Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur l'importance de l'enseignement du français à l'étranger et sur la défense de la diversité culturelle, Paris le 21 juillet 2000.

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Circonstance : 10e congrès mondial de la Fédération internationale des professeurs de français, au Palais des Congrès à Paris le 21 juillet 2000

Texte intégral

Monsieur le Secrétaire général de la Francophonie,
Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les Présidents et Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
J'ai plaisir à m'exprimer devant vous, au terme d'une grande fête de la francophonie. Votre congrès a réuni cette semaine, autour de deux cents tables rondes et conférences, sept cents experts, responsables et praticiens venus du monde entier - auxquels s'ajoute le " cyberespace " que vous avez parcouru... Avant d'apporter ma contribution à vos débats, riches et éclairants, je voudrais remercier tous ceux qui ont fait un succès de ce 10ème Congrès de la Fédération Internationale des Professeurs de Français. Vous êtes près de 3.000 à être venus à Paris. Vous représentez ici les 125 associations qui forment votre Fédération et, au-delà, les quelques 900.000 professeurs qui enseignent notre langue à travers le monde. Je voudrais vous remercier, je voudrais les remercier d'avoir choisi le français. Vous avez souvent fait ce choix parce que, au-delà d'une tradition culturelle ou familiale, la découverte d'une uvre, d'un film ou d'un livre, la rencontre d'un ou d'une de nos compatriotes, et parfois peut-être une préférence plus intérieure vous ont conduits à faire vôtre une langue qui " vous ressemble davantage ", comme le dit souvent Hector BIANCIOTTI pour expliquer sa décision d'écrire en français. C'est donc un choix du cur que vous avez fait.
Et c'est avec le même amour de cette langue que vous remplissez aujourd'hui une mission essentielle.
Vous portez partout dans sa diversité une culture, un héritage que nous partageons. Si le nombre de ceux qui apprennent le français dépasse les 82 millions et croît régulièrement depuis plusieurs années, c'est largement grâce à vous. Enseigner le français, en effet, ce n'est pas seulement transmettre la maîtrise d'une langue étrangère - même si cela est déjà beaucoup. C'est aussi donner l'accès à des oeuvres, anciennes ou contemporaines, à un théâtre, à un cinéma. C'est encore inviter vos élèves à mieux connaître notre art de vivre, et à venir le partager le temps d'un voyage. C'est aider notre culture à rayonner - la culture française, mais aussi toutes les cultures francophones. Cette mission, vous l'accomplissez chaque jour, parfois dans des conditions matérielles précaires, toujours avec exigence et passion. Vous le faites souvent au cur même de régions où dominent d'autres langues. Je pense en particulier aux 800 enseignants de l'Association Américaine des Professeurs de français qui ont tenu pendant ce Congrès à Paris leur vingtième convention.
En enseignant le français, vous contribuez à faire vivre la francophonie. Celle-ci, communauté de peuples ayant le français en partage, s'appuie sur des institutions que nous avons voulu réformer. Aux côtés du Secrétaire général, M. BOUTROS GHALI, auquel je rends hommage, et avec l'ensemble des autres membres de l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), nous en avons rénové les réseaux. L'Agence Universitaire de la Francophonie et ses 400 Universités, l'Agence Intergouvernementale de la Francophonie, sous la direction de son Administrateur général, M. Roger DEHAYBE, ont vu leur action relancée. Mais la francophonie est surtout faite de femmes et d'hommes. Vous en êtes les représentants. Il suffit de parcourir cette salle du regard pour le comprendre : la diversité de vos origines fait la richesse de cette vaste communauté. Cette diversité dépasse de beaucoup celle des quelque 55 Etats ou Gouvernements qui font vivre l'OIF L'Afrique est largement représentée. Le continent latino-américain aussi. C'est le cas également de la Russie et des autres Républiques issues de l'ancienne Union soviétique, un espace où la pratique du français est ancienne. Et je veux saluer tout particulièrement la présence, pour la première fois, à votre congrès, d'associations récemment constituées en Algérie.
En enseignant le français, vous participez à un effort essentiel d'éducation. Donner au plus grand nombre des instruments pour la réussite professionnelle, contribuer à l'épanouissement de la personnalité de chacun, accompagner l'évolution des esprits et des sociétés : telles sont les missions que vous remplissez aussi. Ce travail d'éducation est indispensable, en particulier, dans les pays en développement. Parce que l'enseignement du français contribue à l'ouverture vers d'autres modes de pensée, il peut conforter les fondations d'un progrès, matériel, social, intellectuel nécessaire. Il peut accompagner le mouvement qui permet à chacun de devenir un acteur lucide, critique et responsable, conscient de ses droits et de ses devoirs, mieux armé pour formuler ses attentes.
Enseigner le français, c'est donc oeuvrer à un beau projet : former des citoyens, ouvrir des peuples les uns aux autres, et ce partout dans le monde.
C'est précisément cette universalité du français qu'il nous faut aujourd'hui refonder ensemble.
Cette universalité est un héritage de notre histoire. Elle était autrefois un fait reconnu et un objet d'étude. D'éminents stylistes et grammairiens s'attachaient à en démontrer le lien avec les qualités " naturelles " de la langue : sa clarté, sa concision, sa précision. Mais cette langue, qu'un érudit florentin du XIIIème siècle disait être " la plus délectable et plus commune à toutes gens ", ne fut pas spontanément l'objet d'un engouement général. Son succès fut d'abord celui des armes françaises. " La langue a toujours accompagné la puissance ", affirmait en 1492 le maître de rhétorique NEBRIJA en dédiant à Isabelle la Catholique la première grammaire du castillan. Et, de fait, le français suivit les Normands de Guillaume le Conquérant dans les Iles Britanniques et les Croisés dans l'Orient latin. Ce rayonnement universel résultait bien sûr aussi du prestige des docteurs français et de leurs enseignements : l'Université de Paris attirait depuis le XIIIème siècle étudiants et savants étrangers. Et au siècle des Lumières, la puissance de la France et l'excellence de ses auteurs conféraient à l'universalité du français la force d'une évidence. La langue dans laquelle avaient écrit CORNEILLE, LA FONTAINE et RACINE, mais aussi PASCAL, MONTESQUIEU et VOLTAIRE méritait aux yeux du plus grand nombre d'être connue partout où l'on cultive les lettres.
Mais ni la nostalgie d'un passé brillant, ni une volonté d'empire n'inspirent notre engagement d'aujourd'hui.
Certes, le français demeure une langue fédératrice. D'abord parce que de grands créateurs expriment à travers elle leur identité propre. Tahar BEN JELLOUN, Abdelkebir KHATIBI, Sony Labou TANSI, Raphaël CONFIANT ont rejoint les Patrick CHAMOISEAU, Edouard GLISSANT et Aimé CESAIRE. Qu'ils viennent du Maghreb, de l'Afrique, des Antilles, du Canada ou de l'Europe centrale et orientale, ils ont infusé une vitalité nouvelle à la littérature francophone. Si le français fédère, c'est aussi par l'ouverture qu'il offre à de multiples champs du savoir. Les philosophes, les sociologues, les historiens de notre pays lui assurent, par leurs travaux, un rayonnement durable. Et il faut saluer l'effort de nombreuses Universités étrangères, en particulier américaines, qui ont élargi l'intérêt qu'elles portaient à notre littérature à l'ensemble de la civilisation française d'aujourd'hui. Cette langue est également celle du quatrième exportateur mondial de marchandises, qui est même le deuxième exportateur de services. Elle ouvre les portes d'un important marché, au cur de l'Europe. Enfin, elle donne accès à l'expertise de notre recherche scientifique, aux spécialités de notre industrie, à de multiples usages professionnels que, je le sais, votre Fédération s'attache à mieux mettre en valeur.
Cette vitalité, cette ouverture, cette dynamique nouvelles, nous voulons les mettre au service d'un projet.
Le français n'est plus la langue d'un pouvoir : il pourrait être une langue de contre-pouvoir. Certes, pour nous, Français, cette langue a été et reste, par l'Ecole, le ciment de la République et des valeurs qui la fondent. Mais elle a aussi contribué à diffuser ces valeurs dans toute l'Europe. Avec elle a soufflé depuis ce continent jusque au-delà des mers un vent de liberté. Pour prolonger aujourd'hui une telle mission, le français peut devenir une des langues dans lesquelles s'expriment la résistance à l'uniformité du monde, le refus de l'affadissement des identités, l'encouragement de la liberté de chacun de créer et de s'exprimer dans sa propre culture.
C'est dans cet esprit que la France se veut le moteur de la diversité culturelle dans le monde. Ce combat est pour la France sa façon, moderne, d'être fidèle à l'universalisme qui est le sien depuis 1789.
En défendant la diversité culturelle, c'est un nouveau dialogue entre les cultures que nous voulons animer.
Il se nourrit des valeurs qu'a historiquement portées notre pays : l'égalité, la liberté, la solidarité.
Ce dialogue doit se fonder sur l'égale dignité de toutes les cultures. Il est naturellement ouvert aux langues régionales, qui font partie de notre patrimoine collectif. Les cultiver, c'est enrichir la pluralité des voix qui font la spécificité de la culture française.
Ce dialogue doit s'ouvrir également aux évolutions de cette langue qui est nôtre comme aux inflexions particulières qui nous viennent des terres francophones. La diffusion du français sur tous les continents a multiplié le nombre de ceux qui l'inventent en le parlant chaque jour. Le dynamisme et la créativité du français du Québec, des Antilles et d'Afrique élargissent la palette des nuances -et souvent des vives couleurs- de notre langue. Nous encourageons aussi les évolutions linguistiques de nature à favoriser le changement de la société. La féminisation des titres contribue ainsi à lever des obstacles -les plus résistants, ceux qu'élèvent et dissimulent tout à la fois la culture et le langage- à la féminisation des métiers.
Ce dialogue doit faire aux autres langues toute leur place. C'est au XVIIIème siècle, lorsqu'il a le plus largement accueilli les autres cultures, lorsqu'il s'est fait le plus curieux de leurs mots, de leurs accents et de leurs oeuvres que le français a le plus largement rayonné. L'Encyclopédie conseillait alors aux savants d'apprendre " l'italien pour la littérature, les arts, l'histoire, l'anglais pour les mathématiques, la physique et le commerce, l'allemand pour le droit, la médecine, l'histoire naturelle ". Il n'est pas de vrai dialogue sans réciprocité. La France accomplit aujourd'hui en ce sens un vaste effort : je veux saluer l'important plan d'apprentissage obligatoire des langues étrangères à l'école, dès le plus jeune âge, qui sera mis en place à la rentrée prochaine à l'initiative de Jack LANG, le ministre de l'Education nationale.
La liberté - les libertés - sont au cur de ce dialogue. Et d'abord la liberté d'expression. Celle-ci découvre, avec le développement de l'Internet, un espace sans limites. Certains craignent que la société de l'information marque l'affirmation d'une langue véhiculaire unique. Je suis convaincu que nous pouvons, si nous en avons la volonté, faire de l'Internet un instrument au service de la liberté d'expression et de la diversité culturelle. Il nous faut encourager tous ceux qui peuvent nourrir la Toile en contenus francophones. Nous devons veiller ensemble à ce qu'enseignants et étudiants trouvent également sur ces réseaux des dictionnaires en ligne, des méthodes d'apprentissage des langues, des informations sur l'enseignement du français.
La liberté, c'est aussi celle des associations qui vous réunissent. Votre Fédération est un réseau fécond de diffusion et d'entraide, présent dans le monde entier, inventif et riche d'initiatives. Votre action non seulement complète et relaie mais encore précède souvent et entraîne celle d'autres institutions. Vous pouvez compter sur notre soutien, qui sera toujours respectueux de votre liberté. Pendant ce Congrès, les ministères de l'Education nationale et des Affaires étrangères se sont, avec vos représentants, mobilisés pour que votre Fédération dispose, avec " Le Français dans le monde ", d'une revue rénovée et à la diffusion élargie. Une diffusion électronique gratuite s'ajoutera en effet à la version publiée sur papier, dont le tirage est appelé à augmenter.
Les libertés, nous voulons les défendre au sein de la Francophonie. Nous avons engagé un débat sur les valeurs que porte le français : les droits de l'homme, les libertés, la démocratie seront ainsi au cur du " Symposium sur les pratiques de la démocratie dans l'espace francophone " qui se tiendra en novembre prochain à BAMAKO.
Enfin, c'est la solidarité que nous voulons affirmer dans le dialogue entre les cultures. Dans le cadre de l'UNESCO, notre pays souhaite promouvoir une éducation pour tous. La France joint ses efforts à ceux de ses partenaires et met son expertise au service de la rénovation des systèmes éducatifs, en particulier en Afrique. Elle place également à votre disposition un réseau d'établissements scolaires et culturels sans équivalent dans le monde. Vous savez que nos ambassades et leurs attachés linguistiques s'attachent partout à accompagner et relayer votre action.
C'est dans ce même esprit de solidarité que le Gouvernement français entend contribuer à bâtir une société de l'information pour tous. Combler ce " fossé numérique " - et d'abord entre le Nord et le Sud - est une priorité de la politique française de coopération. La France contribuera ainsi au fonds francophone des inforoutes à hauteur de 23 millions de francs en 2001. Pour permettre au plus grand nombre d'accéder au " réseau des réseaux ", nous venons également de lancer l'initiative ADEN -" Aide au Désenclavement Numérique ". Cette volonté de solidarité, le Gouvernement français tente de la faire partager plus largement : aussi bien lors de la récente session de l'ECOSOC qui s'est tenue à New-York en ce mois de juillet, qu'au Sommet du G8 d'OKINAWA ou en proposant à nos partenaires européens, au cours de la Présidence française, d'adopter de nouvelles mesures dans le cadre du plan d'action " e-Europe ".
Mesdames, Messieurs,
Vous avez élu ce matin un nouveau Président. M. Dario PAGEL représente, et je m'en félicite, nos amis du Sud. Son élection est emblématique de notre détermination à construire ensemble une Francophonie plurielle. Nous poursuivrons cette action avec ténacité, en particulier en consacrant son prochain Sommet, à BEYROUTH, en octobre 2001, au dialogue des cultures. Nous resterons à vos côtés lors du 11ème Congrès de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, même si celui-ci ne se tiendra pas à Paris. Jack LANG et Charles JOSSELIN, le ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, vous l'ont confirmé : la France continuera d'apporter aide et soutien à votre réseau. Parce que la volonté d'assurer entre les peuples une compréhension plus grande anime ici chacun d'entre nous. Parce que nous savons que cette compréhension ne passe pas par la domination d'une langue unique. Parce que c'est dans l'affirmation de l'identité de chacun, dans l'acceptation des différences, dans un large dialogue des cultures que se bâtira demain, que se bâtit aujourd'hui déjà, la concorde entre les nations et une véritable communauté internationale.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 27 juillet 2000)