Interview de M. Francis Mer, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, à "France Inter" le 8 décembre 2003, sur l'affaire Executive Life (Crédit Lyonnais), sur la croissance économique, la construction européenne, et sur les objectifs du Pacte de stabilité.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli-. L'affaire Executive Life engage-t-elle un autre bras de fer entre l'administration américaine et le gouvernement français après la crise ouverte par la guerre en Irak ? Après que la France a refusé un accord à l'amiable avec les Etats-Unis parce qu'il n'incluait pas l'ancien pdg du Crédit Lyonnais, J. Peyrelevade, et l'industriel F. Pinault, partie prenante au dossier et ami personnel de J. Chirac, faut-il s'attendre à un procès opposant Paris à Washington ? Un mauvais accord valant toujours mieux qu'un bon procès, l'intérêt des contribuables y gagnera-t-il ?
Invité de Question Directe, F. Mer. [Première question] : un accord large ou un procès ? Vers quoi va-t-on aujourd'hui ?
- "Nous avons toujours recherché un accord large incluant toutes les parties françaises concernées, et nous continuons à le faire. Ce n'est pas parce que, pour le moment, nous n'y avons pas réussi que cet accord est exclu."
On a tout de même l'impression qu'il y a - j'utilisais la formule - à nouveau un bras de fer engagé entre la France et les Etats-Unis. Est-ce ainsi que vous percevez les choses ?
- "D'abord, ce n'est pas entre la France et les Etats-Unis. C'est une affaire privée, devant les tribunaux californiens. Et si le gouvernement français est concerné, c'est parce qu'il y a 12 ans ou 11 ans, au moment où il fallait sauver le Crédit Lyonnais de la faillite, le gouvernement français, à travers un consortium de réalisations, a donné sa garantie sur un certain nombre de sujets, au nouveau Crédit Lyonnais. Et parmi ces sujets, il y avait l'affaire Executive Life. Donc, ça n'est pas un problème entre le gouvernement français et le gouvernement américain."
Mais, cela finit toujours par apparaître comme tel.
- "Mais c'est peut-être une apparence mais ce n'est pas une réalité."
N'empêche que le président de la République est obligé de prendre position en disant : non, non, je ne suis pas intervenu".
- "Non, non. Le président de la République a pris position parce qu'on lui a posé la question. Il a répondu très clairement ce que moi-même j'ai répondu, à savoir que c'est une affaire du Gouvernement."
Mais n'y avait-il pas des raisons qu'on lui posât la question au président de la République ?
- "Peut-être que les questions sont libres, mais les réponses sont aussi libres. A partir du moment où c'est une affaire de Gouvernement, c'est une affaire de Gouvernement. Je ne peux pas en dire plus."
Mais il suffit de lire un peu le dossier pour voir que, même chez vous, même à Bercy, on s'est interrogé. En octobre dernier, vous-même, vous demandiez si, finalement l'accord n'était pas bon à signer ?
- "En octobre, j'ai signé. Le Gouvernement a signé, soyons clair, parce que nous considérions tous ensemble, que "le compromis", entre guillemets, auquel nous étions arrivés, était bon. Et puis, quelle n'a pas été ma stupéfaction, ma surprise, lorsque, huit jours après, unilatéralement, l'une des parties signataires, sachant que cela n'avait pas été mis en oeuvre encore, déclare que : ah, ben, finalement, j'ai changé d'avis, monsieur X, en l'occurrence, J. Peyrelevade, je le sors de l'accord. Ce qui a été une démonstration, peut-être volontaire ou pas, je ne sais pas, que l'accord que nous croyions solide l'était moins qu'on ne le pensait. Conclusion : on a constaté qu'il fallait reprendre le sujet et essayer de le traiter de manière plus solide. Nous n'y sommes pas encore arrivés."
Mais quelle complexité ! Tenez, J.-M. Sylvestre, ce matin, dans son éditorial, qui évoquait même de la part des autorités américaines, une forme de racket dans cette affaire. Est-ce un mot excessif à vos yeux ?
- "La justice américaine fonctionne de manière différente de la justice française, point. Aux Etats-Unis, conceptuellement, le fait de payer pour, non pas reconnaître ses fautes, mais éviter d'être traîné devant un procès au pénal ou civil, fait partie de la règle du jeu. En France, non."
Décidément, on a du mal à se comprendre !
- "Non, ce n'est pas ça. C'est que le monde est organisé de manière différente, et qu'effectivement, aux Etats-Unis, la manière dont ils règlent leurs problèmes de justice - et ce n'est pas le seul cas, bien entendu -, est totalement différent conceptuellement, de la manière dont, en France, le droit est pensé et mis en oeuvre."
Pour en finir avec cette affaire quand même, un accord ou un procès ? Parce qu'un procès ce ne sera bon pour personne, ni pour les Américains d'ailleurs, parce qu'il n'est pas évident que la façon dont ils ont engagé la procédure soit d'une très grande transparence, ni pour nous autres, Français ?
- "Si nous pouvons, je répète, éviter un procès, nous chercherons à éviter un procès. Nous cherchons effectivement un accord. Ceci étant dit, on ne peut pas non plus signer un accord à n'importe quel prix pour éviter un procès. Donc, vous êtes toujours en train de peser le pour et le contre."
Et le contribuable là-dedans ? Parce qu'après tout il faut bien y penser. Le ministre que vous êtes y pense au contribuable français.
- "Rassurez-vous, c'est moi qui m'en occupe. Et par conséquent, l'essentiel de nos réflexions concerne à peser, je le répète, le pour et le contre vu contribuable."
Mais on risque de payer cher dans cette affaire ou pas ?
- "Je ne peux pas vous en dire plus que ce que j'en sais. Vous connaissez comme moi l'état de la situation actuellement. Nous verrons comment elle évolue."
Nos rapports donc, avec les Etats-Unis - on a compris qu'il ne faut pas considérer que c'est un bras de fer comparable à ce qui s'est passé avec l'Irak - n'empêche, cela ne va pas faciliter nos rapports au moment où l'économie du monde pose toutes sortes de questions. Le dollar est très bas...
- "Mais elle pose des questions très positives, l'économie du monde ! Vous avez une manière de présenter les choses étonnante ! Depuis longtemps..."
Je vous demande, monsieur le ministre...
- "Je suis désolé, depuis longtemps, il n'y a pas eu une telle conjonction de croissance. Quand vous voyez la manière dont la Chine se développe, dont le Japon redémarre, et dont les Etats-Unis ont "performé" au troisième trimestre, personne ne peut dire qu'on n'est pas dans une situation où l'économie repart !"
Mais est-on sûr de tout cela ?
- "On est parfaitement sûr du fait que, la croissance chinoise est à 8 %, la croissance japonaise à 2 %, la croissance américaine, intenable, c'est vrai..."
Elle assurée la croissance américaine ?
- "... insoutenable à 8 % en rythme annuel, sur le troisième trimestre, 4 % pour le quatrième trimestre. Enfin, tout le monde est d'accord pour dire que l'année 2004 sera une année de croissance dans le monde, y compris en Europe."
On avait dit cela tout le temps et on a vu les résultats tout de même sur la croissance.
- "La croissance si vous voulez, d'abord elle est dans la tête, elle n'est pas dans les faits. Deuxièmement, cette croissance, telle qu'elle se présente aujourd'hui, se traduit par une conjonction qui n'existait pas depuis très longtemps, au niveau mondial, qui permet d'être beaucoup plus optimiste, y compris pour l'Europe, pour ce qui concerne, je répète, la croissance de l'année prochaine. Et puis, ceci étant dit, la vie ce n'est pas uniquement la croissance quand même !"
Ca sert un peu quand même à l'économie et aux emplois !
- "Ca sert un peu, si vous voulez, c'est vrai que ça sert un peu. Mais regardez ce qui s'est passé, en l'absence de croissance, nous avons réussi à maintenir le même nombre de gens au travail en France depuis deux ans. Cela ne s'était jamais vu avant."
On a une idée, vous avez une idée, monsieur le ministre, de ce que pourrait être la croissance en 2004, sur le premier semestre ?
- "Ce n'est pas la croissance avec un pourcentage qui m'intéresse, ce sont les conséquences de la croissance, voyons !"
Oui, mais pourquoi la règle du jeu changerait-elle ? On nous a toujours donné des indices de croissance, et du jour au lendemain, vous nous dites que ce n'est plus cela ?
- "Mais on vous les donne ! Je vous les donne bien volontiers. Vous savez très bien que toute l'Europe a pris entre 1,5 et 1,7 %. Toute l'Europe."
Et nous aussi alors ?
- "Si vous avez lu les déclarations qui ont été faites, vous le savez. Et tous les Français le savent."
Mais on voit bien qu'il y a un peu d'impatience chez vous quand vous interroge là-dessus. Mais ce qui est...
- "Ce n'est pas ça..."
Tout de même, un peu !
- " C'est parce que vous vous attachez à des éléments qui ont beaucoup moins d'importance que vous ne le pensez."
Mais tenez ! c'est ce qu'on nous explique sans arrêt quand même. Alors, on essaye de comprendre.
- "C'est pas vous, ce n'est pas vrai, qui vous explique ça ?"
La reprise, pour l'économie française, est-elle engagée ou pas déjà ?
- "La reprise, au niveau des producteurs, des investisseurs, tous les indicateurs, tant en biens manufacturiers qu'en services, montrent que, y compris au quatrième trimestre, en intentions d'achats, en intentions de production, en intentions de ventes, on est sur un train que l'on n'a pas connu, non seulement en France, mais dans tous les autres pays européens, depuis au moins un an et demi. Au niveau des consommateurs, la situation est différente d'un pays à un autre. Les consommateurs allemands sont entre deux eaux, les consommateurs français, finalement, grâce à toutes les mesures qui ont été prises, et aussi parce qu'eux-mêmes se rendent compte que le pire n'est jamais sûr, ont augmenté leur consommation cette année d'environ 3 à 4 % par rapport à l'année dernière. Donc, à partir du moment où le moteur de l'investissement est en train de repartir, et où le moteur de la consommation se maintient à un niveau correcte, cela devrait aller mieux."
Vous avez raison de dire que ce n'est pas simplement des indices, c'est aussi un peu dans la tête. Or, c'est une semaine extrêmement importante pour l'Europe qui s'ouvre, avec, à la fin de cette semaine, un vote sur une Constitution, qui sera acceptée ou pas. Tout cela intervient dans un contexte où on s'est posé la question du Pacte de stabilité, des règles de fonctionnement de l'Union européenne. Comment percevez-vous les choses là aussi ?
- "L'Europe se construit dans la douleur. Elle a toujours été sur le bord de reculer, dans des crises successives. Nous sommes dans une période délicate, c'est vrai, où nous cherchons à aller de l'avant, avec la Constitution comme vous avez rappelé, avec la manière de vivre ensemble une politique économique et une politique budgétaire, d'où le Pacte de stabilité. J'ai totalement confiance dans notre capacité collective à surmonter nos petits problèmes et à continuer à avancer."
Vous ne craigne pas que l'affaire du Pacte de stabilité et la façon dont la France et l'Allemagne ont dépassé le fameux débat sur les 3 %, mais en l'imposant un peu aux autres, puisse avoir des conséquences, notamment, cette semaine, et peut-être même sur le vote à la fin de la semaine d'une Constitution ?
- "Je me permets de rappeler qu'à propos de ce fameux Pacte, la Commission elle-même avait jugé déraisonnable d'appliquer le Pacte. La Commission elle-même ! Puisqu'elle avait dit : écoutez-moi, il vaut mieux demander aux Français et aux Allemands de revenir en-dessous de 3 % en 2005. Alors que si elle avait appliqué le texte de son Pacte, elle était obligée de nous le demander en 2004. Donc, la Commission et le Conseil considéraient qu'il fallait interpréter le Pacte. Le seul petit point de désaccord que nous avons eu avec la Commission, c'est la manière dont on cheminait en 2004 pour arriver à l'objectif en 2005. Croyez-vous qu'il y ait derrière cela des éléments pour justifier la mort d'un outil dont nous avons besoin, qui s'appelle "la coordination des politiques économiques européennes" ? Ma réponse est non."
Mais est-ce qu'à vos yeux, cela, et encore une fois, c'est pas simplement au ministre que je m'adresse, c'est à l'ancien dirigeant d'entreprise, quand on veut faire fonctionner un système, il faut des règles. Pensez-vous que, désormais, on puisse à nouveau invoquer le respect des règles s'agissant des fonctionnements de l'Union européenne ?
- "Mais bien sûr qu'il faut des règles. Mais des règles, c'est comme une jurisprudence, comme une loi. Quand vous faites une loi, vous l'interprétez ensuite en permanence. Cela devient la jurisprudence. Alors, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? On a, à un certain moment, bâti une loi qui s'appelle le Pacte de stabilité, et ensuite on est train de le faire vivre à l'occasion des différentes circonstances dans lesquelles on découvre que ce qu'on a voulu dire, on ne l'a peut-être pas très bien exprimé et qu'on pourrait l'exprimer d'une autre manière. Cela s'appelle la vie, y compris la vie de l'Europe."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 9 décembre 2003)