
Pour l'ensemble de ces raisons, il me paraît légitime de dire que la période qui s'ouvre est bien celle de "la création de l'Europe". Mais, ce n'est pas une création ex nihilo, c'est déjà une réalité nouvelle. A l'évidence, l'Europe à venir est en marche et elle incarne un dessein politique propre.

1- L'Europe à venir est en marche.
Première donnée fondamentale : le passage à la monnaie unique. En termes purement monétaires, l'essentiel est fait. La date du 1er janvier prochain aura donc essentiellement une portée juridique, symbolique et pratique. Nous aurons alors trois ans pour concrétiser, pour tous les particuliers, le passage à la monnaie unique. C'est en effet à partir du 1er janvier 2002 que les monnaies de ces onze pays auront totalement disparu pour laisser la place à l'euro, mais dès le 1er janvier prochain, les différentes monnaies nationales ne seront plus que des subdivisions de l'euro.
Bien entendu, les débats ne sont pas clos, y compris dans votre pays. Les universitaires américains continuent de s'interroger sur les incidences économiques et financières de l'euro, sur sa viabilité à long terme.
Le débat sur les incidences économiques de l'euro est donc loin d'être clos sur les deux rives de l'Atlantique. Mais le débat idéologique, quant à lui, est terminé en Europe. Avec onze pays, l'euro est constitué sur une base large. D'autres pays, le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark, qui n'ont pas voulu nous rejoindre aussi tôt, adhéreront à la monnaie unique dans les prochaines années.
C'est une donnée fondamentale pour les Européens : l'euro va créer les conditions d'une croissance saine et durable et s'imposera, plus ou moins rapidement comme une monnaie de réserve à l'échelle internationale. Cette évolution ne pourra que bénéficier au Système monétaire international qui repose, sans doute excessivement, sur le dollar. Le Système monétaire international pourra trouver un réel équilibre, fondé sur les réalités économiques et monétaires enfin mises en concordance.
Ainsi à terme, l'Europe occupera une place plus conforme à son poids démographique et économique. Je n'ai pas de doute que cette évolution devra trouver sa traduction à travers l'affirmation d'un pouvoir politique plus grand.
Deuxième donnée fondamentale : l'élargissement de l'Union européenne. L'Union compte quinze membres, dans quelques années, elle en aura vingt, vingt-cinq ou plus. Si nous sommes, sans réserve et avec enthousiasme, attachés à l'élargissement c'est parce que nous pensons que la responsabilité historique des Européens est de réaliser l'unité du continent.
Je suis convaincu pour ma part que la réconciliation des peuples est le socle sur lequel s'édifie l'Europe à venir. C'est bien parce que les peuples d'Europe ont été, et seront, capables de s'émanciper du poids de leur histoire, sans en effacer les leçons, qu'il est possible de bâtir un futur commun. De ce point de vue la réconciliation franco-allemande demeure exemplaire. Sans elle, rien n'eût été possible en Europe. Rappelons nous aussi que les premières communautés, organisées autour de l'acier et du charbon, de l'énergie atomique et des règles du marché commun, sont inspirées par la volonté de paix. De même, la monnaie unique est à l'origine un projet politique qui vise à renforcer l'unité de l'Europe. La paix et la sécurité ont été, dès l'origine, au coeur du projet européen. Elles le restent, comme valeurs et comme objectifs.
Comme je vous le disais, le processus d'élargissement est lancé. Les négociations d'adhésion ont commencé il y a quelques semaines. Nul ne peut bien sûr prévoir à quelle date cela aboutira, mais une chose est sûre il sera conduit à son terme.
Quels que soient la durée des transitions nécessaires et le coût financier de celles-ci, l'important pour l'Union, pour la France en particulier, était d'afficher une direction, un objectif. C'est désormais chose faite.
Bien entendu, beaucoup reste à faire afin de faire vivre l'Europe à venir : il faut notamment adapter les institutions européennes, réformer les politiques communes, et notamment la politique agricole. Mais au terme de ce double mouvement d'approfondissement et d'élargissement, l'Union européenne pourra mieux exprimer ses intérêts, son modèle, sa culture, ses valeurs, bref son identité dans un monde multipolaire.
2- L'Europe est porteuse d'un dessein politique propre.
Bien entendu, je présume que beaucoup parmi vous continuent d'entretenir des doutes sur la viabilité du projet européen, tel que je viens de le résumer.
Il est vrai qu'il y a, dans le monde, une course à la constitution d'ensembles plus ou moins intégrés, en Amérique du Nord bien sûr (avec l'ALENA mais aussi le projet de zone de libre-échange à la dimension du continent américain), en Asie (avec l'ASEAN), en Amérique latine (avec le Mercosur), en Afrique aussi... C'est un des effets de la globalisation.
Mais le projet européen va bien au-delà de la seule dimension marchande. L'Union européenne ne se réduit pas à une zone de libre-échange améliorée. Elle est un espace de solidarité et de cohésion sociales ouvert sur le monde. Nous voulons bâtir une Europe qui soit forte et parle d'une seule voix, à l'extérieur, et, à l'intérieur, une Europe qui offre un espace de liberté, de sécurité et de bien-être à ses citoyens. L'Europe que nous construisons n'est pas l'uniformisation, sa force est d'être une communauté plurielle et diverse. Au demeurant, c'est la seule façon de répondre aux aspirations et aux attentes des peuples européens.
L'Europe que nous voulons construire constitue notre réponse à la globalisation. C'est la réponse stratégique des Européens aux défis du XXIème siècle.
La globalisation n'est pas en cause, si l'on désigne par ce terme le mouvement historique engendré par l'apparition, au cours des dix dernières années, d'innovations technologiques majeures qui ont révolutionné les processus de production et bouleversé l'ensemble de l'ordonnancement économique à l'échelle de la planète. Ses mérites sont très importants.
Mais je crois, et d'autres avec moi, à l'action des autorités politiques et à leurs responsabilités. Je crois que nous devons retrouver le sens du progrès, en particulier du progrès social. C'est pourquoi je récuse l'idéologie du "laissez faire" qu'elle s'exprime sous l'idyllique version politique de "la fin de l'histoire" de Fukuyama ou sous la variante économique de Jeffrey Sachs. Comme éléments de politique publique, la déréglementation et la dérégulation ont pu être utiles pour la modernisation de nos économies nationales. Mais regardez aussi la crise asiatique : ce n'est pas seulement les bourses qui s'effondrent, c'est la pauvreté qui s'étend.
La Banque mondiale, qui n'est pas un organe de l'Internationale socialiste - à laquelle, au demeurant, j'appartiens, comme Tony Blair - écrivait, dans son rapport 1997 : "A l'évidence les économies dirigées par l'Etat ont failli. Il en est de même pour le développement sans Etat. L'Histoire a démontré à maintes occasions qu'un bon gouvernement n'était pas un luxe, mais une nécessité vitale. Sans Etat efficace, le développement durable, tant économique que social et tout simplement impossible."
Comme l'a souligné le Ministre qui a présidé les travaux du Comité intérimaire du FMI, le Belge M. Philippe Maystadt, "On ne remet pas en cause le marché, mais on dit qu'il ne peut plus être livré à lui-même. Beaucoup de mesures retenues par le Comité représentent une interférence de l'autorité publique qui était inconcevable voilà un an."
Le débat est aussi vieux que les marchés, nous le savons tous et il n'est pas le fait de social-démocrates archaïques ou de radicaux attardés.
De même, je ne peux que me réjouir des idées exprimées par Mme Charlene Barshefsky qui a présenté comme doctrine officielle des Etats-Unis d'Amérique ce qui n'était avant que des prises de position au Congrès ou des expression plus ou moins isolées. Que dit-elle ? Que les échanges doivent progresser sans provoquer des dommages irréparables à la nature ; que certaines règles ne sont pas seulement des "valeurs occidentales", mais des droits de l'homme universellement reconnus, que presque la moitié des pays membres de l'Organisation mondiale du Commerce n'ont aucune règle de concurrence et que la corruption doit être condamnée sous toutes ses formes.
L'Europe, pour sa part, est très engagée dans tous ces débats.
C'est pourquoi, et je conclurais sur ce point, j'ai la certitude que dans ces débats qui reviennent au premier rang, l'Union européenne et les Etats-Unis peuvent et doivent jouer un rôle décisif.
Il y a, il y a eu, bien souvent, entre l'Europe et les Etats-Unis, entre la France et les Etats-Unis, des malentendus réciproques. Je pense en particulier au dossier sur l'exception culturelle. Notre position, c'est une position française et européenne, consiste, sur le fond, simplement, à dire que les produits culturels ne sont pas des marchandises, en tout cas pas des marchandises comme les autres. C'est une position à laquelle nous sommes profondément attachés. Ce n'est pas toujours bien compris. On imagine qu'il y a là une attitude de rejet à l'égard de la culture américaine. Or, si je prends l'exemple du cinéma, les Français sont littéralement fanatiques de cinéma américain. Paris est la ville du monde où il y a le plus de films américains, si j'en crois un journaliste du "Christian Science Monitor".
La question est donc comment faire en sorte que les Américains et les Européens s'apportent les uns aux autres le meilleurs de leurs traditions ?
Vous avez la passion de l'initiative, nous avons la passion de la justice sociale. Nos modèles de sociétés sont largement irréductibles, l'un à l'autre, et je ne prétends pas qu'il faudrait européaniser les Américains ou américaniser les Européens. Mais je suis convaincu que les Européens doivent apprendre des Etats-Unis, le goût du risque et le sens de l'innovation, la capacité à s'engager et la résolution dans l'action. Et de l'Europe, les Américains, peuvent aussi tirer quelque inspiration : l'Union, avec son expérience unique d'intégration économique et politique, est aujourd'hui, déjà, mieux préparée que d'autres à accepter et à gérer les interdépendances d'un monde multipolaire.
Les économies, les valeurs et les intérêts des Etats-Unis et de l'Europe sont largement communs. Nous devons être capables de regarder au-delà de la dissymétrie actuelle entre une Europe encore mal assurée, une Europe "in process" et des Etats-Unis laissés sans rivaux par la chute de l'Union soviétique. Nous devons définir enfin des méthodes nouvelles de partage de la décision et des responsabilités. Pour leur part, les Européens sont prêts à cette coopération renforcée. Si nous y parvenons, nous pourrons gérer ensemble ces intérêts communs, pour fonder la relation transatlantique sur une "responsabilité partagée"./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2001)