Interview de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, dans "Le Monde" le 4 juillet 2000, sur la nécessité de renforcer les pouvoirs de l'Euro 11 pour assoir la stabilité de l'euro et renforcer la coordination des politiques économiques des états membres.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Vous vous êtes prononcé en faveur d'un renforcement de l'euro-11, en soulignant la nécessité de procéder par petites touches. Quels sont vos objectifs à court et moyen terme et comment comptez-vous procéder ?
R - Si nous voulons affirmer notre capacité à gérer notre monnaie commune, il faut renforcer la coordination des politiques économiques en Europe, de toutes les politiques économiques, qu'elles soient budgétaire, fiscale, ou, comme on dit, structurelle. Les efforts des uns ne doivent pas être contrariés par les décisions des autres. Plus particulièrement au sein de la zone euro, dont la stabilité a parfois été compromise par un message brouillé. Une Europe plus harmonieuse, parce que mieux harmonisée, est le cadre indispensable à une croissance durable. C'est aussi une forte attente, et nous essaierons d'y répondre au cours de la présidence française dans des domaines essentiels comme la préparation à l'introduction des pièces et des billets en euros, bien sûr, la lutte contre le blanchiment d'argent sale, ou le financement de l'innovation.
Pour autant, comme nous ne communiquons pas assez, les opinions ont le sentiment que la coordination est faible. Nous nous parlons, nous agissons, mais nous ne le disons pas assez. Dans le monde moderne, c'est une faute. Nos économies sont dynamiques, notre intégration politique et économique progresse. Comment les Quinze parviendraient-ils aux résultats qui sont les nôtres, en termes de croissance, d'emploi, d'industrie et d'innovation, s'ils n'allaient pas le plus souvent dans le même sens ? La coordination, cela ne veut pas dire que nous devons tous faire exactement la même chose. Ce serait l'uniformité et, à terme, l'inefficacité. C'est choisir les mêmes orientations. L'harmonisation fiscale, par exemple, ne signifie pas obligatoirement le même impôt au même taux partout en Europe. Cela veut dire définir des règles et des objectifs communs en matière de fiscalité. Mieux expliquer ce que nous faisons et donner plus de visibilité à l'euro-11, ce sera donc un axe fort de la présidence française.
Q - Croyez-vous qu'un tel exercice, dont on peut penser qu'il agacera les Britanniques et les Suédois, sans même parler de Wim Duisemberg, sera accueilli favorablement par l'ensemble de l'euro-11?
R - Pourquoi pas ? J'en ai parlé avec mes collègues, et par exemple avec Gordon Brown, le ministre britannique des finances. Il est lui aussi un partisan du renforcement de la coordination des politiques économiques. Il comprend parfaitement que les pays de la zone euro souhaitent aller plus loin.
Q - Comment voyez-vous l'évolution des relations entre l'euro-11 et la Banque centrale européenne (BCE) ?
R - La BCE est invitée et présente à chaque réunion de l'euro-11. Moi-même, je me rendrai à une ou deux réunions de la BCE. Le dialogue entre les ministres des Finances et la BCE est régulier et il se mène dans le respect de l'indépendance de chacun. Il est utile. Sur la politique de change notamment. La BCE ne peut que se réjouir d'une vision plus claire des politiques menées dans la zone euro. Une coordination plus effective, une expression plus transparente : cette discipline facilitera ses propres décisions. C'est ainsi que nous irons vers le policy mix optimal, que nous définirons les meilleures orientations pour la politique économique européenne.
Q - Jacques Chirac suggère que ce qu'il appelle le "groupe pionnier" des pays participant à "l'ensemble des coopérations renforcées" s'attelle dès l'année prochaine à une meilleure coordination des politiques économiques. Que pensez-vous d'une telle idée qui, apparemment, changerait la nature institutionnelle de l'euro-11 ?
R - Le discours de Joschka Fischer parlait "d'avant-garde". Il m'a plu. Il pose de vraies questions. Que le président de la République, que j'accompagnais à Berlin, ait, au nom de la France, rejoint avec force ce débat en parlant notamment de "groupe pionnier", ne peut qu'être positif. Mais tout cela, comme l'a indiqué le Premier ministre, devra être soumis à l'épreuve des réalités. L'Europe a mené à l'euro ; l'euro va conduire davantage à l'Europe. Il n'y a pas de puissance européenne sans monnaie stable et vice versa.
En réalité, avec la création de l'euro 11, qu'il va peut-être falloir appeler "Eurogroupe" pour éviter d'en changer le nom tous les semestres, à chaque fois qu'il comptera un nouvel adhérent, nous avons déjà opéré une réforme, discrète mais réelle, de nos modes de fonctionnement. L'euro, c'est déjà plus qu'une monnaie. C'est un mode de coopération renforcée sur une base monétaire. Aller encore plus loin est une obligation. Pour cela, la Conférence intergouvernementale (CIG) doit aboutir, à Nice, en décembre, notamment sur l'extension du vote à la majorité qualifiée.
C'est une question centrale. Si nous échouions, l'intégration des nouveaux candidats à l'Union deviendrait un processus dangereux où le risque de dilution, pour ne pas parler de paralysie, serait grand. Prendre des décisions à l'unanimité, si l'on est vingt, vingt-cinq ou plus, devient une gageure ! Chacun imagine ce que serait Bruxelles transformée en Babel décisionnel. Pour ne pas renoncer à l'élargissement et à la perspective de stabilité qu'il offre à notre continent, il faut donc être prêt à ce que certains aillent plus loin dans l'intégration. A mon avis, c'est autour des pays de l'euro que ce groupe se formera.
Q - Pensez-vous que la politique de change soit un thème dont l'euro-11 devrait se saisir, autrement que de façon marginale ?
R - Je ne pense pas que nous ayons traité de la politique de change de façon "marginale". Si je me réfère à nos deux dernières réunions de l'euro-11, j'éprouve même le sentiment contraire. Lorsque nous avons eu à en parler, nous l'avons fait. Nous avons publié un communiqué clair le 8 mai dernier. Il a été diffusé, et, je crois, entendu. L'économie, c'est aussi de la psychologie. Il faut agir juste, il faut parler juste. La crédibilité de l'euro ne fait pour moi pas de doute. Outre le fait que les eurofondamentaux sont bons, deux signes supplémentaires : les taux d'intérêt à long terme dans la zone euro sont inférieurs à ceux des Etats-Unis ; les émissions obligataires en euros font jeu égal avec celles en dollars. S'il existait une incertitude sur la solidité de l'euro à long terme, cela conduirait à la lever.
Q - La France a été souvent critiquée au sein de l'euro-11 pour sa gestion de la "cagnotte" budgétaire et son peu d'entrain à l'utiliser pour améliorer l'assainissement des comptes publics. Vous avez tenté de rassurer vos partenaires, sans pour autant désarmer ces critiques
R - Constatant l'évolution de nos recettes, mais n'ignorant pas celle de notre dette, j'ai toujours été surpris par l'expression de "cagnotte" Quant à notre déficit, nous tenons nos engagements. La France doit, comme les autres Etats membres, poursuivre ses efforts pour améliorer la situation de ses comptes publics, maîtriser ses dépenses et informer au plus tôt ses partenaires, notamment ceux de la zone euro, des décisions qu'elle va prendre. C'est un processus de concertation nouveau. Chacun doit l'apprendre.
Q - A Feira, vous avez accepté un compromis sur la taxation de l'épargne à la fois peu contraignant et très aléatoire. Comment l'analysez-vous ?
R - Nous espérions peut être mieux, mais cela nous ramène au débat sur la notion d'avant-garde. Avec la règle de l'unanimité, à Quinze il n'a pas été possible qu'il en soit autrement. Si nous avions eu la règle de la majorité qualifiée, nous aurions probablement fait davantage. Cependant, l'accord conclu, pour imparfait qu'il soit, affirme pour la première fois l'idée que le secret bancaire doit disparaître à terme dans l'Union, afin d'aboutir partout à une juste et véritable fiscalité de l'épargne. Nous essaierons de préciser ce cadre sous notre présidence.
Q - La Grande-Bretagne ne participe pas à la monnaie unique, mais elle peut empêcher des décisions nécessaires au renforcement de la crédibilité de l'euro. Est-ce acceptable longtemps ?
R - Il faut voir d'où est partie la Grande-Bretagne. Pendant vingt ans, jouant sur une certaine europhobie insulaire, le gouvernement conservateur a fait le maximum pour cultiver l'idée que l'intégration européenne était néfaste. Depuis trois ans, Tony Blair et Gordon Brown font leur possible en sens inverse. Cela n'a rien d'évident !
Q - Depuis quelque temps, certains commentateurs vous reprochent une certaine pusillanimité politique, de manquer d'audace dans les réformes, d'être trop attentif à maintenir des relations harmonieuses avec Matignon...
R - Pendant ces cent premiers jours, je n'ai pas le sentiment d'avoir particulièrement musardé. Mais je suis ainsi bâti que je préfère d'abord faire les choses, quitte à les commenter ensuite. Selon la formule utilisée en Normandie, je suis plutôt "faiseux" que "diseux ". C'est peut-être mieux si l'on souhaite être crédible. Et vous savez que la crédibilité est une notion essentielle, en politique, singulièrement en politique économique.
Concrètement, l'épargne salariale, le lancement de la réforme/modernisation de Bercy, le statut nouveau des stock-options, le collectif budgétaire, la préparation du budget 2001, avec notamment la réforme de l'impôt sur le revenu, une stratégie industrielle de conquête, notamment dans l'aéronautique avec EADS, l'automobile avec Renault, les télécommunications avec France Télécom, ou l'électronique avec TMM et la préparation de la présidence de l'Union européenne... il a dû probablement arriver qu'on fasse moins en trois mois. Davantage de croissance, davantage de confiance, ce ministère doit devenir celui du développement économique, de l'innovation technologique et de la création d'entreprise, mais je suis conscient du travail immense qui est à faire. En tous cas, ne doutez pas de ma volonté réformatrice. Elle est totale..
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 juillet 2000)