Texte intégral
Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur le Président de la Fondation Louise Weiss,
Chère Simone Veil,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
C'est peu de dire que recevoir le Prix Louise Weiss est un grand honneur pour moi. J'ai d'ailleurs été touché, Monsieur le Président, qu'ayant choisi de me le remettre alors que j'étais Commissaire européen, vous ayez décidé de ne pas me le retirer lorsque je suis devenu ministre des Affaires étrangères ! Cet honneur, je le mesure avec humilité en pensant aux personnalités très importantes déjà distinguées avant moi par ce prix. Je suis en particulier, chère Simone Veil, très sensible à votre présence ce matin. Mais je mesure aussi cet honneur en pensant au destin de cette femme exceptionnelle, inspiratrice, instigatrice inlassable de trois exigences qu'elle avait ainsi exprimées : l'avancement des "sciences de la paix", l'amélioration des relations humaines et l'Europe.
Je dis souvent et je répéterai inlassablement à mes interlocuteurs, lorsque je me rends dans tel ou tel pays : vous avez devant vous le ministre français des Affaires étrangères bien sûr, mais vous avez aussi devant vous un ministre européen.
Vous me permettrez de comprendre l'attribution de ce Prix, non pas comme une récompense personnelle, mais comme un encouragement et même une obligation à porter, à ma place de citoyen, à ma place de responsable politique, et avec d'autres, ces exigences et ces valeurs.
Et d'abord, et toujours, la construction de la paix. Nous avons commémoré avec beaucoup d'émotion les débarquements alliés en Normandie et en Provence, les soixante ans de la Libération de Paris. Nous célébrerons, dans quelques jours, les soixante ans de la libération de Strasbourg, cette ville si chère à Louise Weiss, cette ville symbole.
Il y a l'histoire, sur laquelle nous fondons la politique d'aujourd'hui, l'histoire et ses leçons, ses tragédies. Nous n'oublierons pas - je le dis en pensant à la visite que j'ai faite en Israël il y a quelques semaines avec mon épouse - l'émotion ressentie au Mémorial de l'Holocauste. Il y a l'histoire et ses leçons. Il y a l'avenir et ses conditions. Il s'agit bien de nous adresser, et c'est probablement ce que voulait faire Louise Weiss avec ce prix pour porter son message au-delà de sa propre vie et vers les générations futures, à ces générations qui n'ont pas connu la guerre. J'en fais d'ailleurs partie puisque je suis né en 1951, peu après que Jean Monnet et Robert Schuman eurent lancé, dans la pièce qui se trouve à côté de mon bureau au quai d'Orsay, leur appel pour une Communauté du charbon et de l'acier. Il s'agit bien de nous adresser à ces générations qui n'ont pas connu la guerre et de leur rappeler cette vérité simple : la paix ne vient pas d'elle-même, elle est toujours le résultat d'une action, d'un volontarisme et d'une ténacité. Elle se construit et il faut toujours être vigilant.
Dans le libellé du Prix qui porte son nom, Louise Weiss utilise une belle expression, une expression originale : promouvoir, écrit-elle, les "sciences de la paix". Elle fait ainsi référence au travail universitaire de l'Institut de polémologie qu'elle a créé, à ses efforts pour démonter minutieusement les mécanismes qui mènent à la guerre, dans l'espoir d'apprendre, d'apprendre aux autres, à ceux qui décident, l'art de les désamorcer.
Oui, la paix doit être tout cela, elle doit aussi être une science, elle doit être une foi, elle doit être un art. Avant tout un art d'écoute, de compréhension de l'autre, de recherche obstinée de la négociation et de la prévention. Un art d'observation, de recherche systématique de ce qu'il y a de positif dans une situation. Je pensais, en parcourant des articles et certains ouvrages de Louise Weiss, à ce conflit central devant lequel nous nous trouvons aujourd'hui, encore et toujours, le conflit israélo-palestinien. Après avoir effectué il y a quelques mois, en juin dernier, une visite à Ramallah, après avoir effectué une longue et importante visite en Israël, il y a quelques semaines à peine, je pensais à cette situation tragique et dramatique dont il faut sortir en se disant : quels sont les éléments positifs ? Qu'avons-nous sur la table ? Du côté d'Israël et de cette promesse de se retirer de Gaza, du côté de l'Autorité palestinienne, qui se réorganise, du côté du président Bush, du côté des Européens, il y a quelque chose à faire. Pour un ministre des Affaires étrangères et pour tous les autres, il y a quelque chose à faire en partant de ces quelques éléments positifs que nous devons tenter de mettre ensemble.
Cet art, Louise Weiss en possédait tous les ressorts, toutes les ressources, elle qui avait connu les deux conflits les plus terribles de l'histoire et traversé les angoisses de cette guerre dite "froide".
Ce n'est pas un hasard si aujourd'hui, alors que partout sur la planète, en Irak, au Proche-Orient, en Afrique, la guerre frappe, afflige tant d'hommes et de femmes, notre continent européen est l'un des seuls, peut-être le seul, à pouvoir constater soixante ans de stabilité. Je le dis avec précaution puisque il n'y a pas si longtemps, quinze ans à peine, c'est sur notre continent que s'est déroulée une guerre moyenâgeuse, dans les Balkans, que nous avons été incapables d'empêcher, à notre porte. Mais, tout de même, et vous m'entendrez souvent le dire dans les mois qui viennent, où l'on va beaucoup parler d'Europe à propos de la Constitution, ce n'est pas un hasard si le monde explose partout autour de nous et qu'en Europe, nous connaissons cette paix depuis 60 ans, comme l'avaient voulu les pères fondateurs et ceux qui les ont suivis. Parce que nous avons créé entre nous un système qui nous oblige à fabriquer de la paix et de la stabilité plutôt que d'entretenir des conflits.
Ce privilège - car c'est un privilège dont nous sommes les héritiers et les coresponsables aujourd'hui - nous le devons évidemment à la pensée et à la vision d'hommes et de femmes tels que Louise Weiss, pour qui la consolidation de la paix fut toujours indissociable de la construction de l'Europe.
Cette Europe, dont la construction politique a été engagée il y a à peine 50 ans, ne doit pas s'arrêter en chemin. Elle doit aussi se tourner vers les autres, vers ceux que Louise Weiss appelait "les déshérités de ce monde". Elle doit faire preuve d'ouverture d'esprit, tout en distinguant, à l'exemple de cette grande dame, entre les "valeurs sacrées" écrivait-elle et le "sentiment du sacré dérivé vers l'aberration qui a fait les drames actuels".
Un monde plus libre, un monde plus sûr, c'est d'abord un monde plus juste. Voilà ce que je disais au nom de notre pays, à la tribune des Nations unies il y a quelques semaines.
C'est à ce prix que l'Europe sera capable de peser sur les destinées de la paix. Oui, grâce à ces hommes et à ces femmes, l'Europe est une "puissance en paix". Il est temps, me semble-t-il, qu'elle devienne une "puissance de paix".
Au moment où l'on nous parle de choc des civilisations, où les déséquilibres de la puissance, économique et militaire, autorisent la loi du plus fort, où les jugements hâtifs l'emportent sur l'analyse sereine, où la violence, répondant à la violence, triomphe souvent de la sagesse et de la justice, le continent européen et en particulier l'Union européenne doivent être capables de promouvoir nos valeurs, d'inscrire nos idéaux, nos exigences au centre des relations internationales. Mais cela dépend de nous et de cette confiance que nous devons avoir en nous-même pour être autre chose qu'un grand marché, autre chose qu'une communauté solidaire, même si cela est déjà considérable. Etre un acteur politique crédible dans ce monde !
Nous devons le faire avec l'appui et le concours des organisations internationales en lesquelles nous plaçons notre confiance, comme l'avaient fait Jean Monnet et Louise Weiss. L'Europe, par son histoire, par sa géographie, par sa culture, par ses valeurs, doit enrayer cette dérive des continents et se placer au coeur du dialogue des civilisations.
Je pense simplement que si aucun de nos pays n'a la capacité et la force suffisantes, même s'il a un message particulier à apporter - et c'est le cas de la France -, si aucun de nos pays n'a la capacité et la force suffisantes pour compter à lui tout seul dans le monde d'aujourd'hui, ensemble, comme le disait Robert Schuman le 9 mai 1950, alors oui, à condition d'avoir confiance en nous-même, à condition de nous doter des moyens d'une politique étrangère commune, alors nous pouvons, dans ce monde, avoir notre place et créer, avec d'autres puissances, qui émergent ou qui sont déjà là, les conditions d'un meilleur équilibre.
Cinquante ans après son début, j'ai la conviction que le projet européen se trouve aujourd'hui à un moment de vérité. Au printemps dernier a eu lieu cet élargissement de l'Union, ou plutôt la réunification de notre continent. Quinze ans après la chute du mur de Berlin, préparée par l'ouverture de la frontière austro-hongroise, qu'avait imaginée et espérée le mouvement paneuropéen d'Otto de Habsbourg, l'Europe nouvelle est là, dans presque toute la dimension de notre continent.
Louise Weiss espérait, avec impatience, que nous rejoignent tous ces pays qu'elle aimait tant et qu'elle connaissait si bien. Elle rêvait d'une Constitution pour l'Europe. Vingt et une années après sa mort, nous avons beaucoup travaillé à ce projet d'un nouveau "Traité de Rome", signé il y a quelques jours. Pour autant, une Constitution ce n'est pas un projet. C'est un outil au service du projet. Un outil pour faire mieux fonctionner cette grande communauté de 25 pays, bientôt 27 ou 28. Un outil pour construire une politique étrangère commune, une politique de défense européenne. Un outil pour préserver notre modèle européen, qui reste fait, et c'est assez singulier dans le monde, à la fois de liberté, de règles, de solidarité et de diversité.
L'action de Louise Weiss était animée par un souffle particulier, celui d'un humanisme moderne, nourri de la culture classique de cette agrégée de Lettres, écrivain, journaliste, curieuse de toutes les évolutions du monde. Elle est là aussi la leçon de Louise Weiss : savoir écouter, chercher à comprendre, comprendre pour agir.
Cette grâce particulière, cet humour et cette élégance, si nécessaires et pourtant si rares en politique, elle les tenait de son éducation sans doute, mais aussi de son génie propre. Elle avait aussi, c'était sa conviction profonde, la chance d'être une femme. Dans le domaine public comme dans tant d'autres, elle ne semblait être une exception que dans la mesure où elle était en avance sur son temps. Elle était persuadée que l'entrée des femmes dans le monde professionnel, leur place dans la politique, devait changer en profondeur les comportements, les mentalités, et imposer peu à peu une société tout simplement plus humaine et plus juste. C'est ce que permit finalement le général de Gaulle en 1944, huit ans après que le Front populaire eut renoncé à le faire.
En relisant le discours d'inauguration, il y a vingt-cinq ans, de la première session du Parlement européen, qui porte désormais son nom, j'ai aimé que, pour chaque pays de l'Europe, Louise Weiss utilise le possessif. "Notre Allemagne du Sud", "notre Danemark", "notre Irlande" disait-elle. Cette "grand-mère de l'Europe", citoyenne de l'Union, se sentait en quelque sorte, à la fois et en même temps, citoyenne de chaque pays !
Elle s'adressait alors aux élus en les appelant "mes bien-aimés collègues", avec une tendresse toute maternelle. Car, au travers de sa brillante carrière, elle avait gardé toute l'humilité qui accompagne la vraie grandeur et la vraie générosité. Elle se décrivait elle-même, je la cite, comme une "créature presque séculaire, mais au regard de l'histoire, toujours une enfant".
Aujourd'hui, il nous appartient, en particulier à ceux qui, comme moi, après d'autres, ont été honorés et encouragés par ce prix prestigieux, de poursuivre ce combat de Louise Weiss avec la même exigence d'humanisme, d'ouverture et de modernité.
Monsieur le Président, je voudrais, en vous remerciant, vous redire que je suis très touché que vous m'ayez décerné ce prix, avec tous les membres de votre comité. Je le reçois comme un encouragement à continuer ma route. Merci.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 novembre 2004)
Monsieur le Président de la Fondation Louise Weiss,
Chère Simone Veil,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
C'est peu de dire que recevoir le Prix Louise Weiss est un grand honneur pour moi. J'ai d'ailleurs été touché, Monsieur le Président, qu'ayant choisi de me le remettre alors que j'étais Commissaire européen, vous ayez décidé de ne pas me le retirer lorsque je suis devenu ministre des Affaires étrangères ! Cet honneur, je le mesure avec humilité en pensant aux personnalités très importantes déjà distinguées avant moi par ce prix. Je suis en particulier, chère Simone Veil, très sensible à votre présence ce matin. Mais je mesure aussi cet honneur en pensant au destin de cette femme exceptionnelle, inspiratrice, instigatrice inlassable de trois exigences qu'elle avait ainsi exprimées : l'avancement des "sciences de la paix", l'amélioration des relations humaines et l'Europe.
Je dis souvent et je répéterai inlassablement à mes interlocuteurs, lorsque je me rends dans tel ou tel pays : vous avez devant vous le ministre français des Affaires étrangères bien sûr, mais vous avez aussi devant vous un ministre européen.
Vous me permettrez de comprendre l'attribution de ce Prix, non pas comme une récompense personnelle, mais comme un encouragement et même une obligation à porter, à ma place de citoyen, à ma place de responsable politique, et avec d'autres, ces exigences et ces valeurs.
Et d'abord, et toujours, la construction de la paix. Nous avons commémoré avec beaucoup d'émotion les débarquements alliés en Normandie et en Provence, les soixante ans de la Libération de Paris. Nous célébrerons, dans quelques jours, les soixante ans de la libération de Strasbourg, cette ville si chère à Louise Weiss, cette ville symbole.
Il y a l'histoire, sur laquelle nous fondons la politique d'aujourd'hui, l'histoire et ses leçons, ses tragédies. Nous n'oublierons pas - je le dis en pensant à la visite que j'ai faite en Israël il y a quelques semaines avec mon épouse - l'émotion ressentie au Mémorial de l'Holocauste. Il y a l'histoire et ses leçons. Il y a l'avenir et ses conditions. Il s'agit bien de nous adresser, et c'est probablement ce que voulait faire Louise Weiss avec ce prix pour porter son message au-delà de sa propre vie et vers les générations futures, à ces générations qui n'ont pas connu la guerre. J'en fais d'ailleurs partie puisque je suis né en 1951, peu après que Jean Monnet et Robert Schuman eurent lancé, dans la pièce qui se trouve à côté de mon bureau au quai d'Orsay, leur appel pour une Communauté du charbon et de l'acier. Il s'agit bien de nous adresser à ces générations qui n'ont pas connu la guerre et de leur rappeler cette vérité simple : la paix ne vient pas d'elle-même, elle est toujours le résultat d'une action, d'un volontarisme et d'une ténacité. Elle se construit et il faut toujours être vigilant.
Dans le libellé du Prix qui porte son nom, Louise Weiss utilise une belle expression, une expression originale : promouvoir, écrit-elle, les "sciences de la paix". Elle fait ainsi référence au travail universitaire de l'Institut de polémologie qu'elle a créé, à ses efforts pour démonter minutieusement les mécanismes qui mènent à la guerre, dans l'espoir d'apprendre, d'apprendre aux autres, à ceux qui décident, l'art de les désamorcer.
Oui, la paix doit être tout cela, elle doit aussi être une science, elle doit être une foi, elle doit être un art. Avant tout un art d'écoute, de compréhension de l'autre, de recherche obstinée de la négociation et de la prévention. Un art d'observation, de recherche systématique de ce qu'il y a de positif dans une situation. Je pensais, en parcourant des articles et certains ouvrages de Louise Weiss, à ce conflit central devant lequel nous nous trouvons aujourd'hui, encore et toujours, le conflit israélo-palestinien. Après avoir effectué il y a quelques mois, en juin dernier, une visite à Ramallah, après avoir effectué une longue et importante visite en Israël, il y a quelques semaines à peine, je pensais à cette situation tragique et dramatique dont il faut sortir en se disant : quels sont les éléments positifs ? Qu'avons-nous sur la table ? Du côté d'Israël et de cette promesse de se retirer de Gaza, du côté de l'Autorité palestinienne, qui se réorganise, du côté du président Bush, du côté des Européens, il y a quelque chose à faire. Pour un ministre des Affaires étrangères et pour tous les autres, il y a quelque chose à faire en partant de ces quelques éléments positifs que nous devons tenter de mettre ensemble.
Cet art, Louise Weiss en possédait tous les ressorts, toutes les ressources, elle qui avait connu les deux conflits les plus terribles de l'histoire et traversé les angoisses de cette guerre dite "froide".
Ce n'est pas un hasard si aujourd'hui, alors que partout sur la planète, en Irak, au Proche-Orient, en Afrique, la guerre frappe, afflige tant d'hommes et de femmes, notre continent européen est l'un des seuls, peut-être le seul, à pouvoir constater soixante ans de stabilité. Je le dis avec précaution puisque il n'y a pas si longtemps, quinze ans à peine, c'est sur notre continent que s'est déroulée une guerre moyenâgeuse, dans les Balkans, que nous avons été incapables d'empêcher, à notre porte. Mais, tout de même, et vous m'entendrez souvent le dire dans les mois qui viennent, où l'on va beaucoup parler d'Europe à propos de la Constitution, ce n'est pas un hasard si le monde explose partout autour de nous et qu'en Europe, nous connaissons cette paix depuis 60 ans, comme l'avaient voulu les pères fondateurs et ceux qui les ont suivis. Parce que nous avons créé entre nous un système qui nous oblige à fabriquer de la paix et de la stabilité plutôt que d'entretenir des conflits.
Ce privilège - car c'est un privilège dont nous sommes les héritiers et les coresponsables aujourd'hui - nous le devons évidemment à la pensée et à la vision d'hommes et de femmes tels que Louise Weiss, pour qui la consolidation de la paix fut toujours indissociable de la construction de l'Europe.
Cette Europe, dont la construction politique a été engagée il y a à peine 50 ans, ne doit pas s'arrêter en chemin. Elle doit aussi se tourner vers les autres, vers ceux que Louise Weiss appelait "les déshérités de ce monde". Elle doit faire preuve d'ouverture d'esprit, tout en distinguant, à l'exemple de cette grande dame, entre les "valeurs sacrées" écrivait-elle et le "sentiment du sacré dérivé vers l'aberration qui a fait les drames actuels".
Un monde plus libre, un monde plus sûr, c'est d'abord un monde plus juste. Voilà ce que je disais au nom de notre pays, à la tribune des Nations unies il y a quelques semaines.
C'est à ce prix que l'Europe sera capable de peser sur les destinées de la paix. Oui, grâce à ces hommes et à ces femmes, l'Europe est une "puissance en paix". Il est temps, me semble-t-il, qu'elle devienne une "puissance de paix".
Au moment où l'on nous parle de choc des civilisations, où les déséquilibres de la puissance, économique et militaire, autorisent la loi du plus fort, où les jugements hâtifs l'emportent sur l'analyse sereine, où la violence, répondant à la violence, triomphe souvent de la sagesse et de la justice, le continent européen et en particulier l'Union européenne doivent être capables de promouvoir nos valeurs, d'inscrire nos idéaux, nos exigences au centre des relations internationales. Mais cela dépend de nous et de cette confiance que nous devons avoir en nous-même pour être autre chose qu'un grand marché, autre chose qu'une communauté solidaire, même si cela est déjà considérable. Etre un acteur politique crédible dans ce monde !
Nous devons le faire avec l'appui et le concours des organisations internationales en lesquelles nous plaçons notre confiance, comme l'avaient fait Jean Monnet et Louise Weiss. L'Europe, par son histoire, par sa géographie, par sa culture, par ses valeurs, doit enrayer cette dérive des continents et se placer au coeur du dialogue des civilisations.
Je pense simplement que si aucun de nos pays n'a la capacité et la force suffisantes, même s'il a un message particulier à apporter - et c'est le cas de la France -, si aucun de nos pays n'a la capacité et la force suffisantes pour compter à lui tout seul dans le monde d'aujourd'hui, ensemble, comme le disait Robert Schuman le 9 mai 1950, alors oui, à condition d'avoir confiance en nous-même, à condition de nous doter des moyens d'une politique étrangère commune, alors nous pouvons, dans ce monde, avoir notre place et créer, avec d'autres puissances, qui émergent ou qui sont déjà là, les conditions d'un meilleur équilibre.
Cinquante ans après son début, j'ai la conviction que le projet européen se trouve aujourd'hui à un moment de vérité. Au printemps dernier a eu lieu cet élargissement de l'Union, ou plutôt la réunification de notre continent. Quinze ans après la chute du mur de Berlin, préparée par l'ouverture de la frontière austro-hongroise, qu'avait imaginée et espérée le mouvement paneuropéen d'Otto de Habsbourg, l'Europe nouvelle est là, dans presque toute la dimension de notre continent.
Louise Weiss espérait, avec impatience, que nous rejoignent tous ces pays qu'elle aimait tant et qu'elle connaissait si bien. Elle rêvait d'une Constitution pour l'Europe. Vingt et une années après sa mort, nous avons beaucoup travaillé à ce projet d'un nouveau "Traité de Rome", signé il y a quelques jours. Pour autant, une Constitution ce n'est pas un projet. C'est un outil au service du projet. Un outil pour faire mieux fonctionner cette grande communauté de 25 pays, bientôt 27 ou 28. Un outil pour construire une politique étrangère commune, une politique de défense européenne. Un outil pour préserver notre modèle européen, qui reste fait, et c'est assez singulier dans le monde, à la fois de liberté, de règles, de solidarité et de diversité.
L'action de Louise Weiss était animée par un souffle particulier, celui d'un humanisme moderne, nourri de la culture classique de cette agrégée de Lettres, écrivain, journaliste, curieuse de toutes les évolutions du monde. Elle est là aussi la leçon de Louise Weiss : savoir écouter, chercher à comprendre, comprendre pour agir.
Cette grâce particulière, cet humour et cette élégance, si nécessaires et pourtant si rares en politique, elle les tenait de son éducation sans doute, mais aussi de son génie propre. Elle avait aussi, c'était sa conviction profonde, la chance d'être une femme. Dans le domaine public comme dans tant d'autres, elle ne semblait être une exception que dans la mesure où elle était en avance sur son temps. Elle était persuadée que l'entrée des femmes dans le monde professionnel, leur place dans la politique, devait changer en profondeur les comportements, les mentalités, et imposer peu à peu une société tout simplement plus humaine et plus juste. C'est ce que permit finalement le général de Gaulle en 1944, huit ans après que le Front populaire eut renoncé à le faire.
En relisant le discours d'inauguration, il y a vingt-cinq ans, de la première session du Parlement européen, qui porte désormais son nom, j'ai aimé que, pour chaque pays de l'Europe, Louise Weiss utilise le possessif. "Notre Allemagne du Sud", "notre Danemark", "notre Irlande" disait-elle. Cette "grand-mère de l'Europe", citoyenne de l'Union, se sentait en quelque sorte, à la fois et en même temps, citoyenne de chaque pays !
Elle s'adressait alors aux élus en les appelant "mes bien-aimés collègues", avec une tendresse toute maternelle. Car, au travers de sa brillante carrière, elle avait gardé toute l'humilité qui accompagne la vraie grandeur et la vraie générosité. Elle se décrivait elle-même, je la cite, comme une "créature presque séculaire, mais au regard de l'histoire, toujours une enfant".
Aujourd'hui, il nous appartient, en particulier à ceux qui, comme moi, après d'autres, ont été honorés et encouragés par ce prix prestigieux, de poursuivre ce combat de Louise Weiss avec la même exigence d'humanisme, d'ouverture et de modernité.
Monsieur le Président, je voudrais, en vous remerciant, vous redire que je suis très touché que vous m'ayez décerné ce prix, avec tous les membres de votre comité. Je le reçois comme un encouragement à continuer ma route. Merci.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 novembre 2004)