Texte intégral
Propos recueillis par Jean-Francis Pécresse et Yann Rousseau
Les Echos: N'êtes-vous pas inquiet de la tournure prise par le mouvement de contestation sociale ?
Alain Juppé : Nous assistons incontestablement, depuis quelques jours, à une crispation réciproque. Il y a, d'un côté, une radicalisation de la part de certains groupes d'extrême-gauche qui débordent les syndicats. Ils livrent un combat moins sur le terrain des retraites que sur celui de la société capitaliste et de l'économie mondialisée en général. Il y a, de l'autre côté, une exaspération croissante dans la société, de la part de citoyens souvent proches de la droite et du centre, face au blocage des services publics.
On ne la voit pas tellement se manifester ?
AJ: Détrompez- vous. Je l'ai bien vu à Brive et à Tulle, où j'étais la semaine dernière. Beaucoup de gens nous exhortent à tenir bon. Les élus de l'UMP font tous le même constat.
Où en est l'idée de " contre manifestation " qui avait émergé au sein de l'UMP ?
AJ: Je ne dis pas qu'il ne faudra pas la faire un jour, mais un appel à descendre dans la rue n'est pas à l'ordre du jour. L'UMP est extrêmement présente. Mais nous ne devons pas nous laisser entraîner dans une spirale d'affrontement. Nous devons garder notre sang froid. L'issue à cette crise est dans le débat démocratique. Nous avons été élus pour faire ces réformes. C'est à la représentation nationale qu'il revient de décider.
Le recours à un référendum sur les grands principes de la réforme de retraites, comme l'avait proposé l'UDF, n'est-il pas envisageable en cas de prolongation du conflit ?
AJ: La réforme concerne des questions complexes qui se prêtent mal à un vote par oui ou par non, forcément simplificateur. Par ailleurs, nous nous sommes déjà présentés l'an dernier devant les électeurs en annonçant cette réforme des retraites et l'harmonisation des régimes des secteurs public et privé. La représentation nationale doit maintenant assumer ses responsabilités.
Ne ressentez-vous pas, dans la majorité, une tentation de recourir de nouveau au 49.3 en cas de blocage ?
AJ: Le recours au 49.3 est une prérogative du premier ministre. Dès la semaine dernière, sa position a été très claire : il a dit que la discussion parlementaire irait jusqu'à son terme et qu'on y consacrerait tout le temps nécessaire, et même tout l'été s'il le fallait. Je suis d'ailleurs moins inquiet car je ne pense pas qu'il faudra tout l'été. Le PS n'a pas grand chose à dire sur le sujet et le PC fait son baroud d'honneur. La réforme devrait pouvoir être votée avant le 14 juillet.
Le 14 juillet, Jacques Chirac ne manquera pas de commenter le débat. N'aurait-il pas dû apporter un soutien public plus affirmé à la démarche du gouvernement ?
AJ: Il l'a fait. Lors de la présentation du projet de loi en conseil des ministres, le président de la République a rappelé que cette réforme était juste et nécessaire. Il est dans son rôle. Son rôle n'est pas de se substituer au gouvernement.
Que se passe-t-il dans l'Education nationale, où le dialogue semble rompu ?
AJ: Au delà des retraites, on voit qu'il y a un malaise très profond dans le monde enseignant. Tout y a changé depuis vingt ans. Aujourd'hui, les enfants reçoivent plus d'informations en dehors qu'à l'école, et certains parents ont abdiqué. Comme l'explique Luc Ferry dans son livre, tout ce qui s'est fait dans l' Education nationale depuis deux décennies reposait sur deux grands principes. Le premier est qu'il est interdit d'interdire. Le second est que l'enseignant est une sorte d'accompagnateur de l'élève. Cela ne marche pas. Il y a des interdits nécessaires. La relation entre l'enseignant et l'élève est, par nature, inégalitaire. Il nous faut aussi réfléchir à l'idée d'une deuxième carrière pour les enseignants. C'est un chantier très important. J'ai demandé au député Guy Geoffroy d'organiser sur ce sujet un grand débat qui va s'échelonner sur plusieurs mois.
Ne craignez- vous pas un pourrissement, comme sur les retraites ?
AJ: Il n'y aura pas de pourrissement sur les retraites. La commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale a très bien travaillé. Les amendements qu'elle a retenus vont améliorer la situation pour les conjoints survivants, les parents d'enfants handicapés, les femmes et les familles. Surtout, la réforme ne s'arrêtera pas le 14 juillet : nous devons impérativement arriver à remonter le taux d'activité des plus de 55 ans, qui est l'un des plus bas du monde.
Comment y parvenir ? En imposant aux entreprises de négocier ?
AJ: Plusieurs chantiers restent ouverts : ceux de la prise en compte de la pénibilité du travail, de la formation professionnelle, de l'emploi des seniors. Il faut se sortir de l'esprit l'idée que, en faisant travailler plus longtemps les seniors, on prive les jeunes de travail. La plupart des pays européens ont un taux d'activité après 55 ans supérieur au nôtre et un taux de chômage inférieur. Nous sommes tous un peu responsables de ce que les préretraites soient utilisées comme un outil de régulation des effectifs. Or l'expérience est une richesse nationale.
Le Parti socialiste reproche au gouvernement de n'avoir joué que la carte de la hausse de la durée de cotisation. Que lui répondez- vous ?
AJ: Non seulement une hausse de 0,2 point de la cotisation vieillesse est prévue dès 2006, mais tout l'équilibre de la réforme repose sur l'augmentation des ressources, à prélèvements obligatoires constants. A partir de 2008 ce sont, en raison des évolutions démographiques, quelque 100.000 personnes qui devraient sortir, chaque année, du marché du travail et permettre de réaffecter à la retraite des cotisations d'assurance- chômage.
N'est- ce pas un pari hasardeux ?
AJ: C'est la prévision du Conseil d'orientation des retraites. Certains syndicats y ont souscrit, c'est donc qu'ils la tiennent pour solide. Il y a des clauses de rendez-vous. Quand on parle de solutions alternatives, il faut être sérieux, Même le PS, après des atermoiements qui l'ont un peu ridiculisé, a reconnu que les 40 ans étaient incontournables. On évoque bien sûr la taxation du capital. Mais, outre qu'elle débouche vite sur une contestation globale contre le capitalisme, cette solution est totalement inopérante. Il faudrait arriver à des taux tellement prohibitifs que cela ruinerait l'économie française.
N'y avait- il pas quand même un équilibre à trouver entre l'effort demandé aux salariés et celui demandé aux entreprises ?
AJ: Partout en Europe, la durée de cotisation a été allongée. Par ailleurs, tous les salariés ne seront pas touchés. La réforme garantit aux plus modestes un niveau de retraite élevé. Des hommes et femmes ayant commencé à 14, 15 ou 16 ans pourront partir avant 60 ans. Quant aux entreprises, elles sont invitées à ouvrir trois chantiers majeurs : pénibilité, formation et employabilité des seniors.
Une partie de votre majorité, l'aile libérale notamment, avait proposé la mise en place d'un système de retraite par points.
AJ: Nous l'avons envisagé lors du lancement de notre réflexion sur le sujet mais nous l'avons écarté pour deux raisons. D'abord parce que le basculement d'un système à l'autre est très compliqué et très lent. Ensuite, parce que ce système par points ne garantit pas le niveau des retraites. Dans un système par points, le niveau du point est décidé chaque année par les gestionnaires des caisses et c'est donc l'aléa le plus complet.
Peut-on dire aux français que leur retraite va varier en fonction des équilibres financiers ?
AJ: Je ne suis pas sûr que cette réforme aurait été mieux comprise et mieux acceptée par nos concitoyens.
L'UDF milite, elle, pour l'extinction progressive des régimes spéciaux ?
AJ: Selon les jours, on nous reproche d'en faire trop ou pas assez. A chaque jour suffit sa peine. Les régimes spéciaux concernent 5% des salariés et bien sûr, le temps viendra d'une réflexion sur ce sujet. Mais nous devons déjà réussir cette réforme des retraites car si nous y parvenons, l'image réformatrice du gouvernement s'en trouvera consolidée.
En êtes-vous convaincu ?
AJ: Beaucoup dans la majorité pensaient que la réforme des retraites se ferait plus en douceur. Personnellement, instruit par l'expérience, j'ai toujours dit que ça serait difficile,. Quand on fait une réforme qui demande des efforts, il y a toujours un moment où ça coince. Je ne suis donc pas surpris.
Quels enseignements le gouvernement doit-il donc tirer de cette crise en vue de la très complexe réforme de l'Assurance maladie ?
AJ: Sur l'assurance maladie, l'intention du gouvernement est de gérer la réforme sans précipitation. C'est une affaire de longue haleine. Il faudra donc que la réforme s'échelonne sur une année de discussions et de négociations.
(Source http://www.u-m-p.org, le 12 juin 2003)
Les Echos: N'êtes-vous pas inquiet de la tournure prise par le mouvement de contestation sociale ?
Alain Juppé : Nous assistons incontestablement, depuis quelques jours, à une crispation réciproque. Il y a, d'un côté, une radicalisation de la part de certains groupes d'extrême-gauche qui débordent les syndicats. Ils livrent un combat moins sur le terrain des retraites que sur celui de la société capitaliste et de l'économie mondialisée en général. Il y a, de l'autre côté, une exaspération croissante dans la société, de la part de citoyens souvent proches de la droite et du centre, face au blocage des services publics.
On ne la voit pas tellement se manifester ?
AJ: Détrompez- vous. Je l'ai bien vu à Brive et à Tulle, où j'étais la semaine dernière. Beaucoup de gens nous exhortent à tenir bon. Les élus de l'UMP font tous le même constat.
Où en est l'idée de " contre manifestation " qui avait émergé au sein de l'UMP ?
AJ: Je ne dis pas qu'il ne faudra pas la faire un jour, mais un appel à descendre dans la rue n'est pas à l'ordre du jour. L'UMP est extrêmement présente. Mais nous ne devons pas nous laisser entraîner dans une spirale d'affrontement. Nous devons garder notre sang froid. L'issue à cette crise est dans le débat démocratique. Nous avons été élus pour faire ces réformes. C'est à la représentation nationale qu'il revient de décider.
Le recours à un référendum sur les grands principes de la réforme de retraites, comme l'avait proposé l'UDF, n'est-il pas envisageable en cas de prolongation du conflit ?
AJ: La réforme concerne des questions complexes qui se prêtent mal à un vote par oui ou par non, forcément simplificateur. Par ailleurs, nous nous sommes déjà présentés l'an dernier devant les électeurs en annonçant cette réforme des retraites et l'harmonisation des régimes des secteurs public et privé. La représentation nationale doit maintenant assumer ses responsabilités.
Ne ressentez-vous pas, dans la majorité, une tentation de recourir de nouveau au 49.3 en cas de blocage ?
AJ: Le recours au 49.3 est une prérogative du premier ministre. Dès la semaine dernière, sa position a été très claire : il a dit que la discussion parlementaire irait jusqu'à son terme et qu'on y consacrerait tout le temps nécessaire, et même tout l'été s'il le fallait. Je suis d'ailleurs moins inquiet car je ne pense pas qu'il faudra tout l'été. Le PS n'a pas grand chose à dire sur le sujet et le PC fait son baroud d'honneur. La réforme devrait pouvoir être votée avant le 14 juillet.
Le 14 juillet, Jacques Chirac ne manquera pas de commenter le débat. N'aurait-il pas dû apporter un soutien public plus affirmé à la démarche du gouvernement ?
AJ: Il l'a fait. Lors de la présentation du projet de loi en conseil des ministres, le président de la République a rappelé que cette réforme était juste et nécessaire. Il est dans son rôle. Son rôle n'est pas de se substituer au gouvernement.
Que se passe-t-il dans l'Education nationale, où le dialogue semble rompu ?
AJ: Au delà des retraites, on voit qu'il y a un malaise très profond dans le monde enseignant. Tout y a changé depuis vingt ans. Aujourd'hui, les enfants reçoivent plus d'informations en dehors qu'à l'école, et certains parents ont abdiqué. Comme l'explique Luc Ferry dans son livre, tout ce qui s'est fait dans l' Education nationale depuis deux décennies reposait sur deux grands principes. Le premier est qu'il est interdit d'interdire. Le second est que l'enseignant est une sorte d'accompagnateur de l'élève. Cela ne marche pas. Il y a des interdits nécessaires. La relation entre l'enseignant et l'élève est, par nature, inégalitaire. Il nous faut aussi réfléchir à l'idée d'une deuxième carrière pour les enseignants. C'est un chantier très important. J'ai demandé au député Guy Geoffroy d'organiser sur ce sujet un grand débat qui va s'échelonner sur plusieurs mois.
Ne craignez- vous pas un pourrissement, comme sur les retraites ?
AJ: Il n'y aura pas de pourrissement sur les retraites. La commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale a très bien travaillé. Les amendements qu'elle a retenus vont améliorer la situation pour les conjoints survivants, les parents d'enfants handicapés, les femmes et les familles. Surtout, la réforme ne s'arrêtera pas le 14 juillet : nous devons impérativement arriver à remonter le taux d'activité des plus de 55 ans, qui est l'un des plus bas du monde.
Comment y parvenir ? En imposant aux entreprises de négocier ?
AJ: Plusieurs chantiers restent ouverts : ceux de la prise en compte de la pénibilité du travail, de la formation professionnelle, de l'emploi des seniors. Il faut se sortir de l'esprit l'idée que, en faisant travailler plus longtemps les seniors, on prive les jeunes de travail. La plupart des pays européens ont un taux d'activité après 55 ans supérieur au nôtre et un taux de chômage inférieur. Nous sommes tous un peu responsables de ce que les préretraites soient utilisées comme un outil de régulation des effectifs. Or l'expérience est une richesse nationale.
Le Parti socialiste reproche au gouvernement de n'avoir joué que la carte de la hausse de la durée de cotisation. Que lui répondez- vous ?
AJ: Non seulement une hausse de 0,2 point de la cotisation vieillesse est prévue dès 2006, mais tout l'équilibre de la réforme repose sur l'augmentation des ressources, à prélèvements obligatoires constants. A partir de 2008 ce sont, en raison des évolutions démographiques, quelque 100.000 personnes qui devraient sortir, chaque année, du marché du travail et permettre de réaffecter à la retraite des cotisations d'assurance- chômage.
N'est- ce pas un pari hasardeux ?
AJ: C'est la prévision du Conseil d'orientation des retraites. Certains syndicats y ont souscrit, c'est donc qu'ils la tiennent pour solide. Il y a des clauses de rendez-vous. Quand on parle de solutions alternatives, il faut être sérieux, Même le PS, après des atermoiements qui l'ont un peu ridiculisé, a reconnu que les 40 ans étaient incontournables. On évoque bien sûr la taxation du capital. Mais, outre qu'elle débouche vite sur une contestation globale contre le capitalisme, cette solution est totalement inopérante. Il faudrait arriver à des taux tellement prohibitifs que cela ruinerait l'économie française.
N'y avait- il pas quand même un équilibre à trouver entre l'effort demandé aux salariés et celui demandé aux entreprises ?
AJ: Partout en Europe, la durée de cotisation a été allongée. Par ailleurs, tous les salariés ne seront pas touchés. La réforme garantit aux plus modestes un niveau de retraite élevé. Des hommes et femmes ayant commencé à 14, 15 ou 16 ans pourront partir avant 60 ans. Quant aux entreprises, elles sont invitées à ouvrir trois chantiers majeurs : pénibilité, formation et employabilité des seniors.
Une partie de votre majorité, l'aile libérale notamment, avait proposé la mise en place d'un système de retraite par points.
AJ: Nous l'avons envisagé lors du lancement de notre réflexion sur le sujet mais nous l'avons écarté pour deux raisons. D'abord parce que le basculement d'un système à l'autre est très compliqué et très lent. Ensuite, parce que ce système par points ne garantit pas le niveau des retraites. Dans un système par points, le niveau du point est décidé chaque année par les gestionnaires des caisses et c'est donc l'aléa le plus complet.
Peut-on dire aux français que leur retraite va varier en fonction des équilibres financiers ?
AJ: Je ne suis pas sûr que cette réforme aurait été mieux comprise et mieux acceptée par nos concitoyens.
L'UDF milite, elle, pour l'extinction progressive des régimes spéciaux ?
AJ: Selon les jours, on nous reproche d'en faire trop ou pas assez. A chaque jour suffit sa peine. Les régimes spéciaux concernent 5% des salariés et bien sûr, le temps viendra d'une réflexion sur ce sujet. Mais nous devons déjà réussir cette réforme des retraites car si nous y parvenons, l'image réformatrice du gouvernement s'en trouvera consolidée.
En êtes-vous convaincu ?
AJ: Beaucoup dans la majorité pensaient que la réforme des retraites se ferait plus en douceur. Personnellement, instruit par l'expérience, j'ai toujours dit que ça serait difficile,. Quand on fait une réforme qui demande des efforts, il y a toujours un moment où ça coince. Je ne suis donc pas surpris.
Quels enseignements le gouvernement doit-il donc tirer de cette crise en vue de la très complexe réforme de l'Assurance maladie ?
AJ: Sur l'assurance maladie, l'intention du gouvernement est de gérer la réforme sans précipitation. C'est une affaire de longue haleine. Il faudra donc que la réforme s'échelonne sur une année de discussions et de négociations.
(Source http://www.u-m-p.org, le 12 juin 2003)