Tribune de M. Alain Juppé, président de l'UMP, dans la revue "Commentaire" de l'hiver 2003-2004, sur la politique étrangère et la politique de défense de la France et sur son rejet d'un quelconque "déciln économique" français, intitulée "L'insoutenable légèreté du déclinisme".

Prononcé le 1er décembre 2003

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Circonstance : Réponse à un article de M. Nicolas Baverez sur le déclin français

Média : Commentaire

Texte intégral

Il serait facile de répondre à l'article de Nicolas BAVEREZ sur le ton de la polémique, tant son texte, dans la forme comme sur le fond, relève plus du pamphlet que de l'analyse politique. J'essaierai de résister à cette tentation.
Je reconnaîtrai même, volontiers, qu'à plusieurs reprises, je me suis senti en harmonie avec l'auteur, par exemple quand il dénonce " la fin du travail " en tant que valeur dans la mentalité collective française, ou bien les limites d'une décentralisation qui ne porte pas vraiment remède au " foisonnement anarchique des collectivités ".
Mais, à côté de quelques éléments de diagnostic qui peuvent être consensuels, que de sujets de désaccord ! Je me limiterai aux plus graves.
Le premier touche à l'actualité internationale. M. BAVEREZ affirme que " la France vit avec la crise irakienne une débâcle diplomatique ". En lisant cette phrase - au moment où j'écris - c'est-à-dire en septembre 2003 - je me suis un instant demandé s'il n'y avait pas erreur de plume sur le pays.
Les succès de la diplomatie française
J'ai eu l'occasion de dire à la tribune de l'Assemblée Nationale, au plus fort de la crise, pourquoi la diplomatie française avait eu raison, à mes yeux, de tout faire pour convaincre nos amis américains qu'il y avait encore des étapes à franchir dans le processus de vérification du désarmement de l'Irak, avant d'utiliser la force. Pour les convaincre surtout que le renversement du régime de Saddam Hussein - bonnes nouvelles pour toutes les démocraties - ne suffirait vraisemblablement pas à déclencher un processus de contagion vertueuse au Moyen Orient. Et qu'en toute hypothèse, seule la communauté internationale et l'institution qui l'incarne, c'est-à-dire l'ONU, pourraient réussir la paix et reconstruire la région. Fallait-il aller jusqu'au bout de notre logique et brandir la menace d'un veto au Conseil de sécurité ? Certains se sont interrogés.
Mais il est vain de vouloir récrire l'histoire. N'oublions pas en tout cas que la grande majorité des Etats membres des Nations Unies partageait - à voix haute ou à voix basse - le point de vue de la France : Russie, Chine, Allemagne, pays arabo-musulmans, pays africains, Brésil, Mexique, Canada, j'en oublie Prétendre aujourd'hui que, du fait de ses prises de position, la France est " dans un isolement diplomatique complet " alors qu'une " voie royale s'est ouverte à la diplomatie britannique ", voilà une affirmation totalement décalée par rapport à la réalité. Chacun constate dans quelles difficultés se débattent les Etats-Unis, sans parler de Tony Blair. L'auteur du " déclin français " en convient d'ailleurs. Si bien qu'aujourd'hui la difficulté pour la France, ce n'est pas de se faire pardonner sa lucidité mais bien au contraire d'éviter le triomphalisme. La tentation du " Nous l'avions bien dit " est pourtant forte quand on entend le président des Etats-Unis appeler l'ONU et ses Etats-membres à la rescousse.
Plutôt que de nous en réjouir ironiquement, nous devons évidemment faire preuve de notre solidarité avec l'Amérique dans son combat contre le terrorisme, combat qui est aussi le nôtre.
Mais ce n'est pas une raison pour éluder le débat sur les leçons de la crise. Et l'une de ces leçons, déjà perceptible en Afghanistan, c'est que la guerre préventive unilatérale, fût-elle menée par les premières puissances militaires du monde, ça ne marche pas ! Seule une action coordonnée de la communauté internationale peut permettre de dégager les voies et les moyens d'un règlement durable des conflits régionaux.
Je tirerai une deuxième leçon : c'est que dans l'intérêt même de la paix et de l'équilibre mondial, il est bon qu'il y ait plusieurs pôles d'influence dans le monde et que certains pays osent dire tout haut ce que la majorité pense tout bas. Ce fut souvent, c'est toujours la spécificité de la France. Pour l'avoir constaté au cours des six derniers mois, à l'occasion de visites ou de contacts en Afrique noire, au Maghreb, en Russie, dans l'Union européenne, j'affirme que la position de la France lui vaut plus que jamais respect et sympathie. Il existe un " besoin de France " sur la scène internationale, qu'expriment par exemple les organisateurs du prochain sommet mondial de l'ONU sur la société de l'information qui doit se tenir à Genève. Nous sommes nombreux à souhaiter que " ce besoin de France " devienne, sous l'impulsion de notre pays, un " besoin d'Europe " et qu'en partenariat avec les Etats-Unis d'Amérique, la Russie, la Chine, l'Union contribue à l'édification d'un monde multipolaire, c'est-à-dire équilibré. On voit déjà le poids de l'Europe dans les affaires du monde quand il s'agit du commerce. Au-delà de l'échec de Cancun, c'est à une nouvelle mondialisation que, dans le prolongement des grandes prises de parole de Jacques CHIRAC à Monterrey ou à Johannesburg, nous devrions uvrer ensemble. Mais cela est un autre débat.
Notre politique de Défense
J'en reviens au texte de Nicolas BAVEREZ pour y relever une deuxième erreur grave. Il s'agit de l'évolution de notre politique de défense, prétendument " enfermée dans la doctrine fossilisée de la dissuasion et hors d'état de participer à des opérations lourdes ".
Cette double critique révèle une double ignorance. C'est d'abord ignorer la révision de notre politique de dissuasion engagée dès 1992 avec la baisse du format des forces nucléaires et confirmée en 1995-1996 dans le cadre de la profonde réforme de notre outil de défense voulue par Jacques CHIRAC et mise en uvre par mon gouvernement.
A ce propos, qu'on me permette une brève digression : la professionnalisation de nos armées, le redéploiement drastique de notre dispositif militaire sur le territoire, la priorité donnée au développement des forces de projection tout cela constitue un beau témoignage de la capacité d'adaptation et de modernisation d'une de nos plus grandes institutions publiques, l'institution militaire. Comme quoi, il y a en France, des réformes qui réussissent.
J'en reviens à la dissuasion nucléaire stratégique : elle n'absorbe désormais qu'environ 20 % du budget d'équipement de nos armées (chiffre 2001). Qui prendrait le risque de baisser la garde nucléaire dans un monde où la question de la prolifération devient de plus en plus angoissante ? J'ajoute que qualifier notre doctrine de " fossilisée ", c'est encore ignorer les avancées de la vision française, par exemple la " dissuasion concertée " avec nos proches partenaires européens que j'avais évoquée dès 1993.
Quant à notre prétendue absence de capacités de projection, faut-il rappeler que la France entretien aujourd'hui environ 30 000 hommes à l'extérieur de son territoire et qu'elle a participé, depuis 15 ans, à toutes les opérations d'après la Guerre froide, quelquefois seule parmi les grandes puissances (opération Turquoise au Rwanda avec nos partenaires africains), souvent sur plusieurs théâtres à la fois, comme en cette année 2003 où ses forces défendent la paix au Congo, en Afghanistan, en Bosnie, en Côte d'Ivoire ou au Kosovo ? Le Ministre de la Défense indiquait récemment qu'au-delà même de ce dispositif, qui est considérable, nous disposions d'une capacité de projection supplémentaire d'environ 10 000 hommes.
Dans son entreprise de dénigrement systématique de notre pays, bien traditionnelle, sous la plume des polémistes hexagonaux, Nicolas BAVEREZ nous donne en exemple le leadership du Royaume-Uni qui consacre 2,4 % de son PIB à son effort de défense alors que la France se limite à 1,9 %. On pourrait ergoter sur les chiffres en soulignant que les dépenses de défense britanniques prennent en compte les pensions militaires, les nôtres pas !
Si l'on compare ce qui est comparable, en se référant aux chiffres harmonisés de l'OTAN, on se rend compte que la France fait autant et même plus que la Grande Bretagne (2,7 % du PIB contre 2,4 %).
Mais le plus choquant, c'est de passer complètement sous silence - avec la volonté de confondre gauche et droite dans le même opprobre - le changement de cap décidé en 2002 : la nouvelle loi de programmation militaire renverse courageusement la tendance à la baisse de l'effort de défense sous le gouvernement Jospin. Dans un contexte budgétaire difficile, les crédits militaires seront, en 2004, sanctuarisés comme on dit. Il faut pour cela toute l'autorité du Président de la République.
On aurait aimé que le contempteur du " déclin français " saluât ce changement. Si nos partenaires européens - à commencer par l'Allemagne et l'Espagne - nous accompagnaient, la défense européenne commencerait à se donner les moyens de ses ambitions.
Déclin économique ? Non
Plus sérieuse, plus digne d'intérêt me semble la thèse du déclin économique de notre pays.
Ici encore, il faut éviter de forcer le trait. Parler d'un déclin économique de trente ans n'a pas de sens. C'est oublier, dans notre histoire récente, les temps de croissance forte : par exemple celui des années 1988-1990 ; le même boom se reproduit dix ans plus tard. Soit au total 8 ans de croissance au cours des 16 dernières années.
La France a-t-elle d'ailleurs fait vraiment plus mal que ses partenaires ? La dernière accélération de la croissance n'y a-t-elle pas été plus vive et plus durable que dans de nombreux pays qui, par leur " modèle social ", peuvent se comparer à elle ?
Notre pays a connu, depuis 1998, une croissance plus forte que l'Allemagne ou le Japon. A bien des égards, le progrès de la croissance française pendant cette période n'a de parallèle qu'aux Etats-Unis et en Espagne. En 2000 et jusqu'en 2001, cette croissance s'est poursuivie à un moment où le ralentissement se faisait sentir outre-Atlantique.
Au-delà de la conjoncture, rien ne permet de diagnostiquer une irrémédiable sclérose de l'économie française, au contraire ! Dans les calculs d'Eurostat pour 2001 (dernière année entièrement traitée), le PIB par habitant de la France est désormais à égalité avec celui de l'Allemagne.
La France a une productivité horaire comparable à celle des Etats-Unis, c'est-à-dire supérieure à celle du Japon, de l'Allemagne et du reste de l'Union Européenne (1). Cette approche statistique est confortée par l'expérience du terrain : lorsque le groupe Ford met en compétition l'ensemble de ses usines en Europe et dans le monde pour implanter la fabrication d'une nouvelle boîte de vitesse, c'est la France qu'il choisit (Blanquefort en Gironde) pour l'efficacité de sa main d'uvre.
Depuis 1993, la productivité globale des facteurs de production a progressé de 0,6 point environ, c'est-à-dire autant qu'aux Etats-Unis dans la même période (2).
Ni la vigueur des rebonds de croissance, ni l'effort d'investissement, ni la productivité horaire du travail ne permettent donc de désespérer de notre économie.
Affaiblissement ? Oui
Il ne saurait être question, néanmoins, de nier son affaiblissement au cours des années récentes. Nous avons suffisamment développé cet argument tout au long des débats électoraux de l'année 2002 pour l'oublier aujourd'hui.
Les causes en sont connues et je ne m'attarderai pas sur leur analyse : augmentation incessante du poids des dépenses publiques au point de mettre la France en tête d'un palmarès peu glorieux ; par voie de conséquence, alourdissement de moins en moins supportable des impôts et des charges de toutes sortes qui pèsent sur le travail et renchérissent son coût ; complexité ubuesque des textes, procédures, formalités en tous genres, à commencer par le droit du travail ; et peut-être surtout diffusion dans le corps social et dans les mentalités, du poison des 35 heures qui nourrit une culture du non-travail.
On a fini par faire croire aux Français que c'est en travaillant moins qu'on lutte contre le chômage ; que le départ à la retraite d'un salarié de 55 ans permet d'embaucher un jeune de 25 ans ; ou qu'un des moyens les plus efficaces de lutter contre les licenciements, c'est tout simplement de les interdire ou de les retarder le plus longtemps possible (loi dite de modernisation sociale).
Les comparaisons internationales montrent pourtant clairement que cette vision de l'économie est fausse. Un seul exemple : la France cumule un taux d'activité au-delà de 55 ans parmi les plus faibles des grands pays industriels, et un taux de chômage des jeunes parmi les plus élevés.
Résultat de cette ankylose progressive du corps économique français qu'un effort de recherche insuffisant et les dysfonctionnements de notre système éducatif viennent aggraver : nous perdons peu à peu de notre substance, notamment de notre substance industrielle.
Réformer
Le diagnostic posé, que faire pour inverser la tendance et permettre à la France de mieux tirer parti de ses atouts qui sont considérables : position géographique en Europe, qualité de vie, réseau incomparable d'infrastructures, richesses des ressources humaines, créativité et intelligence ?
Réformer bien sûr, et moderniser.
Des objectifs clairs ont été définis par la nouvelle majorité politique et je voudrais contester vigoureusement l'affirmation poujadiste selon laquelle les gouvernements les uns après les autres laisseraient aller le chien crevé au fil de l'eau.
Premier objectif : réhabiliter le travail, c'est-à-dire effectuer un virage à 180° par rapport à l'idée dominante depuis 1981 et selon laquelle la diminution du temps de travail fait le bonheur des hommes et la vigueur de l'économie.
Il faudra donc, d'abord, une révolution des esprits pour convaincre nos concitoyens qu'ils ne pourront durablement conserver un niveau de vie élevé et un système de protection sociale sans exemple au monde s'ils se laissent aller à travailler moins que leurs concurrents proches ou lointains.
On y vient insensiblement. De nombreux salariés préféreraient arbitrer pour une meilleure rémunération, et donc quelques heures de travail en plus, plutôt que pour des loisirs sans gain de pouvoir d'achat. La réaction favorable de l'opinion publique à l'idée de sacrifier un jour férié pour financer l'effort de solidarité envers les personnes en situation de dépendance est aussi un signe positif.
Pour réhabiliter le travail, il est juste de baisser l'impôt sur le revenu ( - 10 % environ en deux ans) qui pénalise notamment les classes moyennes, les familles (dont le quotient familial et les avantages spécifiques, tel celui lié aux emplois familiaux, avaient été fortement rognés sous la législature précédente) et les célibataires les plus actifs.
Réhabiliter le travail
L'une des conditions incontournables de la réhabilitation du travail et de la baisse des prélèvements obligatoires qu'elle implique, c'est naturellement la maîtrise des dépenses publiques et donc la modernisation de nos services publics.
Si la réduction progressive de ces déficits s'impose à nous, ce n'est pas pour se conformer à une batterie de critères techno-bruxellois mais tout simplement pour respecter un principe de bon sens : personne, y compris un Etat, ne peut durablement dépenser plus qu'il ne " gagne " ; l'alourdissement de la dette a une limite qui est tout simplement l'asphyxie des générations qui nous suivent.
Réhabiliter le travail, c'est aussi administrer à notre secteur public une cure de simplification. Tout " porteur de projet " aujourd'hui, qu'il soit créateur d'entreprise, animateur associatif ou élu local, est confronté à la complexité des réglementations et des procédures. Je pourrais en donner, grâce à mon expérience de maire, des exemples abracadabrantesques ! Pour obtenir la suppression d'une procédure universellement reconnue comme inutile - et qui retardait tous les grands projets d'équipement public d'un an (1), il m'a fallu un long combat . Le gouvernement a reçu l'habilitation législative pour simplifier par ordonnances. Ce travail est essentiel à la redynamisation de l'économie et de la société française.
Mais peut-on, en France, réformer l'administration ? La volonté politique peut-elle faire bouger le conservatisme bureaucratique ?
Ma réponse est résolument oui. J'ai évoqué plus haut la réforme radicale qui a été mise en uvre dans nos armées ; je pourrais rappeler celle, beaucoup plus modeste, que j'avais accomplie au ministère des affaires étrangères. Le moment est venu de faire évoluer de grandes administrations comme celle des finances, dont on connaît les mérites mais aussi les défauts d'organisation.
Certains suggèrent la nomination, dans chaque ministère, d'une sorte de " manager " de la réforme, exclusivement mandaté pour moderniser les services. J'y suis favorable mais je continue à penser que sans engagement personnel du ministre, l'élan ne viendra pas.
Quoi qu'il en soit, des réformes sont aujourd'hui en cours. Elles vont, même s'ils ne veulent pas le voir, dans le sens souhaité par ceux qui cultivent l'art du " déclinisme ".
Pendant cinq ans, le précédent gouvernement avait campé le paysage sans déclencher l'action.
La nouvelle majorité a fait preuve de volonté et de capacité à faire bouger les choses. Elle a démontré, avec la refonte du système des retraites, les lois sur l'initiative économique, la nouvelle politique de sécurité, que la réforme est possible.
L'art de gouverner
Faut-il dès lors faire sonner le clairon et se lancer, sabre au clair, dans une offensive tous azimuts, à l'assaut de toutes les bastilles à la fois ?
J'en cite quelques-unes, en vrac : les régimes spéciaux de retraite ; l'assurance-maladie ; l'Education nationale ; le statut de la fonction publique, j'en passe et des meilleures !
L'art de gouverner demande audace et courage à coup sûr, mais aussi pragmatisme et proximité.
Il nous faut notamment tenir compte de deux réalités : la lenteur de la société civile à accepter le changement mais aussi sa maturité ; la fragilité voire la précarité du corps social français, du coup plus méfiant et irritable.
Pour faire réussir les réformes, il faut d'abord éviter de coaliser à l'instant " t " des oppositions souvent très hétérogènes. Les évènements du printemps et de l'été rappellent que cela exige du " doigté ". Il faut s'appuyer sur des forces sociales " alliées ".
Il faut surtout tenir compte d'une évolution très profonde de rapport entre gouvernants et gouvernés : l'autorité n'est plus ce qu'elle était. L'une des mesures les plus concrètes de l'évolution du niveau de formation des Français, c'est que chacun a désormais son idée sur tout et veut la faire entendre. L'enseignant dans son école, le médecin dans son cabinet, le maire dans sa commune en font l'expérience quotidienne. Bien canalisée, et en tout cas respectée, cette demande de dialogue et de participation change le processus de décision. Elle le ralentit dans un premier temps mais en définitive le conforte. Il faut donc savoir prendre du temps.
Fragilité du corps social
Il faut aussi comprendre les attentes des Français, notamment des plus pauvres d'entre eux. Ce n'est pas seulement l'économie française qui a perdu de sa compétitivité. C'est la société française dont les liens se sont détendus et qui offre moins de chances de promotion que par le passé; la froide lecture des statistiques induit parfois les meilleurs économistes à négliger cette réalité.
Les barrières à la mobilité sociale ne se sont plus abaissées depuis 40 ans : l'école n'a pas réussi à améliorer significativement l'égalité des chances, malgré l'élévation du niveau et l'allongement de la scolarité ; le mariage se fait toujours entre conjoints socialement et géographiquement très proches ; la formation professionnelle profite aux plus qualifiés ; le patrimoine reste toujours plus concentré que les revenus. Bien sûr, notre pays connaît toujours des promotions dans toutes les catégories socio-professionnelles et des réussites personnelles. Mais les grands mouvements de promotion sociale (fils d'agriculteurs devenant ingénieurs, fils de manuvres ou de métayers devenant employés, enfants d'immigrés rapidement insérés sur le marché du travail) qui caractérisaient la France des années soixante et soixante-dix ont diminué.
Le traitement social du chômage et de l'exclusion a finalement maintenu durablement un très grand nombre de chômeurs et de précaires à la marge de la société. Leurs enfants, qui ne bénéficient pas de la même assistance, parce qu'ils sont trop jeunes et n'ont jamais intégré le marché du travail, paient fortement le prix de cette marginalité : ils forment une génération qui se sent sacrifiée, qui grandit dans le milieu du chômage et de la pauvreté relative mais aussi de l'économie souterraine et souvent de la violence urbaine et scolaire.
Ce corps social fragilisé, en demande de promotion, de travail, de sécurité, est à la fois prompt au conservatisme, vulnérable à toutes les peurs - de la mondialisation au dérèglement climatique - et prêt, à tout prétexte, à exprimer son malaise et sa colère.
Ecoutons les Français. Cessons dès lors de caresser les illusions d'un grand soir. La maturité comme la fragilité de notre corps social rendent les remèdes de cheval illusoires et dangereux. La réforme n'est pas le chambardement et un gouvernement n'est pas le laboratoire, fût-ce un laboratoire d'idées.
J'écrivais, au début de cet article, que le texte de Nicolas BAVEREZ était à classer, selon moi, dans le genre du pamphlet.
Je voudrais, pour terminer, confirmer mon appréciation.
Quel est, en fait, le nud de la démonstration ? Résumons : si la France décline, la responsabilité en incombe exclusivement à son personnel politique qui est nul. Je ne déforme pas. Je cite : " Ce qui manque aujourd'hui, c'est moins la volonté des citoyens exprimée de manière éclatante au printemps 2002, que le projet mobilisateur et la capacité à l'imaginer et à la mettre en uvre de la classe dirigeante ".
La charge n'épargne ni la droite, ni la gauche. Elle vise plus précisément - et l'on comprendra que j'y sois sensible - l'UMP définie comme " un parti conservateur se fixant pour objectif premier la pérennité des structures existantes ".
Je veux bien admettre qu'on reproche à l'UMP et au gouvernement qu'elle soutient, de ne pas aller assez vite ni assez fort dans la mise en uvre des réformes dont la France a besoin. J'ai essayé de montrer, sur quelques points, que tel n'était pas mon sentiment. On entend d'ailleurs aussi souvent la critique inverse.
Mais affirmer que l'UMP se fixe pour objectif la conservation de ce qui existe, c'est un propos de préau d'école (avec tout le respect que je porte à cet aménagement immobilier, fort utile, dans nos établissements scolaires).
J'ai souri - parce ce qu'il vaut mieux en rire - en retrouvant dans le programme du parti baverezien qui conclut l'article - plusieurs grands thèmes chers à l'UMP : " la modernisation de l'Etat ; la réhabilitation du travail à la fois comme valeur et comme source première de revenus " ou " la diminution des charges fiscales et sociales qui pèsent sur les entreprises et les individus ".
J'invite Nicolas BAVEREZ , à consulter notre site Internet pour se convaincre que la valeur ajoutée de sa réflexion politique est, finalement, assez mince.
Mais je comprends que l'essentiel, pour lui, n'est pas là. L'essentiel, c'est la qualité des hommes et des femmes qui constituent la classe dirigeante. La notre est détestable. Elle est responsable de " la corruption de la République (rien de moins !) en un gouvernement de fonctionnaires par ses fonctionnaires ". Abattons l'énarchie pour donner le pouvoir aux historiens et aux économistes.
Alors, nous irons vers des lendemains qui chantent, sous la houlette de nos nouveaux dirigeants qui conduiront " une thérapie de choc pour moderniser le pays à marche forcée, en prenant le risque d'affronter les corporatismes ".
Ah ! comme tout est simple au pays de Démagogie.


(source http://www.u-m-p.org, le 18 décembre 2003)