Déclaration de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, en hommage au philosophe Jacques Derrida, Jérusalem le 25 mai 2003.

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Circonstance : Voyage en Israël et dans les Territoires palestiniens les 25 et 26 mai 2003-intervention devant l'université hébraïque de Jérusalem le 25

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Cher Jacques Derrida,
Mes chers Amis,

Je voudrais vous dire tout d'abord, Monsieur le Président, tout l'honneur et la joie que je ressens à être ici, sur ce mont Scopus qui fut associé de si près à la naissance de l'Etat d'Israël. Grande est l'émotion de se retrouver à Jérusalem, invité dans cette citadelle du savoir, héritière d'une mémoire ancienne, d'une pensée créatrice toujours en éveil qui caractérise le peuple juif.
Loin d'enfermer la connaissance dans une forteresse, l'Université hébraïque de Jérusalem a fondé l'un de ces foyers intellectuels qui rayonnent dans le monde et résument les ambitions de la communauté des hommes. Foyer libre de tout dogme et de toute allégeance, consacré à la seule quête de la connaissance. Foyer ouvert à l'autre.
J'y reconnais "ce château étoilé, à flanc d'abîme, construit en pierre philosophale" dont nous parle André Breton, château de la connaissance et de l'aventure intellectuelle dressé lumineusement dans le ciel d'Israël.
Je sais qu'il n'est pas à l'abri des coups du sort et des souffrances qu'inflige aux populations de ce pays un conflit meurtrier. Il y a un an, ici même, la mort fauchait vos étudiants dans un attentat : parmi eux un Français, David Gritz, dont je veux ici, avec vous, saluer la mémoire comme celle de tous ses camarades, victimes d'une violence intolérable.

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Je vous suis très reconnaissant, Monsieur le Président, de m'avoir convié à participer à cette cérémonie qui va mettre aujourd'hui Jacques Derrida à l'honneur.
Jacques Derrida, vous redonnez densité aux mots les plus forts et les plus simples de l'Humanité, ceux qui président notre réunion : accueil, hospitalité, amitié ; trois mots qui en appellent un autre, celui de "grâce" que vous employez à propos de l'amitié de Blanchot et Lévinas.
Vous êtes au premier rang de ceux qui ont ouvert la voie d'une pensée nouvelle. Avec Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Emmanuel Lévinas, et d'autres encore : autant de noms qui illustrent une pensée forte et porteuse des promesses du monde nouveau, étudiée dans toutes les universités du monde, du Japon à l'Amérique. Vous offrez une vision du monde ouverte, exigeante et lucide, soucieux de démonter les faux concepts pour faire jaillir les vraies idées.
Plus que jamais, ce travail est nécessaire, dans cette période où le monde se transforme et bascule vers les temps nouveaux. Comme au temps de la Renaissance, de la crise de la conscience européenne à la fin du XVIIème siècle, de la révolution de 1789 ou de l'individualisme romantique, nous attendons des intellectuels la lucidité qui guidera notre action.
Votre questionnement est une première réponse. Il s'adresse à tous les autres, interroge chaque notion, chaque système avec patience, avec constance, avec prudence, déterminé que vous êtes à ne pas laisser place à l'à peu près, à la généralisation hâtive, à l'approximation douteuse. Vous incarnez une école de la rigueur, de la droiture, du respect. La "déconstruction" est une démarche attentive, scrupuleuse, d'une pensée qui se forme à l'épreuve de son objet. Démarche éminemment créatrice, et libératrice. Défaire, sans jamais détruire, pour aller plus loin.
Ainsi éclate une parfaite continuité entre ce "discours de la méthode" et vos interventions dans le champ public. Que ce soit contre l'oppression des dissidents dans l'ancienne Tchécoslovaquie, contre le racisme en Afrique du Sud ou contre le système carcéral aux Etats-Unis, vous dressez votre "vigilance sans repos" comme vous l'avez toujours fait contre l'antisémitisme qui vous a chassé de votre lycée en Algérie, le jour de la rentrée, sous le coup des lois infâmes du gouvernement de Vichy.
Vous vous situez là dans la lignée des intellectuels de l'honneur, épris d'universel, sur le chemin ouvert par Voltaire, Bernanos, Zola ou Sartre.
C'est là une des manières de revendiquer la figure de l'héritier. Vous dites : "Mon désir ressemble à celui d'un amoureux de la tradition qui voudrait s'affranchir du conservatisme". Quelle formule pourrait être plus juste pour définir votre position ?
Ainsi, aujourd'hui, dans la quête d'un nouveau droit international, vous nous invitez à poursuivre la tâche de "déconstruction" "sans pour autant détruire la mémoire de ce droit, car celle-ci en permet et prescrit aussi la transformation, la perfectibilité infinie". "Passer et déplacer la limite", voilà ce que vous nous incitez à faire. J'ai la conviction que cette méthode, plus exigeante que jamais dans ce monde où les repères s'estompent, où les mots perdent leur sens et sont dévoyés, est une quête à la fois de raison et de pratique.

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Je parlais de l'honneur. Dans un temps d'épreuve, où trop souvent l'horizon se dérobe, l'honneur construit la conscience d'un homme debout. "Jadis, il y avait une hauteur" rappelait Paul Celan. Votre rencontre avec lui ne doit rien au hasard. N'y a-t-il pas en effet un lien de communion, d'esprit à esprit, de cur à cur, de déchirure à déchirure, entre vous, "Français, Juif, Algérien, indigène, Français juif d'Algérie, Juif français d'Algérie, Juif indigène" - et Paul Celan, Juif de Bucovine, intellectuel français et poète en langue allemande qui rappelait lui-même que "mes poèmes supposent mon judaïsme" ?
Cette "hauteur" traduit aussi le respect que vous portez aux interstices du monde, à ces traces que les hommes négligent, alors qu'elles sont les empreintes de notre destin. Dans votre étude sur un poème de Paul Celan, "Schibboleth", vous citez ce mot de Malebranche, cité par Celan lui-même, "l'attention est la prière naturelle de l'âme". Cette "attention" unit le poète et le philosophe. C'est avec elle que vous abordez les arêtes et les failles de la pensée. C'est avec elle que vous comprenez ce qui échappe à la raison commune, et que vous saisissez le mystère que transportent les vents. Rien n'échappe à votre graphie sauvage, et ce rien fonde le savoir qui nous transporte.
La découverte de votre judéité se fit par une blessure - et par une exclusion. Paul Celan vécut la sienne dans la tragédie de la Shoah. Il choisit de dire l'indicible, de nommer La fugue de la mort. Et il le fit avec une exigence extrême : "creuser avec une pelle, se tenir debout". Et il le fit avec la langue allemande, la langue des bourreaux de ses parents, de son peuple, et de lui-même : choix qui le porte aux frontières du dire, pour faire lever l'espérance au creux du désespoir.
Ce sont des temps de détresse auxquels Celan nous renvoie. Des temps de mort, où la beauté se conjugue avec l'horreur, où la cendre s'épanouit dans le ciel et le colore de gris, où le jour prend d'un coup l'amertume de la nuit :
"Lait noir de l'aube nous le buvons le soir
Le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
Nous buvons et buvons"
Chacun au coeur reçoit l'empreinte de cette tragédie des camps, avec des pointes de fer qui impriment dans la chair de l'homme la sentence qui le condamne. Dans la poésie de Celan, les mots sont ces pointes qui gravent dans notre esprit le délire muet et terrifiant, qu'il fallait nommer pour faire vivre la mémoire.
Ainsi, à Tel Aviv, quelques mois avant de disparaître, Paul Celan s'adressant à l'Association des écrivains hébraïques, leur disait : "je trouve ici, dans ce paysage extérieur et intérieur, beaucoup de contraintes de vérité, d'évidence à soi-même et d'existence singulière, ouverte au monde, propre à la grande poésie. Et je crois avoir rencontré dans nos entretiens la résolution sereinement confiante de persévérer dans l'humain".
Jacques Derrida, vous êtes venu ici, à Jérusalem, recevoir une distinction qui, à travers votre personne, honore aussi la France. Je disais en commençant que l'Université hébraïque est un foyer ouvert à l'autre. "Le poème, rappelle Paul Celan, veut aller vers un Autre, il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Chaque chose, chaque être humain est, pour le poème qui a ainsi mis le cap sur l'Autre, une figure de cet Autre".
En réalité, en évoquant la figure de Paul Celan, poète, malgré l'indicible, de la "persévérance dans l'humain", vous avez choisi de parler de ce qui nous touche et nous tourmente le plus, à cette place où le fer bouge encore dans des blessures vives.
A nous de reprendre la parole de Celan pour qu'elle vienne à la fois éclaircir et lier. Il n'y a pas de fondation plus sûre pour ouvrir le dialogue, pas de vision plus juste pour nous aider à franchir le pas de l'histoire et construire la paix que le temps s'obstine à refuser. Rebroussons avec lui le chemin de nos consciences. Nous parviendrons peut-être, c'est mon espoir, c'est l'espoir de tous les peuples, à laisser grandir en nous l'ombre apaisante de la justice. Apprenons l'audace des ordres nouveaux : "que vienne ce qui n'a jamais été", et que parfois nous n'osons même plus rêver.
Je vous remercie.

(Source http://ww.diplomatie.gouv.fr, le 28 mai 2003)