Extraits d'une interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, dans "La Tribune" du 3 novembre 2003, sur la hausse du budget de la défense pour 2004, la doctrine nucléaire française, la conclusion d'alliances dans l'industrie d'armements européenne et le risque de dépendance des entreprises d'armements françaises par rapport aux fonds de pension étrangers.

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Média : La Tribune

Texte intégral

Q - Demain est discuté à l'Assemblée nationale le projet de budget du ministère de la Défense. A gauche, mais aussi à droite, la forte hausse des crédits est critiquée. Que leur répondez-vous ?
R - Le budget de la Défense, c'est notre assurance sécurité. Ce n'est pas un luxe que l'on s'offrirait les années fastes et que l'on réduirait les autres années. Face à la multiplication des crises régionales dans lesquelles des Français sont impliqués, comme en Côte d'Ivoire, en République centrafricaine ou encore au Liberia et face à la menace terroriste qui se développe, il est de la responsabilité première d'un Etat d'assurer la sécurité de son territoire et de ses ressortissants en France comme à l'étranger.
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Q - La France s'apprête-t-elle à changer de politique en matière de dissuasion nucléaire ?
R - La doctrine nucléaire française a été publiquement précisée par le président de la République le 8 juin 2001. Ce discours a pris en compte l'évolution du contexte stratégique et notamment l'émergence de puissances régionales dotées d'armes de destruction massive, sans que les fondements de notre dissuasion soient modifiés. La LPM 2003-2008 intègre ces orientations et précise que la dissuasion "reste caractérisée, dans notre stratégie, par un concept de non-emploi", même si "elle implique de disposer de moyens diversifiés permettant d'assurer sa crédibilité face aux évolutions des menaces". S'il est vrai que les moyens de la dissuasion évoluent - comme ils l'ont fait régulièrement depuis 1960 -, notre conception de la dissuasion demeure inchangée.
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Q - Que faut-il faire pour favoriser la conclusion d'alliances entre les groupes de défense européens ?
R - Il est évident que la concurrence que se livrent certains groupes peut être préjudiciable au maintien de capacités industrielles européennes. Une première consolidation a eu lieu autour d'EADS dans le secteur aéronautique. C'est un schéma qui pourrait servir d'exemple pour des rapprochements similaires dans les secteurs naval et terrestre. Dans le secteur naval, j'ai engagé des discussions avec mes homologues espagnol, grec et allemand. Avec Peter Struck, ce sujet a été évoqué notamment à propos du devenir des chantiers navals allemands HDW. Mais c'est aux entreprises concernées qu'il revient de construire un projet industriel. Les gouvernements peuvent quant à eux leur apporter un cadre incitatif. Dans l'industrie terrestre, la consolidation sera facilitée par la restructuration de Giat-Industries : le modèle industriel retenu rapprochera Giat-Industries de ses homologues britannique et allemand en termes de métiers, d'organisation et d'effectif.
Q - Concernant Thales, est-il envisageable que ce groupe reste autonome, ou devra-t-il s'inscrire dans un grand pôle industriel ?
R - Je crois - après y avoir été un peu réticente au départ en raison des bienfaits de la compétition - que, dans la très dure concurrence internationale que nous connaissons aujourd'hui, nous avons besoin de pôle solides. Donc, de manière générale, j'incite les industriels à la discussion lorsque leur marché est trop étroit pour supporter une concurrence excessive. C'est notamment le cas dans le spatial.
Q - Dans le secteur naval, plusieurs schémas ont été avancés autour de Thales et DCN. Quel scénario préconiseriez-vous ?
R - Il appartient aux entreprises de nous faire des propositions. DCN et Thales sont des partenaires anciens sur certains projets qui nécessitent une coopération toujours plus étroite. Quant à la forme que ces alliances pourraient prendre, elle reste encore à imaginer : prises de participation, création de consortium
Q - Un rachat des chantiers navals allemands HDW par plusieurs groupes européens est-il encore d'actualité ?
R - Les discussions sont pour l'instant suspendues sur des questions de prix. One Equity Partners, vendeur, a dû constater qu'aucun repreneur, à commencer par l'industrie française, DCN et Thales ensemble sur ce dossier n'était prêt à lui offrir un prix équivalent à celui qu'il avait payé lors de l'acquisition d'HDW.
Q - Le gouvernement pourrait-il envisager une privatisation partielle de DCN et de Giat-Industries pour leur faciliter la conclusion d'alliances ?
R - Nous n'en sommes pas là. Ce qui prime pour l'instant, c'est qu'un facteur déclenchant amène ces entreprises à envisager des rapprochements. On peut par exemple observer que DCN et l'espagnol Izar travaillent ensemble de façon constructive dans le cadre du consortium qu'ils ont formé à l'exportation. Cela pourrait servir de point de départ à une coopération élargie à de grands programmes d'armement. Dans l'absolu, les Espagnols préféreraient de beaucoup une solution européenne à une solution exclusivement américaine.
Q - Snecma est aujourd'hui sur la liste des privatisables. General Electric est-il le bienvenu dans son capital ?
R - Les enjeux de défense seront pris en compte, comme lors des ouvertures de capital précédentes d'entreprises de ce secteur. Les outils sont multiples et bien maîtrisés. Ma préoccupation est très claire : je veux éviter que nos industries sensibles puissent se trouver dans des situations de dépendance. Soit parce qu'elles se trouveraient confrontées à des problèmes d'approvisionnement ou de limitation de leur capacité à exporter sur certains marchés, soit parce qu'elles ne pourraient pas conserver la confidentialité indispensable à certains dossiers. Je sais Francis Mer sensible à cet aspect de la protection des intérêts stratégiques de ces entreprises.
Q - comment pourrait-on limiter la présence de fonds anglo-saxons dans un groupe de défense français qui serait mis en Bourse ?
R - Notre incapacité à mobiliser l'épargne vers le capital de nos entreprises dépasse largement le seul secteur de la Défense. C'est pour cette raison que j'ai toujours plaidé pour des fonds de pension à la française. Sinon, nous risquons de retrouver le capital de nos entreprises détenu à 60 % par des intérêts étrangers. Concernant plus spécifiquement la Défense, j'ai confié au Conseil économique de défense une réflexion sur "la dépendance et le capital des entreprises travaillant pour la Défense". Elle devra porter, notamment, sur les PMI à fort potentiel technologique.
Q - La mort de Jean-Luc Lagardère a déstabilisé EADS. Cela pourrait-il favoriser une montée en puissance des Allemands ?
R - Il est normal que ce décès brutal et inattendu ait créé un certain flottement. Les derniers grands contrats qui ont été signés démontrent que l'entreprise est bien dirigée. Je crois qu'il faut laisser à Arnaud Lagardère le temps de prendre toute la mesure et la dimension de l'ensemble de son héritage. Je l'ai vu à plusieurs reprises, et je crois qu'il est totalement décidé - il l'a d'ailleurs montré - à prendre la suite dans tous les secteurs du groupe. Aujourd'hui, il s'y investit et je suis persuadée qu'il a la personnalité pour le faire
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 novembre 2003)