Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à BFM le 23 mars 2000, sur le maintien du gel des relations politiques bilatérales des pays de l'Union européenne à l'égard de l'Autriche en dépit de la "photo de famille" du sommet de Lisbonne, la préparation de la présidence française de l'Union européenne, la situation en Tchétchénie et au Kosovo, la prévisible élection de M. Poutine en Russie et la politique européenne dans les Balkans.

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Média : BFM

Texte intégral

Q - Ce Sommet à Lisbonne, fallait-il ou non faire cette photo de famille des chefs d'Etat et de gouvernement en présence des Autrichiens ?
R - A vrai dire, le président de la République et le Premier ministre ne la sentaient pas vraiment cette photo de famille mais les Portugais, notamment M. Guterres, considéraient que la photo fait partie d'une habitude dans le cadre des Conseils européens et la position qui a été prise par les Quatorze par rapport à l'Autriche et le gel des relations politiques bilatérales stricto sensu même si la décision a été prise de ne rien faire qui entrave le fonctionnement de l'Union européenne dont nous avons évidemment tous besoin, M. Guterres considère que cela en fait partie. Il a beaucoup insisté pour que cette photo ait lieu. D'autre part, c'est une photo avec le président du Mexique puisque nous signons un accord avec le Mexique et par conséquent, le président de la République et le Premier ministre se sont résignés et ont accepté parce que cette insistance était forte et aussi par courtoisie pour le président du Mexique de participer à cette photo, devenue une photo de groupe.
Q - De ce fait, à l'occasion du sommet, le chancelier autrichien Schüssel peut considérer que c'est un premier pas vers la normalisation de la situation autrichienne ?
R - Je ne dirai pas cela car il n'y a pas de changement par rapport à la position adoptée par les Quatorze parce qu'il n'y a pas de changement de fond concernant la nature de la coalition à Vienne qui a provoqué cette réaction. Quand cette coalition a été constituée, alors même que les Quatorze avaient lancé des mises en garde très vives, les Quatorze ont décidé de marquer le coup, de marquer leur réprobation en gelant les relations politiques bilatérales. Nous n'avons jamais décidé un boycott de la société autrichienne en tant que telle, il s'agit de geler les relations politiques bilatérales.
Q - Mais on ne veut plus de mise au ban de l'Europe ?
R - Non, il n'est pas question de laisser l'ensemble du fonctionnement de l'Union européenne être prise en otage par la situation à Vienne, par cette coalition que nous réprouvons parce qu'un parti d'extrême droite en fait partie. L'Europe doit continuer à fonctionner et ce qui se passe à Lisbonne, c'est tout simplement que l'Europe continue à fonctionner car elle a "du pain sur la planche" et que les Européens attendent de l'Union européenne et des chefs d'Etats et de gouvernements des décisions dans des domaines qui les concernent directement.
Q - Notamment l'emploi, les nouvelle technologies, c'est à cela normalement qu'est consacré ce sommet.
R - Normalement et pratiquement, ce sommet tourne autour de ces questions : comment mettre en commun les meilleures expériences menées par les pays de l'Union européenne pour avoir la meilleure croissance possible, pour que cela profite le plus possible à l'emploi, que cette croissance et cet emploi soit en plus fondé sur des technologies et des potentiels d'avenir, d'où l'importance de toutes les technologies de l'information.
Q - Avec une dimension sociale dont on parle depuis des années et qui ne parvient pas à trouver un développement concret ?
R - Mais elle le trouve puisque précisément, depuis quelques temps et notamment depuis le gouvernement de Lionel Jospin qui a beaucoup insisté auprès de ses partenaires, il ne se passe plus une année sans que l'un ou l'autre des conseils européens ne soient consacrés à faire le point sur cette question. Je vois que la présidence portugaise et M. Guterres en particulier ont préparé ce conseil avec beaucoup d'énergie et beaucoup d'intérêts. C'est très concret par rapport aux Européens et cette idée que leurs gouvernements mettent en commun ce qui marche le mieux sur le plan de l'emploi, au carrefour du social et de l'économie, je crois que cela rend l'Europe plus familière, plus proche, plus convaincante pour tout le monde.
Q - Sur l'Autriche, beaucoup d'Autrichiens pensent que ces sanctions bilatérales sont contre-productives par rapport aux problèmes posés et même en Europe, il y a un certain nombre de voix qui commencent à s'élever en se disant que l'on s'est peut-être trompé de stratégie.
R - C'est pour cela qu'il faut bien rester sur la ligne définie au début, sans en faire plus car c'est un maximalisme qui tournerait à ce moment-là au boycott de l'Autriche, ce que personne n'a décidé et ce qui serait démocratiquement indéfendable, mais il n'y a pas de raison de modifier la ligne adoptée à Quatorze pour le moment puisqu'il n'y a pas de changement de nature dans le type de cette coalition et donc, l'extrême vigilance décidée concernant l'Autriche, qui se justifie en plus parce que les rapports entre nous, au sein de l'Union européenne, ce ne sont pas des rapports classiques, d'Etat à Etat dans les relations internationales. Aux yeux de la présidence portugaise, aux yeux des autres pays, il n'y a pas de raison de modifier l'attitude adoptée. Cela n'empêche pas M. Schüssel de s'exprimer et la présidence lui répond. Nous en sommes là.
Q - D'un mot, à quoi saura-t-on si la France a réussi sa présidence en décembre prochain puisqu'elle prend la présidence de l'Union européenne au premier juillet ?
R - D'abord, il faut remettre les choses dans leur perspective. Une présidence arrive l'une après l'autre, c'est une sorte de course de relais et cela dépend de la façon dont on nous passe le relais. Nous allons faire de notre mieux pour faire avancer le plus possible, dans la meure où cela dépend de nous, les dossiers dont nous héritons et par exemple la CIG qui a pour fonction de faire des réformes dans le mode de fonctionnement de l'Europe pour qu'elle puisse continuer d'être efficace et de prendre des décisions, avoir son budget, avec des politiques communes, même après les élargissements qui s'annoncent.
Q - Vous pensez que nous pouvons y arriver ; jusqu'à présent, cela a échoué ?
R - Cela a déjà échoué une fois à Amsterdam. Ce que je peux vous dire, c'est que la France fera tout ce qui dépend d'elle. Elle ne peut pas s'engager en ce qui concerne l'ensemble des autres participants.
Q - C'est-à-dire qu'au Sommet de Nice au mois de décembre, un texte devrait être arrêté, c'est là que nous saurons si la France a réussi ou non ?
R - Non, ce n'est pas la France, ce sont les Quinze. Le pays président ne peut pas se substituer à l'ensemble des autres.
Q - Non, mais il donne une impulsion.
R - Vous ne direz pas au Conseil européen de juin au Portugal, si tous les problèmes n'ont pas été résolus comme par miracle, que le Portugal a échoué, il aura fait sa part du travail, le plus possible.
Q - Mais, il faudra un texte ?
R - La CIG, il faut conclure à un moment donné. Nous espérons pouvoir le faire à Nice mais cela ne dépend pas que de nous. Nous allons, en tant que présidence française, je le répète, faire tout ce qui dépend de nous pour que nous puissions aboutir à Nice. Mais cela dépend également des autres partenaires et des sujets, la majorité qualifiée, la repondération des voix, le format de la Commission, les coopérations renforcées. Ce sont des sujets compliqués mais nous allons tout faire, nous nous sommes préparés à cela. Nous travaillons déjà quotidiennement avec la présidence portugaise pour qu'il n'y ait aucune rupture, ni dans le rythme, ni dans le fonds et l'entente est parfaite sur ce plan. Voilà notre ambition.
Q - Les élections en Russie ont lieu dimanche, c'est le premier tour. Pronostiquez-vous la victoire de Vladimir Poutine ?
R - La victoire de M. Poutine est attendue par tout le monde, la seule incertitude est de savoir s'il sera élu dès le premier tour.
Q - Diriez-vous que Vladimir Poutine est l'homme d'un nouveau départ de la Russie ?
R - C'est à lui de le démontrer par ses actes et par ses décisions. Ce que je peux vous dire, c'est que nous attendons de lui que, d'une part, il réponde enfin à ce qui est demandé depuis plusieurs mois, notamment par la France avec une insistance et une clarté particulière, c'est-à-dire qu'il traite la question tchétchène sur une base politique et non pas à travers une action militaire brutale, aveugle, indiscriminée et qui a des conséquences tragiques pour les populations civiles. C'est une question qu'il faut traiter rapidement.
Q - Pensez-vous qu'une fois élu, il peut changer de politique ?
R - C'est ce que nous lui demandons, pas simplement une fois élu. Sur le terrain, on voit que les Russes ont atteint un certain nombre de leurs objectifs, ils ont encore moins de raisons qu'avant de persévérer dans cette voie purement militaire et voilà ce que nous demandons, une solution politique pour la Tchétchénie qui commence par respecter les droits les plus élémentaires des populations. C'est une première demande claire et la deuxième chose, nous attendons de savoir quelles sont ses conceptions à longs termes de la modernisation de la Russie. Il parle par exemple du rapprochement des législations entre la Russie et l'Union européenne et c'est par rapport à ces conceptions à long terme que nous pourrons déterminer les modalités, l'ampleur et éventuellement les conditions de notre coopération au cours des années qui viennent avec ce grand pays.
Q - Etes-vous confiant ? Certains voient en lui un nouveau Staline ?
R - C'est à lui de démontrer qu'il est Vladimir Poutine et pas n'importe qui d'autre. Je pense sur le fond que la Russie n'a pas d'autres choix raisonnables que de poursuivre dans la voie de la modernisation. C'est à eux de le démontrer.
Q - Un an après le début des opérations qui ont eu lieu au Kosovo, est-ce que vous pouvez parler d'échec ou de succès sur ce qui s'est passé ?
R - Je pense qu'au Kosovo, la communauté internationale, pour une fois on peut employer ce terme car l'unanimité était vraiment très large, a fait son devoir. Nous n'avions je crois plus d'autres choix malheureusement que l'action militaire, étant donné que M. Milosevic avait refusé toutes les occasions de négociations sérieuses et torpillé toutes les possibilités de plans, de compromis.
Q - On voit aujourd'hui sur le terrain que la situation demeure compliquée. Cela ne marche pas ?
R - Lorsque l'on dit que cela ne marche pas, c'est parce que l'on en attendait des miracles. Ce sont les Balkans, c'est le Kosovo qui est très compliqué. La cohabitation entre les différentes populations n'a jamais été vraiment complètement résolue. Il fallait le faire parce que c'était notre devoir, je le répète, la crédibilité politique et morale de l'Europe me semble-t-il était en cause, mais il ne fallait pas le faire dans l'illusion en pensant que nous allions régler facilement les problèmes. Nous sommes engagés, là comme dans toute la région, parce que notre politique à long terme est d'européaniser les Balkans et nous y resterons le temps qu'il faudra.
Q - Ce n'est pas un bourbier dont on ne pourra jamais se sortir ?
R - C'est extrêmement difficile, mais, soit on considère que l'on abandonne les Balkans à leur sort, soit on considère qu'ils font partie de l'Europe d'une certaine façon et qu'il faut les aider à se rapprocher de l'Europe moderne. A ce moment-là, on s'engage, on va jusqu'au bout, quelle que soit la durée. Ensuite, c'est la question des moyens, des décisions à prendre.
Q - Précisément, d'un mot, sera-t-on attentif à ce qu'il risque de se passer au Monténégro ?
R - Nous sommes attentifs chaque jour, comme nous l'avons été à ce qui se passe en Serbie, au Monténégro, au Kosovo, en Albanie en Bosnie partout... Nous avons une politique d'ensemble à la fois sur le sud-est de l'Europe et sur les Balkans et une politique pays par pays. Ce qu'il faut faire maintenant pour avancer
Q - C'est d'arrêter Milosevic.
R - Ce qu'il faut faire maintenant pour avancer au Kosovo, M. Milosevic, tout le monde sait ce que nous en pensons mais gardons-nous de l'illusion que tous les problèmes des Balkans disparaîtraient si M. Milosevic était remplacé et quand il sera remplacé à Belgrade par des dirigeants démocratiques.
Il y a quand même des problèmes de coexistence entre les différentes populations qui se posaient avant lui et qu'il a évidemment épouvantablement attisés et exploités et qui se poseront encore. Au Kosovo, ce qu'il faut faire maintenant pour donner un contenu plus enraciné à l'autonomie substantielle, c'est organiser sérieusement des élections locales et tous les grands pays européens, occidentaux, même les Russes maintenant sont d'accord sur ce point et nous avons commencé cette préparation.
Q - Bernard Kouchner peut-il tenir encore longtemps sur place ?
R - Il continuera, j'en suis convaincu avec beaucoup de courage à accomplir la mission qui lui est confiée par le secrétaire général des Nations unies.
Q - Courage et difficultés, il a peu de moyens ?
R - Les difficultés sont les nôtres, ce sont les difficultés objectives de la situation. Mais, je crois que le cap est clairement défini.
Q - Concernant le Proche-Orient, le pape s'y trouve actuellement, on sent que cela peut redémarrer entre Israël et la Syrie, qu'en pensez-vous ?
R - Eh bien, alors qu'il y a encore une quinzaine de jours le climat était quand même à la déprime et à la tension, on voit qu'il y a un petit retournement d'atmosphère parce que les Palestiniens ont réussi à réimpliquer les Américains dans le jeu. Les Américains s'occupent en ce moment de relancer la discussion entre les israéliens et les Palestiniens pour le statut final, et d'autre part, le président Assad a finalement accepté de rencontrer le président Clinton. Concernant la dimension israélo-syrienne qui est très difficile, nous avions, nous, contribué à débloquer les choses une première fois à l'automne, cela s'est rebloqué après, cette fois-ci, ce sont surtout les Américains qui la débloquent. C'est de toute façon une bonne chose concernant la paix et voilà deux points sur lesquels, nous pouvons espérer, dans les jours qui viennent, des avancées.
Q - L'incident Jospin-Chirac à propos du voyage du Premier ministre en Israël, c'est oublié ?
R - Je n'ai rien à ajouter.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le24 mars 2000)