Déclaration de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée à la recherche et aux nouvelles technologies, sur le rôle du Prix Nobel pour la recherche scientifique et l'information scientique auprès des citoyens, notamment les jeunes, Paris, le 4 décembre 2003.

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Circonstance : Ouverture du Colloque "Le prix Nobel au service de la vie", Paris, le 4 décembre 2003

Texte intégral

C'est pour moi un grand honneur d'ouvrir la seconde session de cette journée exceptionnelle consacrée au centenaire du Prix Nobel de Pierre et Marie Curie et d'Antoine-Henri Becquerel, dans ce Grand Amphithéâtre Verniquet où, il est des hasards heureux, Antoine-César Becquerel, grand-père d'Henri le prix Nobel et titulaire de la chaire de physique appliquée du Muséum dans les années 1850, a sans doute lui-même enseigné.
Au-delà de l'importance de cet anniversaire, sur lequel je reviendrai, c'est aussi l'Institution du Prix Nobel, jalon majeur de la vie scientifique internationale, mais aussi emblème des valeurs essentielles d'humanisme de la pensée et de la connaissance, que nous souhaitons aujourd'hui célébrer, et je tiens d'ores et déjà adresser mes remerciements les plus vifs à Monsieur l'Ambassadeur de Suède pour avoir permis la tenue de cette journée.
Le plaisir que j'ai à me trouver parmi vous tient bien évidemment au prestige d'une telle cérémonie, mais il se double aussi d'une grande admiration pour les membres de l'Assemblée ici réunie. Les échanges et débats qui se sont tenus ce matin l'ont déjà montré : la présence en ces lieux d'autant de Prix Nobel et d'acteurs éminents de la vie scientifique mondiale a transformé cette célébration en une véritable fête pour l'esprit.
Vous êtes bien les dignes successeurs des pionniers de la science que nous célébrons et les dépositaires de leur héritage.
Cette cérémonie nous le rappelle : il y a cent ans, alors que, trois ans auparavant, le prix Nobel venait d'être institué, les recherches d'Antoine-Henri Becquerel, de Pierre et Marie Curie ouvraient la voie de la physique moderne.
La coïncidence presque parfaite de ces deux dates anniversaires, de ces deux étapes pour le progrès et la diffusion de la science me semble tout à fait significative de l'esprit de ce vingtième siècle alors débutant.
L'héritage que nous a légué ce siècle, que nous devons transmettre et perpétuer et qui doit encore guider nos recherches, c'est à mon sens une certaine idée de la vocation de scientifique, qui à l'enthousiasme conjugue l'esprit d'aventure. Je reprendrai ici les mots même de Marie Curie dans la très belle confession sur ses convictions de chercheuse qu'elle offrait en 1933 lors de sa conférence " L'avenir de la culture " à Madrid :
" Je suis de ceux qui pensent que la Science a une grande beauté. Un savant dans son laboratoire n'est pas seulement un technicien : c'est aussi un enfant placé en face des phénomènes naturels qui l'impressionnent comme un conte de fées. Nous ne devons pas laisser croire que tout progrès scientifique se réduit à des mécanismes, des machines, des engrenages, qui, d'ailleurs, ont aussi leur beauté propre. Je ne crois pas non plus que, dans notre monde, l'esprit d'aventure risque de disparaître. Si je vois autour de moi quelque chose de vital, c'est précisément cet esprit d'aventure qui paraît indéracinable et s'apparente à la curiosité ".
Il y a dans cette déclaration une belle leçon d'espoir, une foi en la science et dans le progrès qui reste communicative par-delà les ans.
Cette foi dans la possibilité de progrès pour l'humanité par les sciences, nous la retrouvons dans la perspective avec laquelle Alfred Nobel décidait de fonder l'Institution des Prix Nobel. Son testament est révélateur d'un triple souci : souci, d'abord, de ne pas dissocier les oeuvres de l'esprit, qu'elles relèvent de la démarche scientifique ou de la création littéraire.
Souci de ne pas dissocier uvres de l'esprit et progrès de l'esprit.
Souci, enfin, de ne pas dissocier progrès de l'esprit et progrès de l'homme, et de sceller l'alliance de la science et de l'humanisme.
Par-delà les interrogations de notre temps, sur le bien-fondé de la notion de progrès, notamment, sur l'avenir de la science et sur la légitimité de ses avancées, je crois que nous pouvons tirer de ces prises de positions de formidables leçons pour notre propre action et notre propre réflexion.
Le rayonnement du prix Nobel
Bien d'autres prix relatifs à la science ont vu le jour, au Japon, en Italie, en Suisse, et dans bien d'autres pays encore, mais quel que soit leur prestige, parfois très grand, ils ne peuvent espérer atteindre la même résonance ni la même valeur historique et symbolique que celle du prix Nobel.
En sciences, le prix Nobel vient, pour certains lauréats, consacre oeuvre accomplie, et dont l'importance et la densité méritent d'être récompensées. Le recul que donne la durée éclaire les choix, car la validité des découvertes, leurs effets, leurs applications, les écoles de pensée qui y sont attachées ont eu le temps d'être éprouvés.
Le prix Nobel vient, pour d'autres lauréats, consacrer des découvertes précises et récentes, quelquefois très récentes. Le risque est alors plus grand de récompenser des résultats de recherche encore contestés, dont les impacts théoriques ou techniques sont encore imprécis.
Ce risque ne fut pas pris, à tort on le sait, à propos du principe de la relativité d'EINSTEIN, lequel ne sera récompensé que 16 ans plus tard, et pour des travaux d'une originalité moins révolutionnaire
En revanche, ce risque fut pris en 1952 pour honorer Selman WAKSMAN, découvreur de la streptomycine, peu de temps après ses travaux.
Un tel balancement entre ces deux types de consécration confère au prix Nobel une ouverture, une liberté remarquable, et cette souplesse est sans conteste un des gages de sa pérennité.
Le Nobel dans le monde contemporain
Plus délicate est la question de la prise en compte de dynamiques sociales comme facteur possible de biais.
Avec des mots d'aujourd'hui, on dirait qu'à son époque Marie CURIE a souffert dans son pays d'accueil, et au sein même des milieux scientifiques, et de xénophobie et de sexisme.
L'opposition farouche d'une partie de ses collègues à voir une femme accéder aux dignités universitaires les plus élevées est bien connue de l'histoire, et, pour " émouvante " qu'elle apparaisse aux yeux de ses contemporains, selon la formule un brin condescendante d'un physicien de l'époque, Ernest Rutherford, son statut de femme et d'étrangère ne l'aida guère à asseoir sa notoriété. Cependant, le Comité Nobel ne se laissa aucunement influencer par ces préjugés, puisqu'il accorda un second prix Nobel, prix de Chimie en 1911.
De fait, les prix Nobel, précisément parce qu'ils ont l'excellence comme fondement unique, sont bien davantage en harmonie avec les jugements de l'Histoire qu'avec les contingences des époques.
C'est la raison pour laquelle les Nobel restent des guides, des phares, des références éminentes, capables d'entraîner les quelques millions de chercheurs qui, dans le monde, n'auront jamais le prix Nobel, mais qui auront su gagner l'estime et la reconnaissance de leurs pairs.
Car la vraie réussite des hommes et des femmes de science, c'est la recherche, c'est la découverte, c'est l'invention. Leur réussite transcende celle de leur propre vie, et ne saurait souffrir de l'inachèvement que constituerait l'absence de récompense.
Célébrer la réussite chez les meilleurs d'entre les scientifiques, c'est aussi permettre une plus grande visibilité, vers les jeunes élèves et étudiants, du déroulement de la carrière d'un chercheur, des espoirs et des déceptions qui y sont liés. La valeur d'exemplarité de la carrière d'un prix Nobel, vous le savez bien, ne se limite pas à la consécration qu'apporte le prix en lui-même, mais aussi et surtout à toutes ces années d'effort consentis, non pas dans l'objectif d'une récompense, mais par passion du savoir et foi en la science.
Il est permis d'espérer que, ce faisant, le prix Nobel contribue à susciter chez les jeunes l'envie de se lancer dans l'aventure à leur tour en suivant les pas de leurs prestigieux aînés.
La difficile transmission de la science
Favoriser l'essor des vocations scientifiques, c'est aussi un moyen de battre en brèche le sentiment de méfiance grandissant, ou du moins le pessimisme qui entoure actuellement l'idée d'un progrès des sciences.
Dialoguer avec le public ne suffit plus ; il faut expliquer. Disons-le tout net : la démocratie a tout à gagner à disposer de citoyens rompus à l'exercice d'une maîtrise lucide des risques liés à toute activité humaine. Et pour ce qui la concerne, la science a tout à gagner à comprendre les bouffées d'angoisse de nos sociétés, quelquefois rongées par le fantasme parfois infondé d'un recours à l'interdiction de certaines recherches.
Concernant les citoyens en général, cette capacité de comprendre, est aujourd'hui fragilisée par leur déficience en bases scientifiques fondamentales : en physique, en chimie, en biologie . Il s'agit là d'une difficulté qui peut conduire les individus à céder aux apparences de l'évidence, à faire l'économie de la démonstration, à refuser l'effort du détour argumentatif même. Des mesures sont nécessaires au moins vis-à-vis des jeunes, faute de pouvoir atteindre aussi aisément le public des adultes.
Là encore, la fondation Nobel se distingue. Voilà deux ans, au moment où l'on fêtait le centenaire des prix Nobel, elle a eu recours aux dernières technologies Internet pour faire connaître aux élèves et étudiants du monde entier les réalisations de ses lauréats. Créé en 1995, le site Nobel est ainsi devenu, via un important programme de développement, le Nobel e-Museum (NeM), véritable musée virtuel de la science et de la culture. En ajoutant de nouveaux contenus interactifs à ses archives numériques, qui couvrent 100 ans de développement scientifique et culturel, la fondation Nobel utilise Internet à la fois comme ressource et comme instrument pédagogique
Nous pouvons, à Paris et à quelques pas d'ici, nous associer à cette démarche d'ouverture vers le grand public.
En effet une opportunité existe pour la ville de Paris de mettre en valeur la mémoire des travaux de Pierre et Marie Curie, d'Irène et Frédéric Joliot-Curie de manière durable. Les lieux dans lesquels ont été effectués une grande partie de leurs travaux ont été remarquablement préservés dans l'Institut du Radium, le " Musée Curie ", unité mixte du CNRS et de l'Institut Curie.
Je souhaite que ce musée, grâce à la Famille, grâce à l'action conjointe du CNRS et de l'Institut Curie, devienne un lieu de souvenirs, de documentation historique, de visite, de rencontre entre les disciplines et qu'il montre aux jeunes les bienfaits de la recherche et de la science.
Conclusion
En juin dernier, lors de la remise du prix Irène JOLIOT-CURIE, je me félicitais que les dialogues entre chercheurs et passeurs de science nous aient permis de nous remémorer ce climat si particulier dans lequel les enfants des familles CURIE, JOLIOT, LANGEVIN ou PERRIN se familiarisaient avec les sciences par l'entremise de cette coopérative d'enseignement dont Marie CURIE avait eu l'idée et qui fit bénéficier ces enfants et adolescents des leçons des plus grands savants.
Dans cet ordre d'idées, je souhaiterais vous faire partager une préoccupation relative à la question générale de la communication entre le scientifique et le grand public.
Je crains que la transmission du savoir en direction du public, demain, ne souffre, d'une part du caractère de plus en plus abstrait des sujets scientifiques, d'autre part du recours nécessaire à la modélisation mathématique, laquelle est parfois inintelligible et éloigné du caractère spectaculaire de la démonstration et de la démarche expérimentale.
Demain, on transmettra peut-être davantage des savoirs de synthèse exposant les résultats de la recherche eux-mêmes ; on rendra compte de l'essentiel d'une démarche méthodologique, mais peut-être moins de véritables savoirs scientifiques.
Ceci pourrait donner lieu à une forme d'assèchement de la science particulièrement dommageable à son enseignement et à la création de nouvelles vocations.
Permettez-moi alors de vous répéter les paroles de Marie Curie par lesquelles j'introduisais mon propos : " Un savant dans son laboratoire n'est pas seulement un technicien : c'est aussi un enfant placé en face des phénomènes naturels qui l'impressionnent comme un conte de fées ". L'esprit de curiosité est le moteur de la science, la capacité d'émerveillement est sa nourriture : voilà la leçon que nous donne encore aujourd'hui Marie Curie et voilà ce que nous pouvons inscrire à notre compte pour construire la science de demain.
Je vous remercie de votre attention.
(Source http://www.recherche.gouv.fr, le 9 décembre 2003)