Interview de M. Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l'enseignement professionnel, à France-Inter le 28 août 2000, sur la situation en Corse.

Prononcé le

Média : France Inter

Texte intégral

Jean-Jacques Bernard : La Corse sera-t-elle oui ou non le coin enfoncé dans le dogme républicain pour en faire chavirer les principes ou bien, au contraire, sera-t-elle le levier d'une nouvelle répartition des compétences entre l'État et ses régions ? Le débat est posé depuis un moment, mais la Corse divise le gouvernement peut-être davantage qu'on ne le croit et Jean-Pierre Chevènement pourrait être rejoint par d'autres dans son refus du plan Jospin. Dans une interview publiée ce matin, lundi, par l'hebdomadaire "Marianne", Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l'Enseignement professionnel et chef de la gauche socialiste au FIS, parle d'une réalité écurante en Corse, celle de la violence. Il précise aussi qu'il vaudrait mieux perdre la Corse que perdre la République. Forte phrase. Alors le mieux tout de suite c'est d'en parler avec lui, Jean-Luc Mélenchon, bonjour !
Jean-Luc Mélenchon : Bonjour !
Jean-Jacques Bernard : La République est-elle vraiment en danger, Jean-Luc Mélenchon ?
Jean-Luc Mélenchon :Je ne le crois pas. Je crois que dans un dossier aussi délicat que celui-ci, il faut se comporter en bon républicain, c'est-à-dire faire autant confiance à sa raison qu'à ses passions n'est-ce pas ? Il faut agir avec discernement. C'est ce à quoi j'invite tous ceux qui sont partie prenante de ce débat sur la Corse.
Jean-Jacques Bernard : Dans les premières lignes de cet article que vous publiez dans "Marianne", vous le dites tout de suite, prévenons, je suis jacobin.
Jean-Luc Mélenchon : C'est ça.
Jean-Jacques Bernard : Ca veut dire quoi ?
Jean-Luc Mélenchon : Etre jacobin, ce n'est pas la doctrine violente et centralisatrice que les caricaturistes de ce point de vue font, ils le font d'ailleurs, j'observe, depuis l'Ancien Régime. On a toujours utilisé jacobin comme une insulte en face des républicains. Etre jacobin, c'est croire à l'unité et l'indivisibilité de la communauté légale, pardon, du côté abstrait de mon propos qui fait que eh bien, ma foi, nous sommes tous libres, égaux devant la loi et, grâce à cela, nous pouvons être fraternels- Et voyez-vous, je vais vous dire avec force une chose je suis en plus d'être ministre un élu d'une banlieue, eh bien dites-moi que deviennent les populations qui sont là dans une France qu'on aurait partagée en régions ethniques- Nous qui venons de tous les départements, nous qui sommes mélangés de génération en génération, qui venons de tous les horizons du monde et qui sommes de bons Français, où serait notre place ?
Jean-Jacques Bernard : Monsieur Chevènement et son MDC, vous avec la gauche socialiste, n'étiez jusqu'alors pas trop collés quand même sur les mêmes bases. Or, là, vous vous retrouvez ensemble, en opposition contre Lionel Jospin, celui qui vous a fait ministre.
Jean-Luc Mélenchon : Non, moi ce n'est pas comme ça que je pose le problème.
Jean-Jacques Bernard Comment
Jean-Luc Mélenchon : Eh bien, je demande qu'on m'écoute avec soin- Je suis sans aucune ambiguïté possible, partisan de la démarche de dialogue que propose Lionel Jospin. Le dialogue ne se décrète pas, il se construit. Et j'attire l'attention de tout le monde sur le fait que tout a été essayé en vain et que naturellement qui peut souhaiter qu'un dialogue échoue. Et puis c'est un chemin long qui nous est proposé, il y a une étape jusqu'en 2002 il y en a une autre jusqu'en 2004, le Parlement va se prononcer, les Français et les habitants de l'Ile vont se prononcer aux municipales, aux législatives, aux présidentielles et en 2004, ils se prononceront aux régionales et aux européennes, alors donnons sa chance au dialogue. Ce qu'il faut, c'est que les habitants de l'Ile puissent sortir du régime de la peur dans laquelle ils vivent.
Jean-Jacques Bernard Quand même, quand vous emboîtez le pas à Monsieur Chevènement sur ce thème
Jean-Luc Mélenchon : Mais je partage avec lui les inquiétudes, mais je ne partage pas la méthode. Je ne suis pas d'accord pour qu'on procède par ultimatum entre nous. Je ne suis pas d'accord pour qu'on mette des démissions en balance et que par conséquent on prenne le risque de diviser la gauche, de diviser le gouvernement et pourquoi, je vous le demande ?
Jean-Jacques Bernard Quand même, Monsieur Jospin est peut-être fondé à penser aujourd'hui que, comme dit l'autre, avec des amis comme vous on n'a plus besoin d'ennemis ?
Jean-Luc Mélenchon : Ca, écoutez, c'est une appréciation après tout, moi je ne le ressens pas comme ça.
Jean-Jacques Bernard : Comment faire aujourd'hui ? Monsieur Jospin peut-il aujourd'hui faire marche arrière ? Est-ce qu'il y a une façon que vous pouvez professer qui soit meilleure que celle qu'il essaie de...
Jean-Luc Mélenchon : Mais marche arrière sur quoi ? C'est un processus qui est ouvert, c'est un dialogue, Moi, je suis un partisan de la pédagogie du dialogue, il faut convaincre. Ma polémique, elle est surtout avec ceux. qui tirent parti de ce qui se passe en Corse pour proposer qu'on généralise ça à toute la France. Mais la situation en Corse a une singularité, une déplorable singularité, j'ai été membre de la commission d'enquête sénatoriale sur la sécurité en Corse. Tout le monde sait que la situation locale est affligeante, n'est-ce pas ? Et qu'à partir de là, eh bien il faut reconstruire à partir du fait qu'on lève la peur, qu'on peut parier, qu'on peut aider la justice, qu'on peut soi-même contribuer à la reconstitution d'un esprit civique.
Jean-Jacques Bernard : Mais vous allez trouver ma question basse, Monsieur Mélenchon, mais au vu des sondages quand même qui montrent les Français plutôt compréhensifs pour les positions de Monsieur Jospin, est-ce qu'il n'y a pas
Jean-Luc Mélenchon : Ils ont raison.
Jean-Jacques Bernard : Est-ce qu'il n'y a pas chez vous une sorte d'opportunisme politique à le rejoindre contre le nationalisme corse ?
Jean-Luc Mélenchon : Moi, je n'ai pas d'opportunisme, je dis ce que je crois juste. C'est pour ça que je crois juste la démarche, le processus qu'il a engagé. Oui, je le crois juste parce que c'est un espace de dialogue et en même temps j'appelle à la raison, je dis que tous ceux qui partagent ses doutes, ses hésitations, qui sont fondés et que je partage moi-même pour une part des problèmes de fond, eh bien il faut faire confiance au dialogue, pas aux ultimatums. Il ne faut pas diviser la gauche à propos de la Corse, ce serait une trop belle victoire pour les porteurs de cagoule.
Jean-Jacques Bernard : Bon, alors le dialogue il est engagé, qu'est-ce que vous attendez d'autre alors, pourquoi cet article dans "Marianne" ?
Jean-Luc Mélenchon : Pour tracer une limite à ceux qui prétendaient faire de l'exemple corse une généralisation possible pour l'ensemble de la France parce que là il y a vraiment danger.
Jean-Jacques Bernard On a un peu l'impression que sur le fond Monsieur Jospin agit avec la Corse un peu comme le psychanalyste avec le malade, se donnant quatre ans pour déplier la psychose...
Jean-Luc Mélenchon : Oui, c'est ce que j'écris ! J'ai une phrase où je dis qu'il nous oblige à assumer et à regarder en face une réalité qui est une réalité écurante parce que ça arrange tout le monde de dire oh tout ça c'est le folklore corse et on oublie à quel point les gens vivent depuis des années dans les bombes, les attentats, la peur, la peur de témoigner, l'incivisme parce que c'est une règle, voilà ce que Lionel Jospin oblige tout le monde à regarder en face. Oui, ça c'est vrai.
Jean-Jacques Bernard : Monsieur Mélenchon, je reviens à votre côté jacobin. Certains pensent qu'il y a des positions, parmi lesquelles les vôtres, qui expriment plutôt une vraie peur du changement très française, voire que c'est un défi pour la France que de refonder aujourd'hui dans la République bien sûr de nouvelles compétences entre l'état de droit et les régions. N'est-il pas là quand même un vrai grand débat politique à ouvrir et est-ce que Lionel Jospin n'a pas manqué l'occasion de ce débat en, comment dire, en s'arrangeant tout seul ?
Jean-Luc Mélenchon : Ca ça fait deux questions en une. Que les institutions de notre pays évoluent, que nous ayons besoin de respiration toujours plus grande sur le terrain, oui ça c'est vrai et je ne connais pas un jacobin qui s'y refuse. D'ailleurs, vous savez, hein, je pourrais vous citer du Robespierre là sur le sujet, c'est lui qui dit "Gardez-vous de gouverner trop, faîtes confiance aux collectivités communales"
Jean-Jacques Bernard : Laissons à Robespierre ses pratiques.
Jean-Luc Mélenchon : Écoutez, puisque souvent nous sommes dans la caricature j'ai le droit aussi de faire un petit clin d'il.
Jean-Jacques Bernard ...
Jean-Luc Mélenchon : Que nous ayons besoin de cette respiration c'est tout à fait évident, mais après j'invite tous ceux qui ont pris dans la presse des positions que, pour ma part, je considère comme tout à fait échevelées à bien réfléchir à ce qu'ils font. L'unité et l'indivisibilité de la communauté légale en France est un point d'appui de notre égalité et de notre liberté. Nous ne devons pas donner prise à cette espèce de France fédérale que souhaitent des Messieurs Léotard ou Madelin, ça voilà l'erreur.
Jean-Jacques Bernard : Sur la démission de Monsieur Chevènement que pensez-vous ; va-t-il falloir accélérer... ?
Jean-Luc Mélenchon : C'est une erreur ! Il ne doit pas démissionner. Il faut comprendre que la gauche est plurielle. La position de Lionel Jospin est celle d'un homme qui doit faire un travail de synthèse. Il faut donc que l'ensemble des points de vue soit représenté dans un gouvernement qui débat, qui débat librement et je considère que partir c'est créer une division absurde, comme si ceux qui sont d'un point de vue républicain, comme le mien et comme combien d'autres, et dans ce gouvernement tout le monde est républicain chacun à sa manière, eh bien n'aurait pas sa place dans ce gouvernement, c'est absurde !
Jean-Jacques Bernard : Vous êtes récemment arrivé au gouvernement, Monsieur Mélenchon ; vous seriez prêt à démissionner pour faire valoir vos idées un jour ?
Jean-Luc Mélenchon : Je ne pense pas que la démission soit une manière de faire valoir ses idées, voyez-vous. Et si je fais le bilan de certaines démissions à répétition, comme celles que Jean-Pierre a pu poser dans le passé, je ne vois pas très bien ce qu'elles ont produit dans le débat ni ce qu'elles ont fait avancer comme idées et même son départ du Parti socialiste je n'ai pas l'impression que ça ait aidé beaucoup à faire progresser le point de vue républicain dans ce parti.
Jean-Jacques Bernard : On entend citer et y compris chez nous, à France Inter, le nom d'Alain Richard comme possible ministre de l'intérieur
Jean-Luc Mélenchon : Là, je n'ai pas d'information à vous donner, croyez bien que...
Jean-Jacques Bernard : C'est le profil ?
Jean-Luc Mélenchon : Moi, je refuse aujourd'hui d'envisager le départ de Jean-Pierre Chevènement, il reste une chance pour qu'il comprenne que notre intérêt à tous à gauche est que nous soyons groupés.
Jean-Jacques Bernard : Groupés, ce n'est pas avec des positions, telle que la vôtre aujourd'hui que vous allez beaucoup le rester parce qu'on a l'impression que... vous comptez combien autour de vous ? Combien de gens... on a l'impression que Monsieur Glavany...
Jean-Luc Mélenchon : Est-ce qu'il est impossible de faire entendre un point de vue de raison plutôt que de passion, tel est mon point de vue ? Il y a un dialogue, il faut participer à ce dialogue, je souhaite que le processus engagé par Lionel Jospin réussisse et je dis que tout ce qui a été 'essayé avant n'a pas réussi et que je préfère la méthode qui consiste à faire prendre position à des élus publiquement comme l'a fait Lionel Jospin que les tripatouillages dans les coulisses auxquels on a assisté dans le passé. Est-ce qu'on peut être plus clair que ça et je dis donnons sa chance à ce dialogue. Jospin a raison de l'ouvrir. C'est quoi l'alternative à ce dialogue ? Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? La troupe qui cantonne ? Alors, enfin, une fois entendons la raison !
Jean-Jacques Bernard : Monsieur Mélenchon, ministre délégué à l'Enseignement professionnel et chef de la gauche socialiste au PS, je vous remercie. Fin.
(Source http://www.education.gouv.fr, le 05 septembre 2000).