Texte intégral
Est-il possible que du grand débat sur l'école soit sorti un projet de loi manquant autant d'envergure ? S'il est un sujet qui demande de l'ambition et un vrai sens du long terme, c'est pourtant bien celui-là. Le gouvernement avait semblé en prendre la mesure, en organisant une consultation d'une ampleur rarement égalée. Des centaines de débats ont eu lieu et chacun a pu s'exprimer. La commission Thélot a rendu un rapport éclairant, et si nous ne nous retrouvons pas dans toutes ses propositions, personne ne songera à contester le pluralisme et le sérieux qui ont présidé à leur élaboration. Les attentes étaient fortes, elles le sont désormais plus encore. Comment comprendre alors la modestie du projet présenté aujourd'hui au Conseil supérieur de l'éducation ? Le ministre a beau exalter sa "nouvelle ambition pour l'école", la déception est grande. Son texte manque de souffle. Il ignore la parole des citoyens, ce qui n'est pas la meilleure manière de les réconcilier avec la chose publique. Il méconnaît l'expérience des enseignants, au risque de leur rendre la tâche encore un peu plus difficile. Il mélange allégrement des mesures conservatrices et un vocabulaire novateur dont ni le sens ni les enjeux ne sont véritablement assumés.
L'école mérite mieux. A l'heure où les parlementaires débattent de la future loi de cohésion sociale, il faut rappeler son rôle fondamental dans la construction d'une société moins inégalitaire. La notion de socle commun, en particulier, ne saurait être réduite à un gadget parmi d'autres. Il ne s'agit pas seulement, comme au temps de Jules Ferry, de fonder une identité nationale sur une culture commune. Le socle commun tel que nous l'entendons doit aider à répondre au défi d'une société postindustrielle marquée par l'individualisme et l'exclusion. Dans une économie mondialisée où la compétence joue un rôle de plus en plus discriminant, ce socle commun vise à pourvoir chacun d'un ensemble de connaissances, mais aussi d'une capacité d'apprentissage qui lui permettra de se projeter dans son avenir. Notre société est sans pitié pour les moins qualifiés. Quand on sort du système, c'est bien souvent un aller simple. C'est pourquoi il est essentiel d'assurer à chacun un noyau de connaissances et de méthodes, de savoir-faire et de savoir-être qui puisse lui permettre de rester dans le jeu. Le socle commun n'est pas qu'une belle image républicaine. Il est destiné à armer les hommes et les femmes de demain, à leur permettre de se lancer dans la vie - mais aussi, ce qui est de plus en plus fondamental, de se relancer. C'est pourquoi il faut être très attentif à son contenu, qui ne saurait se réduire à un catalogue de disciplines. Ce qu'il s'agit de faire acquérir aux élèves, c'est un esprit critique, une capacité à apprendre, à accéder tout au long de la vie à de nouvelles qualifications, à être un citoyen acteur de la société du XXIe siècle.
L'individualisation des parcours est ici une nécessité. Sans même évoquer le retour du redoublement, dont la récente enquête de l'OCDE vient rappeler la totale inefficacité, l'école ne peut plus se permettre d'imposer des progressions standardisées. C'était encore tolérable quand les usines embauchaient tous ceux dont elle n'avait pas voulu, mais cette époque est révolue : l'échec scolaire ne pardonne plus. L'école d'aujourd'hui non seulement ne forme pas tous les citoyens pour les tempêtes futures de leur vie professionnelle, mais de surcroît elle favorise les naufrages précoces. Si les inégalités se creusent, si l'ascenseur social est en panne, c'est aussi que notre système scolaire continue à produire trop d'échec. Au lieu d'assurer à chaque élève une réussite, il continue à fonctionner sur cette exclusion progressive que l'on appelle, par un abus de langage d'une grave inconséquence, "orientation". Tant que cette orientation sera fondée sur l'échec, notre société sera hantée par l'exclusion et par le ressentiment. Les 60 000 élèves qui sortent chaque année du système sans aucune qualification en savent quelque chose, mais ils ne sont que la partie émergée de l'iceberg : si les filières professionnelles, technologiques, et même certains cursus universitaires ont aujourd'hui si mauvaise presse, c'est qu'on n'y entre que par défaut. Nous nous félicitons, certes, de l'objectif affiché de 50 % d'une classe d'âge titulaire d'un diplôme de l'enseignement supérieur, mais comment faire pour que les autres, ceux qui ont fait le choix d'autres filières souvent plus courtes, soient eux aussi à leurs propres yeux comme à ceux des autres, valorisés ? Il ne s'agit pas de faire de l'école une bulle de rêve où tout le monde obtiendrait son doctorat, mais de favoriser, en ménageant des progressions individualisées et en évitant les orientations précoces, la construction de parcours choisis, et non subis. Ce qu'il nous faut fonder, c'est une culture de la réussite.
Cette ambition, qui ferait de l'école le coeur d'un véritable projet de société, demande des moyens. Non pas tant des moyens financiers qu'une véritable volonté politique, car l'institution n'a pas à elle seule la capacité d'assumer ces nouvelles missions. Il nous faut en particulier apprendre à associer tous les acteurs, et notamment les collectivités territoriales, les parents, les entreprises, mais aussi les élèves voués à devenir au fil de leur progression les acteurs de leur parcours. La formation des enseignants doit faire l'objet d'une attention particulière : si l'on veut en faire des professionnels de la personnalisation des apprentissages, pour reprendre la formule de Claude Thélot. Il faut leur donner le temps et les moyens d'une prise en compte de l'évolution de leur métier. Ce sont en effet des notions aussi fondamentales que la classe, l'équipe pédagogique, l'équipe éducative et les disciplines qui sont amenées à évoluer.
Cette révolution culturelle ne peut se faire qu'avec et par les professionnels concernés, et au premier chef les enseignants. Les transformations de leur métier imposent une redéfinition des services : le projet de loi n'en dit rien. L'esprit de la loi Fillon parle moins d'enseigner que de surveiller. C'est faire bien peu de cas d'un métier de plus en plus complexe, d'hommes et de femmes dont les idées et les expériences sont trop peu reconnues. Que penser par exemple de la disparition programmée des travaux personnels encadrés, une innovation bien menée et dont tous les professionnels disent aujourd'hui le plus grand bien ?
Apprendre à vivre ensemble, c'est apprendre à faire ensemble. Cela vaut pour les élèves, mais aussi pour les hommes politiques. Le service public d'éducation le mérite : il y va de l'avenir des jeunes, bien sûr mais aussi de la société de demain, de son économie. Monsieur le ministre, vous avez une chance historique de contribuer à cet enjeu. Ne la laissez pas passer !
(Source http://www.cfdt.fr, le 17 décembre 2004)
L'école mérite mieux. A l'heure où les parlementaires débattent de la future loi de cohésion sociale, il faut rappeler son rôle fondamental dans la construction d'une société moins inégalitaire. La notion de socle commun, en particulier, ne saurait être réduite à un gadget parmi d'autres. Il ne s'agit pas seulement, comme au temps de Jules Ferry, de fonder une identité nationale sur une culture commune. Le socle commun tel que nous l'entendons doit aider à répondre au défi d'une société postindustrielle marquée par l'individualisme et l'exclusion. Dans une économie mondialisée où la compétence joue un rôle de plus en plus discriminant, ce socle commun vise à pourvoir chacun d'un ensemble de connaissances, mais aussi d'une capacité d'apprentissage qui lui permettra de se projeter dans son avenir. Notre société est sans pitié pour les moins qualifiés. Quand on sort du système, c'est bien souvent un aller simple. C'est pourquoi il est essentiel d'assurer à chacun un noyau de connaissances et de méthodes, de savoir-faire et de savoir-être qui puisse lui permettre de rester dans le jeu. Le socle commun n'est pas qu'une belle image républicaine. Il est destiné à armer les hommes et les femmes de demain, à leur permettre de se lancer dans la vie - mais aussi, ce qui est de plus en plus fondamental, de se relancer. C'est pourquoi il faut être très attentif à son contenu, qui ne saurait se réduire à un catalogue de disciplines. Ce qu'il s'agit de faire acquérir aux élèves, c'est un esprit critique, une capacité à apprendre, à accéder tout au long de la vie à de nouvelles qualifications, à être un citoyen acteur de la société du XXIe siècle.
L'individualisation des parcours est ici une nécessité. Sans même évoquer le retour du redoublement, dont la récente enquête de l'OCDE vient rappeler la totale inefficacité, l'école ne peut plus se permettre d'imposer des progressions standardisées. C'était encore tolérable quand les usines embauchaient tous ceux dont elle n'avait pas voulu, mais cette époque est révolue : l'échec scolaire ne pardonne plus. L'école d'aujourd'hui non seulement ne forme pas tous les citoyens pour les tempêtes futures de leur vie professionnelle, mais de surcroît elle favorise les naufrages précoces. Si les inégalités se creusent, si l'ascenseur social est en panne, c'est aussi que notre système scolaire continue à produire trop d'échec. Au lieu d'assurer à chaque élève une réussite, il continue à fonctionner sur cette exclusion progressive que l'on appelle, par un abus de langage d'une grave inconséquence, "orientation". Tant que cette orientation sera fondée sur l'échec, notre société sera hantée par l'exclusion et par le ressentiment. Les 60 000 élèves qui sortent chaque année du système sans aucune qualification en savent quelque chose, mais ils ne sont que la partie émergée de l'iceberg : si les filières professionnelles, technologiques, et même certains cursus universitaires ont aujourd'hui si mauvaise presse, c'est qu'on n'y entre que par défaut. Nous nous félicitons, certes, de l'objectif affiché de 50 % d'une classe d'âge titulaire d'un diplôme de l'enseignement supérieur, mais comment faire pour que les autres, ceux qui ont fait le choix d'autres filières souvent plus courtes, soient eux aussi à leurs propres yeux comme à ceux des autres, valorisés ? Il ne s'agit pas de faire de l'école une bulle de rêve où tout le monde obtiendrait son doctorat, mais de favoriser, en ménageant des progressions individualisées et en évitant les orientations précoces, la construction de parcours choisis, et non subis. Ce qu'il nous faut fonder, c'est une culture de la réussite.
Cette ambition, qui ferait de l'école le coeur d'un véritable projet de société, demande des moyens. Non pas tant des moyens financiers qu'une véritable volonté politique, car l'institution n'a pas à elle seule la capacité d'assumer ces nouvelles missions. Il nous faut en particulier apprendre à associer tous les acteurs, et notamment les collectivités territoriales, les parents, les entreprises, mais aussi les élèves voués à devenir au fil de leur progression les acteurs de leur parcours. La formation des enseignants doit faire l'objet d'une attention particulière : si l'on veut en faire des professionnels de la personnalisation des apprentissages, pour reprendre la formule de Claude Thélot. Il faut leur donner le temps et les moyens d'une prise en compte de l'évolution de leur métier. Ce sont en effet des notions aussi fondamentales que la classe, l'équipe pédagogique, l'équipe éducative et les disciplines qui sont amenées à évoluer.
Cette révolution culturelle ne peut se faire qu'avec et par les professionnels concernés, et au premier chef les enseignants. Les transformations de leur métier imposent une redéfinition des services : le projet de loi n'en dit rien. L'esprit de la loi Fillon parle moins d'enseigner que de surveiller. C'est faire bien peu de cas d'un métier de plus en plus complexe, d'hommes et de femmes dont les idées et les expériences sont trop peu reconnues. Que penser par exemple de la disparition programmée des travaux personnels encadrés, une innovation bien menée et dont tous les professionnels disent aujourd'hui le plus grand bien ?
Apprendre à vivre ensemble, c'est apprendre à faire ensemble. Cela vaut pour les élèves, mais aussi pour les hommes politiques. Le service public d'éducation le mérite : il y va de l'avenir des jeunes, bien sûr mais aussi de la société de demain, de son économie. Monsieur le ministre, vous avez une chance historique de contribuer à cet enjeu. Ne la laissez pas passer !
(Source http://www.cfdt.fr, le 17 décembre 2004)