Discours de M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales, sur la mondialisation comme atout potentiel à condition d'être maîtrisée, Annecy le 17 mai 2003.

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Circonstance : Assemblée du Rotary Rhône-Alpes sur le thème "la mondialisation, le rotarien, acteur du changement" à Annecy le 17 mai 2003

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis rotariens,
C'est avec beaucoup de plaisir que je viens aujourd'hui m'exprimer devant vous sur ces questions, au demeurant essentielles, de la mondialisation et du changement, et je voudrais, Monsieur le Président, vous remercier pour votre accueil chaleureux.
Pour les économistes, vous l'avez compris aujourd'hui, la cause est entendue : la mondialisation constitue le premier moteur du progrès et de notre enrichissement collectif, comme le furent en leur temps l'invention de l'imprimerie au Moyen-âge, ou la découverte de l'électricité au XIXème siècle. Soit. J'appartiens à un gouvernement qui croit en l'importance de l'initiative économique pour l'épanouissement des sociétés et souhaite libérer les forces du marché pour la promouvoir. Mais cette dernière année à la tête du Ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche et des Affaires rurales a pu aussi m'amener à des constats parfois plus contrastés.
Dans le monde rural, en effet, comme chez certains acteurs des milieux financiers, des espoirs déçus commencent à poindre, et avec eux, le ferment d'une opposition à un processus que chacun sait pourtant inéluctable : malgré les milliards qui y ont été dispensés, le FMI a échoué à sauver l'Argentine du marasme ; malgré l'ouverture des marchés agricoles mondiaux en 1994, les exportations de l'Afrique subsaharienne n'ont cessé de décroître, et le nombre des mal-nourris d'augmenter. Comment sortir de cette impasse et réconcilier le nécessaire et le souhaitable, ce qui constitue l'essence même de la politique, sans tomber dans la radicalisation des extrêmes ultra-libéraux ou des anti-mondialistes ?
La mondialisation des échanges économiques et financiers, que les anglo-saxons qualifie si froidement de " globalisation " constitue un espoir de croissance et d'enrichissement des populations. Mais qu'on ne s'y trompe pas : elle ne porte en elle aucune ambition de résoudre les maux de la planète. Elle est un constat, pas une solution. Bien que trop souvent oubliée par une pensée unique anglo-saxone qui confond à mon sens la fin et le moyen, l'action de l'homme sur ce processus diffus et désincarné est essentielle. La question que je souhaite aborder avec vous aujourd'hui n'est donc de pas de savoir si l'on doit souhaiter ou refuser la mondialisation, mais plutôt de savoir quel rôle l'homme et les sociétés qui le font vivre peuvent y jouer pour en faire un véritable facteur de progrès.
Vous me pardonnerez d'entamer mon propos par des considérations agricoles, mais elles me paraissent particulièrement emblématiques de la confusion théorique qui règne aujourd'hui autour de la mondialisation et de ses effets. Je voudrais aujourd'hui vous faire partager mon expérience de Ministre et vous montrer combien, vu à travers le prisme du monde rural, la mondialisation impose prudence et pragmatisme et ne justifie aucun excès idéologique, qu'il tende à la soutenir ou à la combattre. En 1994, les accords de Marrakech ont marqué l'entrée de l'agriculture dans les négociations commerciales multilatérales de l'OMC. Depuis, les échanges agricoles sont encadrés par des règles sur les tarifs douaniers et les soutiens publics.
Sous l'effet des politiques d'ajustement structurel et des négociations commerciales, de nombreux pays du Sud ont basculé, en l'espace d'une décennie à peine, d'une économie de quasi-monopoles locaux protégés à une libre concurrence débridée sur le marché mondial, dont aucun grand pays développé n'a jusqu'alors fait l'expérience. Au lieu de réévaluer ce processus de libéralisation, comme c'est pourtant le cas pour les échanges de capitaux, le débat international s'est depuis lors concentré sur la dénonciation des politiques de régulation du Nord, en général, et sur les revendications à peine voilées de démantèlement de la PAC, en particulier.
Dans ce procès qu'on veut instruire contre les pays du Nord, le mensonge le dispute à la vérité. Selon les pays, les secteurs, les formes de soutiens, l'impact de la PAC sur le développement des pays du Sud est variable. Mais dans tous les cas, il ne saurait résumer à lui seul le retard de développement de certains pays pauvres, comme on l'entend trop souvent.
En revanche, la libéralisation de certains de leurs secteurs fait des pays en développement les premières victimes de la mondialisation. Pour les pays les plus pauvres, la mondialisation agricole engagée en 1994 par l'accord de Marrakech s'est, en effet, traduite par un creusement de leur déficit commercial. Comprenez : par une augmentation de leurs importations agricoles sans un accroissement proportionnel de leurs parts de marché à l'étranger. Concrètement, chaque quintal supplémentaire d'importation introduit sur le marché local prive les paysan locaux d'un débouché. Sans revenu, le paysan quitte sa terre, et rejoint alors l'agglomération la plus proche pour mendier sa survie. Comme l'Europe en a fait l'expérience au XIXème siècle, ces pays ne générant pas suffisamment d'emplois dans les secteurs secondaires et tertiaires, les paysans déracinés viennent alors grossir le flot des bidonvilles et se trouvent condamnés à des vies de misère. L'exemple de la Côte d'Ivoire me paraît le plus emblématique de ce péril. Conformément au modèle à la mode des années 1990, ce pays s'est lancé dans une libéralisation totale de son agriculture d'exportation. Coton, cacao, café, banane et ananas ont tous été touchés. Les exportations se sont développées, mais au prix d'un flot incontrôlé d'importations vivrières, qui a jeté hors des campagnes une part considérable de paysans sans terre. Le gouvernement n'a disposé que de très peu de moyens pour accompagner cet important bouleversement social et culturel. Un fléau identifié aujourd'hui comme le premier terreau des troubles politiques récents. Je rappellerai qu'un des principaux différends entre les deux camps en conflit en Cote d'Ivoire porte précisément sur le partage de la terre. Ces exemples - que mes intentions soient bien claires - ne veulent pas éveiller chez vous un quelconque ressentiment contre la mondialisation. Ce sentiment est déjà attisé avec assez de démagogie par les agitateurs anti-mondialistes de nos sommets internationaux. Ils prouvent seulement que la mondialisation ne doit pas être abordée avec idéologie mais avec pragmatisme. Derrière cette pensée unique et ses incantations généreuses en faveur du développement, où toute opposition est immédiatement taxée de post-trotskysme ou d'humanitarisme niais, se dissimulent souvent, vous l'avez compris, les intérêts commerciaux de nos principaux concurrents à l'export.
Pour sortir du dilemme entre les avantages et les inconvénients de la mondialisation, la clé, c'est l'homme. Sa vision. Son action.
En matière agricole, pour reprendre un exemple qui m'est cher, on voudrait souvent limiter le spectre du choix au libre-échange et au protectionnisme. Or, il y a mondialisation et mondialisation.
Dans les négociations agricoles internationales, en effet, deux visions pro-libre-échangistes s'opposent :
- La première propose une libéralisation des échanges et un alignement des prix régionaux sur les cours mondiaux des matières premières. Elle suppose un démantèlement des politiques agricoles au profit des lois du marchés, une intensification rapide de la production et la disparition des exploitations familiales vivrières.
- La deuxième vision propose une libéralisation maîtrisée des échanges agricoles, modulée selon les secteurs, et régulée entre les pays, afin d'accroître la concurrence entre les producteurs professionnels, tout en maintenant un tissu d'exploitations vivrières familiales, au Nord comme au Sud. Elle implique le renforcement des politiques agricoles au Sud, et le recentrage de celles du Nord vers des objectifs de développement durable.
Dans sa politique agricole internationale, le gouvernement auquel j'appartiens a fait le choix de combattre la mondialisation sauvage et de promouvoir une mondialisation maîtrisée. En défendant ainsi les agricultures du monde, la France souhaite également préserver les patrimoines alimentaires et ruraux des nations des menaces de standardisation culturelle que fait craindre la mondialisation des échanges de marchandises.
Et c'est fort de ces quelques valeurs essentielles que le Gouvernement entend privilégier des positions pragmatiques.
Pourtant chantres du libéralisme, les Américains reconnaissent eux-mêmes que l'impératif de mondialisation doit parfois se plier aux exigences politiques exprimées par les citoyens : à l'heure où l'autosuffisance alimentaire est partout considérée comme une valeur archaïque et contraire au progrès, le Président américain George W. BUSH déclarait, peu après l'adoption du dernier Farm Bill, il y a un an, devant la Chambre des Représentants : " Nous sommes une nation bénie parce que nous pouvons produire notre propre nourriture et que, par conséquent, nous sommes en sécurité. Une nation qui peut nourrir sa population est une nation plus en sécurité ".
Dans quinze jours, la France accueillera à Evian le Sommet des huit nations les plus favorisées. Le fameux G-8, dont la France assurera alors la présidence, proposera à la fois des initiatives en faveur d'une relance de la croissance mondiale, et une régulation plus stricte des échanges en matière d'eau, d'environnement, ou de produits agricoles.
Le politique, on l'a vu, dispose d'un véritable pouvoir et même d'une responsabilité, pour faire de la mondialisation un outil de progrès et l'adapter aux exigences de sa population. Bref, ce n'est pas parce que la mondialisation est économique, et non politique, qu'elle doit ignorer la démocratie.
Et le citoyen, dans tout cela ? Pour agir sur les échanges de marchandises qui ne cessent pourtant de bouleverser sa vie quotidienne, du contenu de son assiette à l'affiche de son cinéma de quartier, en est-il réduit à s'en remettre à la voix de son Etat, noyée parmi tant d'autres dans les diverses instances internationales ?
Joseph E. STIGLITZ, illustre prix Nobel d'économie et ancien conseiller du Président Bill CLINTON, a beau afficher son scepticisme sur les bienfaits de la mondialisation, il n'en demeure pas moins convaincu du rôle du citoyen pour sortir du " cauchemar ". Dans son ouvrage, La Grande désillusion , publié l'année dernière, il confie : " Aujourd'hui, la mondialisation, ça ne marche pas. Ça ne marche pas pour les pauvres, ça ne marche pas pour l'environnement. Ça ne marche pas pour la stabilité mondiale. (...) Il est clair que la stratégie de réforme doit avancer sur plusieurs plans : le premier, c'est la transformation de l'ordre économique international. Si nous voulons répondre aux inquiétudes légitimes des mécontents de la mondialisation, la mettre au service des milliards de personnes pour lesquelles elle a échoué et lui donner un visage humain, élevons la voix, parlons haut ! Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas rester passifs ".
Joseph E. STIGLITZ n'est pas homme à dire : " faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ". Il a écrit ce livre juste après avoir brutalement démissionné de ses responsabilités de Chef économiste et de Vice-président de la Banque Mondiale. Par son initiative individuelle, il a voulu marquer son refus d'une approche idéologique de la mondialisation et notre responsabilité de lutter contre une pensée unique confinant à des guerres verbales et stérile pour le changement.
Je ne vous livre pas cet exemple pour vous inciter à la révolte et à l'anarchie, vous l'aurez compris Mais pour vous illustrer une croyance profonde que cette dernière année comme Ministre de l'Agriculture m'a chevillé au corps : la mondialisation est un atout pour autant qu'elle sera maîtrisée. C'est la responsabilité de l'action politique. Et celle de chaque citoyen de rappeler aux responsables politiques que, même mondialisés, leur rôle, est de bien gouverner. Car au final, " le monde n'est jamais sauvé ", selon la belle expression de François MAURIAC, " que par un petit nombre d'hommes et de femmes qui ne lui ressemblent pas ".
Je vous remercie.
(source http://www.agriculture.gouv.fr, le 23 mai 2003)