Ensemble des déclarations, conférence de presse et interview dans "Tageblatt" du 20 octobre 1998, de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la construction européenne, notamment la coopération spatiale, l'harmonisation fiscale au niveau européen, l'accord multilatéral sur linvestissement et les relations entre la France et le Luxembourg, Luxembourg le 19 octobre 1998.

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Circonstance : Visite au Luxembourg de M. Jospin les 19 et 20 octobre 1998

Média : Presse étrangère - Tageblatt

Texte intégral

Conférence de presse du 19 octobre 1998.
Monsieur le Premier ministre, cher Jean-Claude,
Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux de vous retrouver, pour quelques instants, pour cette conférence de presse. Jean-Claude Juncker m'a fait l'amitié de me demander d'être, en quelque sorte, un témoin à la fois étranger et amical de la cérémonie par laquelle la fondation Edmond Israël lui décernerait, en quelque sorte, une reconnaissance de son action comme Européen. On m'a demandé si j'accepterais de venir participer à cette cérémonie, qui a couronné d'autres grands hommes politiques de l'Union européenne, - le dernier étant le Chancelier Kohl - et si, j'accepterais de dire quelques mots. C'est donc dans ce cadre que je suis venu. Je me suis senti honoré que Jean-Claude pense à moi pour le faire.
Nous avons pensé qu'il serait bon que nous puissions en profiter, au-delà de cette cérémonie, symbolique et importante, qu'il serait bon que nous en profitions pour travailler sur un certain nombre de dossiers. Nous avons donc transformé ce simple passage en une visite de travail. A cette occasion nous avons eu l'occasion d'avoir un déjeuner de travail, que nous avons partagé avec Jacques Poos, ministre des Affaires étrangères, qui est un ami depuis longtemps. Je rencontrerai aussi, simplement, d'autres personnalités du Parti ouvrier socialiste luxembourgeois dans l'après-midi, avant de participer à cette cérémonie.
Nous avons centré nos discussions, indépendamment de l'examen d'un certain nombre de situations internationales, sur le futur Sommet officieux de Portschach au cours duquel les chefs d'Etat et de gouvernement vont discuter, à la fois des grands objectifs, des grandes orientations de l'Union européenne dans les années qui viennent à l'occasion de rendez-vous importants et peut-être aussi de l'adéquation entre ces grands objectifs et les modes de fonctionnement, les mécanismes de décisions par lesquels l'Union européenne, surtout si elle s'élargissait, pourrait répondre à ces défis. Nous avons échangé un certain nombre de point de vue sur ce sommet, dont nous voulons qu'il soit utile et dont nous pensons qu'il sera utile, justement, s'il garde ce caractère informel et permettant un libre débat entre les responsables politiques sans tomber dans un formalisme excessif. Nous avons parlé, naturellement, des problèmes de l'Agenda 2000. Nous avons parlé des problèmes de l'élargissement. Nous avons eu aussi une discussion sur les problèmes de la coordination économique dans l'Union européennes, sur les perspectives de croissance, - croissance qu'il faut entretenir -, et sur les problèmes sociaux.
Nous avons également abordé, - en tout cas je l'ai fait -, les questions de l'harmonisation fiscale, harmonisation fiscale qui doit être entendue de façon globale, de façon à ce que l'ensemble de ces problèmes soient pris en compte. L'harmonisation fiscale ne peut pas se détacher d'autres nécessaires harmonisations, notamment de l'harmonisation sociale. C'est vrai qu'à partir du moment où nous sommes dans un espace commercial unifié, dans un espace communautaire unique, - et nous allons y être -, il serait difficile de comprendre que d'un côté, on vous demande de fonctionner sous l'empire de directives uniformes pour chacun des pays dans le domaine des services publics, du gaz, de l'électricité, de la poste, du ferroviaire, cependant que ces problèmes d'harmonisation fiscale ou d'harmonisation sociale ne seraient pas traités. Nous avons en une série d'échanges sur ces questions. Nous avons, je crois, par là-même, traité un certain nombre des préoccupations qui sont les nôtres. Nous avons un peu parlé de l'Agenda 2000, - j'en ai parlé aussi avec le ministre des Affaires étrangères -, et nous allons poursuivre nos échanges.
En tout état de cause, Jean-Claude Juncker, en tant que Premier ministre, mais aussi en tant que personnalité européenne, - j'aurai l'occasion de le dire plus nettement, et de façon plus affirmée dans mon intervention de tout à l'heure -, a joué un rôle extrêmement important au cours des dix dernières années dans la vie de l'Union européenne et encore, à l'occasion de la présidence luxembourgeoise au cours de l'année qui s'est écoulée. Sur les questions telles que celles de l'emploi, que les problèmes de la prise en compte des préoccupations sociales, les problèmes de coordination économique, le gouvernement que je conduis et le gouvernement que dirige Jean-Claude Juncker ont des approches souvent assez semblables et qui nous ont permis de travailler en commun. Voilà l'essentiel de ce que je voulais vous dire, et naturellement, je suis prêt à répondre à vos questions.
Q - Monsieur Premier Ministre, c'est un sujet européen, un grand hebdomadaire britannique du dimanche disait que vous aviez contacté la semaine dernière M. Blair pour essayer de le convaincre de stopper ou de freiner, en tout cas, la fusion entre DASA et British Aerospace, fusion qui serait au détriment de l'Aérospatiale, est-ce que c'est exact ?
R - Non je n'ai pas eu de contact avec M. Tony Blair la semaine dernière. Par contre, il existe une déclaration commune signée par le président de la République française et le Premier ministre français, le Premier ministre britannique et le chancelier allemand en décembre de l'année dernière. Elle est fondée sur la volonté de construire à partir d'Airbus une grande industrie européenne de l'aéronautique et au delà même, pensant aux activités civiles et militaires, à la fois à l'aéronautique et à l'espace, de construire une grande industrie européenne de l'aéronautique et de l'espace. Cette déclaration mettait en lumière le nécessaire équilibre entre les potentiels industriels qui existent dans des entreprises différentes dans ces trois pays et l'équilibre qui existe, dans l'aéronautique, entre les trois grandes nations industrielles que sont la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne. Elle ouvrait d'ailleurs une perspective de collaboration avec d'autres pays et d'autres industries, - l'Espagne est déjà partie à l'aventure d'Airbus. J'ai eu l'occasion à plusieurs reprises de dire à mes homologues allemand et britannique que c'est cette conception d'un équilibre des potentiels qui pourrait garantir le mieux l'avenir. Donc ce message est constant, de ma part et de la part du gouvernement français.
Par ailleurs, les industriels concernés, notamment le président d'Airbus Industrie, Noël Forgeard, le président de l'Aérospatiale sont entrés dans des discussions avec les industriels. D'ailleurs, les trois Premiers ministres et le président de la République française avaient demandé dans la même déclaration aux industriels de faire des propositions pour réaliser cette grande entreprise Airbus qui serait une société.
Donc, il n'y a pas d'éléments nouveaux qui auraient surgi la semaine dernière et qui résulteraient de ces informations données par un journal britannique. Il y a une position constante des industriels français et du gouvernement français sur ces questions. Quand je parle du gouvernement français, je crois pouvoir dire que c'est l'ensemble des autorités françaises qui sont attachées à ce nécessaire équilibre.
Q - Monsieur le Premier Ministre, vous avez parlé tout à l'heure de l'harmonisation fiscale ; lors d'un discours récent à la Mutualité, je crois que vous avez parlé des paradis fiscaux ; ce thème a été repris par Mme Edith Cresson. Alors, pouvez-vous nous donner votre position claire et précise par rapport à la place financière qui est celle de Luxembourg ?
R - Je n'ai pas parlé d'une place financière en particulier. Je dis simplement - comme je viens de l'indiquer il y a un instant -, qu'à partir du moment où l'on est dans un espace unifié commercialement, unique sur le plan monétaire, - c'est ce qui sera devant nous en janvier prochain -, à partir du moment où, dans l'Union européenne, on s'efforce d'harmoniser toutes les conditions de la concurrence, le dossier fiscal, de même que le dossier social, seront des éléments essentiels de cette concurrence et seront des facteurs potentiels de distorsion de concurrence. Je dis simplement que cette logique de l'harmonisation des conditions dans lesquelles nos entreprises entrent en compétition doit s'appliquer à l'ensemble des secteurs. Cela ne concerne pas donc que le Luxembourg, naturellement, mais peut concerner d'autres pays.
J'ai été sensible, par exemple, à ce que me disait tout à l'heure, M. Jean-Claude Juncker, en me disant : "aborder les problèmes de la fiscalité de l'épargne, pourquoi pas, mais il faut aussi aborder les problèmes de l'ensemble de la fiscalité des entreprises d'une part et d'autre part il faut aussi aborder les problèmes de la distorsion dans la voie sociale ou par exemple dans les coûts salariaux, quand ce n'est pas le résultat de situation de développement inégal, mais quand c'est le résultat d'une politique volontaire et déterminée".
Ma position est globale. Je crois qu'elle est partagée par d'autres pays. J'ai été sensible au fait que ces problèmes sont abordés avec un esprit d'ouverture par les autorités luxembourgeoises. Il ne s'agit donc pas de focaliser sur une place, plus que sur une autre. Il s'agit de faire respecter à l'ensemble de l'Union européenne des règles communes qui feront disparaître les distorsions et les incitations à des délocalisations qui ne sont pas souhaitables, en tout cas qui ne sont pas dans l'esprit d'une communauté.
Q - Parmi les questions d'actualité que vous avez évoquées, on peut imaginer qu'il y a 1a mise en résidence médicale surveillée de l'ancien président chilien Pinochet. Peut-on vous demander votre sentiment à ce sujet ?
R - Vous imaginez que pour l'homme que je suis - qui, après le coup d'Etat au Chili, a vu, à la fois, le suicide de Salvator Allende et le renversement de la démocratie chilienne, qui a accueilli, aidé tant de démocrates chiliens en exil, qui a partagé leurs souffrances, leurs indignations, leur colère, leur aspiration à la justice -, vous imaginez bien que cette nouvelle, pour moi, est une heureuse et juste nouvelle. Et que ce dictateur puisse se trouver confronté à la nécessité de rendre des comptes à la justice et devant l'humanité, me paraît être une bonne nouvelle.
Il est bon, par ailleurs, qu'aucun de ceux, qui, sous des régimes de dictature, ont accepté ou parfois perpétré des crimes ne puissent espérer l'impunité. De ce point de vue, pour l'avenir c'est également une excellente chose.
A partir de là, c'est du domaine de la justice, notamment de la justice espagnole qui a accompli les démarches. Il y a des procédures qui vont être mises en oeuvre, il va y avoir des questions diplomatiques qui vont être posées. Nous verrons bien comment tout ça évoluera. Mais en tout cas, que ce sentiment d'impunité puisse disparaître, que ce dictateur qui se trouve être confronté même à la fin de sa vie à 1a nécessité de rendre des comptes à la justice et devant l'humanité, me parait être une bonne chose.
Pour autant, je comprends et je sais faire le partage des choses. Je comprends que ceux qui ont contribué à restaurer la démocratie au Chili, aient, par précaution pour préserver cette démocratie, abordé certains problèmes avec prudence. Mais, nous nous sommes des grandes démocraties : un homme est venu chez nous, et des hommes et des femmes par leurs avocats ont posé la question aiguë de nos responsabilités. Je me réjouis que cette responsabilité puisse être engagée.
Q - Est-ce que l'on peut vous demander, Monsieur le Premier ministre, si vous avez fait part à M. Juncker des modifications qui devraient intervenir dans les heures qui viennent dans votre gouvernement. Si c'est le cas, est-ce que vous pouvez nous faire part des indications que vous lui avez données ?
R - Non, je n'en avais pas fait part à M. Jean-Claude Juncker qui ne m'avait pas posé la question, peut-être n'avait pas été alerté par vous... Par contre j'en ai fait part au Président de la République dès ce matin, parce que c'était lui qui devait être le premier informé et parce que c'est lui qui du point de vue de la règle, prendra la décision.
Q - Donc c'est pas trop tard pour prévenir M. Juncker, il doit se demander de quoi il retourne ?
R - Je vais y songer, alors ... C'est au Président de la République d'annoncer le moment venu la décision, s'il y a une décision à prendre, ce qui me parait vraisemblable.
Q - Mais vous confirmez que M. Le Pensec va quitter le gouvernement ?
R - Je vous ai répondu. Je suis un homme qui respecte les règles de son pays, de la constitution et les prérogatives du président de la République. Désolé, mais vous n'en saurez pas plus de ma part.
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Intervention devant la Fondation Edmond Israel le 19 octobre 1998.
Monsieur le Maréchal de la Cour,
Messieurs les Premiers ministres,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs,
Mesdemoiselles et Messieurs les lycéens,
Permettez-moi, tout d'abord de féliciter le président Israël, dont vous connaissez tous ici la forte personnalité et le rayonnement et la Fondation qui porte son nom d'avoir pris l'initiative d'organiser, chaque année, semblable rendez-vous autour de figures reconnues pour leur engagement en faveur de l'idée européenne.
Merci, Monsieur le Président, Monsieur le Premier ministre du Grand Duché de Luxembourg, d'avoir souhaité que je sois en 1998 le témoin de cette manifestation. Je le fais avec beaucoup de plaisir, heureux de me retrouver avec vous à Luxembourg et au côté de Jean-Claude Juncker.
D'abord parce que nous partageons tous ici un même attachement à la construction européenne, j'y ajoute personnellement une conviction : l'Europe du XXIème siècle doit être économiquement et financièrement plus stable, grâce à l'euro et à une bonne coordination de nos politiques économiques. Elle doit être forte, crédible et efficace au moyen d'institutions réformées, et elle doit surtout être sociale, en prenant pour objectifs impérieux la croissance, l'emploi et la cohésion de nos sociétés.
Je suis heureux aussi, parce que cette cérémonie me permet d'effectuer ma première visite bilatérale au Luxembourg, pays dont la France se sent très proche, non seulement géographiquement, mais surtout en raison d'une communauté de valeurs, de culture et de langue. Pour ne prendre dans l'actualité qu'une seule illustration : nos deux gouvernements partagent l'idée selon laquelle la globalisation de l'économie mondiale exige en retour une régulation. Comme la France, le Luxembourg compte au nombre des pays fondateurs de la communauté européenne. Berceau de l'Europe, le Grand Duché a toujours apporté à la construction européenne une contribution essentielle. De grands hommes d'Etat luxembourgeois, visionnaires et déterminés, facilitant le rapprochement de vues entre les grands Etats voisins, ont joué un rôle décisif qui fait du Luxembourg un acteur de tout premier plan dans le concert européen. Un pays en effet, se juge moins à sa taille qu'aux missions qu'il s'assigne et au rôle qu'il joue. De ce point de vue, le Grand Duché est grand.
Enfin, je suis heureux de m'exprimer devant vous car notre réunion honore un homme pour lequel j'ai la plus haute estime. Avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker, j'avais déjà noué, au cours de nos rencontres successives et en dépit de nos appartenances politiques différentes, des liens de respect mutuel et d'amitié. Il est juste que le prix "Vision pour l'Europe" de la fondation Edmond Israël soit aujourd'hui décerné à "l'homme qui chevauche les frontières", selon la télévision allemande ou à celui que les journalistes français viennent de nommer "Homme européen de l'année".
Monsieur Le Premier ministre,
Vous vous inscrivez dans la lignée prestigieuse des hommes d'Etat luxembourgeois qui ont compté parmi les pères de l'Europe. Je pense en particulier au président Werner, un précurseur en ce qui concerne la monnaie unique, à Gaston Thorn, président de la Commission de 1981 à 1984, et à Jacques Santer, son actuel président, dont je salue la présence et à qui j'ai rendu une visite de travail à Bruxelles, il y a moins de huit jours.
Vous avez pris, mon cher Jean-Claude, un part déterminante dans les étapes récentes de la construction européenne que ce soit en 1986, lors de l'Acte unique, en 1992, lors du Traité de l'Union européenne, et bien sûr au second semestre 1997, à l'occasion de votre présidence du Conseil. Vous vous étiez alors fixé des objectifs ambitieux. En six mois, vous les avez tenus et l'Europe a accompli, en partie grâce à vous, des pas importants. Chacun a pu constater la précision de votre connaissance des mécanismes européens, l'étendue de votre expérience et, surtout la sincérité enthousiaste de vos convictions européennes. A titre personnel, je venais de recevoir la responsabilité de diriger le gouvernement français, j'ai apprécié votre accueil chaleureux, votre intelligente autorité naturelle, votre talent pour 1a construction des compromis.
Ainsi, à 44 ans, votre parcours européen est exceptionnel. Il faut dire qu'il s'ancre dans une précocité étonnante et dans une capacité de travail qui ne l'est pas moins : secrétaire d'Etat à 28 ans, ministre à 30 ans, Premier ministre à 41 ans, vous conservez aujourd'hui avec ce poste les fonctions de ministre des Finances et du Travail. L'addition de ces trois charges traduit vos convictions sociales qui font du travail et de l'emploi le coeur de la politique de votre gouvernement. Déjà, quand vous fûtes l'instigateur du plan de redressement de la sidérurgie luxembourgeoise, vous avez pris les décisions qui s'imposaient sans sacrifier l'intérêt social. Le Luxembourg, modèle de croissance équilibrée, souligne que l'efficacité économique se fonde sur la cohésion sociale.
Avec le rendez-vous d'Agenda 2000 et le défi de l'élargissement, nous allons bientôt tracer l'esquisse de l'Europe du début du XXIème siècle.
Je souhaite que cette Europe soit économiquement et financièrement plus stable. La résistance de la zone euro aux répercussions des crises asiatiques et russe est la première preuve de l'importance de l'Union économique et monétaire pour l'avenir de l'Union européenne et son affirmation comme puissance économique mondiale. Mais il faudra pour cela, et le mouvement en est amorcé, la coordination des politiques économiques à travers le Conseil de l'euro.
Il faut aussi que l'Union soit efficace dans son mode de fonctionnement. L'Union européenne a besoin de réformer ses institutions, non pas dans leur architecture, mais dans leur fonctionnement pratique, avant le début de l'élargissement. La prise de décision doit y devenir moins lourde et plus rapide. Nous allons amorcer cette réflexion, avec les autres chefs d'Etat et de gouvernement à la fin de la semaine, au Sommet informel de Portschach.
Je souhaite enfin, que notre Europe reste un continent où le progrès social soit une réalité. Mon gouvernement, on s'en souvient, avait suggéré, dès son arrivée dans le concert européen, que l'emploi et la dimension sociale soient placés plus haut dans nos priorités politiques. Il m'est, à cet égard, agréable de rappeler le rôle déterminant joué par le Premier ministre Juncker, alors que le Luxembourg assurait la présidence de l'Union européenne, dans le succès du Conseil européen extraordinaire pour l'emploi de novembre 1997.
Cette volonté de progrès social, nous la portons ensemble au niveau européen, afin de ne pas laisser sur le bord du chemin plus de vingt millions de chômeurs, tous ceux que vous appelez, avec raison, "le seizième Etat de l'Union". Nous avons commencé à agir. Beaucoup reste à faire. Je me réjouis de poursuivre cette tâche avec vous.
Car, comme tous ceux qui vous rencontrent et travaillent avec vous, j'apprécie la conscience que vous avez de vos responsabilités et le sérieux avec lequel vous vous attachez à tenir vos engagements. J'apprécie tout autant, je dois dire, la cordialité et la simplicité qui vous caractérisent, non seulement le rapport à vos collègues, mais aussi dans la relation avec vos compatriotes luxembourgeois.
Premier ministre du Luxembourg, dirigeant estimé de vos pairs à travers l'Europe, vous êtes certes un homme d'Etat, cher Jean-Claude Juncker, mais aussi un citoyen parmi les citoyens. Un citoyen partout chez lui en Europe et dont l'Europe peut être fière, comme le montre la distinction d'aujourd'hui.
Entretien avec le quotidien luxembourgeois "TAGEBLATT" le 20 octobre 1998.
Q - Le gouvernement français a décidé de ne plus participer aux discussions sur l'actuel projet AMI.
C'est une démarche spectaculaire qui laisse supposer que vous avez de votre côté des idées très précises sur les finalités d'un accord multilatéral sur les investissements et les moyens d'y parvenir.
Quelles sont-elles ? Pensez-vous pouvoir convaincre vos partenaires européens à vous emboîter le pas ?
R - D'abord j'ai constaté que le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker s'est exprimé de façon assez nette en considérant que la démarche que j'ai entreprise était positive. C'est du moins ce que m'ont indiqué les dépêches diplomatiques que j'ai consultées à Paris avant de venir.
Ensuite je dirais que naturellement la libéralisation des investissements à travers le monde est souhaitable, des accords d'investissement sont d'ailleurs signés bilatéralement entre les différents pays. Ils existent aussi dans les instances internationales, l'OCDE, le GATT et maintenant l'Organisation mondiale du commerce, mais on n'a pas besoin pour faciliter les investissements de porter atteinte à la souveraineté des Etats.
Et il y a dans les mécanismes qui étaient envisagés dans ce projet d'accord des atteintes tout à fait inacceptables pour la souveraineté des Etats, notamment à caractère irréversible et décisif.
Nous ne voulons pas que des Etats qui représentent des peuples et qui ont pour eux la légitimité soient traînés devant des tribunaux par des organismes privés.
En outre la période dans laquelle nous vivons, avec la désorganisation des marchés financiers, avec l'existence de fonds spéculatifs qu'il a fallu dans certains cas renflouer comme aux Etats-Unis, nous ne considérons pas que ce désordre des marchés financiers justifie particulièrement qu'il faille accorder à des intérêts privés, par rapport aux Etats souverains, des privilèges qu'ils n'avaient pas jusqu'à présent.
Enfin nous constatons qu'il y a une certaine inégalité dans la discussion d'aujourd'hui. Les Etats-Unis par exemple ont fait valoir une centaine de pages de réserves et donc je ne vois pas pourquoi il y aurait un accord international qui ne s'appliquerait pas à eux et puis les pays en voie de développement ou émergents ne font pas partie de l'accord.
S'il faut reprendre au plan multilatéral une discussion sur ces problèmes, il faut le faire au niveau de l'Organisation mondiale du commerce.
Q - Les socialistes et les sociaux-démocrates sont au pouvoir soit seuls soit en coalition dans tous les pays de l'Union européenne à l'exception de l'Espagne et de l'Irlande.
Le premier grand pays à basculer de droite à gauche fut le Royaume-Uni, aussitôt suivi par la France et tout récemment par l'Allemagne.
Est-ce que le fait d'appartenir à une même famille politique facilite les rapports et accords entre des personnalités aussi spectaculairement différentes que vous-même, M. Blair, M. Schroeder ou le très charismatique M. D'Alema ?
N'est-ce pas maintenant ou jamais que la social-démocratie devrait façonner l'Europe du XXIème siècle ?
R - Vous avez eu raison de faire allusion à l'Italie. Nos amis italiens aiment nous rappeler que ce furent eux qui ont initié le grand mouvement un an avant les autres avec la victoire de la coalition de l'Olivier avec Romano Prodi et qu'il n'y eut qu'ensuite la victoire de Tony Blair, l'alternance en France puis l'arrivée au pouvoir du SPD de Gerhard Schroeder.
Je crois indiscutablement que les relations d'amitié et de compagnonnage politique que nous avons noué à travers des années, encore qu'il y ait aussi des nouveaux venus - j'ai connu Tony Blair il y a trois ans à Barcelone, Gerhard Schroeder, personnalité connue dans son pays ne l'était pas encore dans les cercles européens - mais les liens d'amitié que nous avons noués et que nous entretenons au sein de l'Internationale socialiste facilitent certainement les rapports. Ils peuvent aussi faciliter des accords.
Certes, chaque Premier ministre ou chancelier défend les intérêts de son pays. Mais il est clair que sur des sujets comme la croissance, l'emploi, l'harmonisation économique, l'harmonisation fiscale et sociale, la coordination des politiques économiques, il y a des façons de voir communes entre un certain nombre de ces leaders et ces thèmes devraient donc avancer plus fortement dans l'Union européenne au cours des prochains mois.
Q - Et quel modèle commun pour l'avenir ? R - On hésite toujours à employer le terme modèle parce qu'il y a une grande diversité historique et culturelle de nos pays. Les partis socialistes ou sociaux-démocrates ne sont pas non plus identiques et il faut tenir compte de cet aspect. S'il y aura un modèle européen, ce ne sera pas un modèle uniforme. Mais en même temps, cette diversité n'empêche pas qu'il y a des valeurs communes et des grands principes auxquels nous sommes attachés, les préoccupations sur l'évolution de la société, la lutte contre les inégalités, la volonté d'assurer une vie plus sûre à nos compatriotes, celle de défendre la capacité de création et d'innovation. Et là je pense qu'on pourra travailler bien.
Q - En quelle langue communiquez-vous quand vous êtes entre quatre yeux : avec Blair, Schroeder, D'Alema ?
R - Avec M. D'Alema, je ne sais pas puisqu'il n'est pas encore Premier ministre. Avec M. Romano Prodi par exemple, je parlais en français très souvent, en italien un peu puisque j'ai la chance de comprendre l'italien et de le parler un peu. M. Prodi parle de surcroît très bien l'anglais.
Avec M. Blair en anglais et en français. On a la coquetterie de parler l'un en français (il le parle très bien, mieux que moi l'anglais) et moi en anglais.
Avec Gerhard Schroeder ce sera l'anglais puisque lui ne parle pas le français et moi je ne parle pas l'allemand. J'en ai su quelques mots jadis, quand je faisais mon service militaire en Allemagne, mais il ne m'en reste plus grand-chose. Et puis il y a les traducteurs et ils sont très compétents.
Q - L'Europe politique est un vaste sujet, l'Europe institutionnelle est un éternel problème.
Le Traité d'Amsterdam est le préalable au chantier institutionnel qui précède l'élargissement.
En étant réaliste, peut-on envisager autre chose qu'une Commission exerçant les fonctions d'un gouvernement central avec au moins un ministre-commissaire par pays ?
Quel serait dans l'hypothèse de la présence de chaque pays à la Commission le prix à payer par les petits Etats au niveau du conseil des ministres ?
Souhaitez-vous d'une manière générale augmenter le poids du Parlement ? R - En ce qui concerne la Commission, on n'en est pas encore là, à avoir un commissaire-ministre en quelque sorte. Je ne sais si on arrivera un jour à cette situation, mais en tout état de cause, on n'y viendra que par étapes.
Ce qui nous paraît souhaitable en ce qui concerne la Commission, c'est de mieux articuler les directions générales, qui existent dans la structure administrative de Bruxelles, et les commissaires. C'est certainement aussi de réduire le nombre des commissaires ; c'est certainement aussi de faire en sorte que la Commission soit moins la juxtaposition de domaines qu'une véritable collégialité.
Nous voulons améliorer le fonctionnement des Conseils des ministres, notamment des Affaires étrangères, et insister sur les changements dans la pratique avant de faire des changements institutionnels.
En ce qui concerne le Parlement, je pense que de façon raisonnable, on peut améliorer ses pouvoirs dans quelques domaines.
Q - Mme Edith Cresson qui fut Premier ministre et qui est membre de la Commission européenne a déclaré récemment sur France Inter que le Luxembourg est un paradis fiscal. Partagez-vous cet avis ?
R - A certains égards, oui. C'est un paradis fiscal sérieux. Contrôlé. Il n'y a pas tous les défauts que l'on peut prêter à d'autres paradis fiscaux, parce que le Luxembourg est un pays sérieux, solide, respectant des règles non seulement prudentielles pour les banques, mais des règles de droit et des règles démocratiques qui inspirent absolument confiance.
Il y a des paradis fiscaux ailleurs. A Andorre, à Monaco, dans les îles anglo-normandes. Donc on ne peut pas focaliser sur le Luxembourg. Mais il est vrai que nous devons progresser dans l'harmonisation fiscale comme nous devons le faire dans l'harmonisation sociale.
On ne peut pas nous demander à nous de mettre fin à des monopoles dans le secteur public, d'ouvrir à la concurrence EDF, GDF, la SNCF etc., en laissant par contre notre espace désormais unifié sur le plan économique et monétaire sans harmonisation fiscale.
Q - Vingt-cinq ans après son putsch contre Salvador Allende, l'ancien dictateur Pinochet est en état d'arrestation dans un hôpital britannique. L'Espagne demande son extradition pour les crimes commis sous sa responsabilité à l'encontre de citoyens espagnols en 1973.
Comment voyez-vous ce problème à la lumière du droit international ? La France a, paraît-il, refusé un visa au général Pinochet. Fût-ce par moralité ou par prudence politique ?
Dans le passé, la France fut souvent terre d'asile pour dictateurs déchus. Change-t-elle de politique ?
R - Non, je ne pense pas qu'il y ait énormément d'exemples. Lorsque nous avons recueilli sur le sol français Duvallier, c'était vraiment pour aider dans une situation de crise, de drame voire de guerre civile. On nous a dit "il faut qu'il parte pour débloquer la situation". Cela ne nous a pas fait plaisir.
L'interpellation judiciaire qui a été formulée à l'encontre de M. Pinochet et le contrôle auquel il a été soumis à l'hôpital où il se fait soigner : tout cela sont pour nous de bonnes nouvelles, nous qui avons été aux côtés de Salvador Allende, qui avons critiqué ce régime établi par Pinochet. Et cela laisse à penser qu'il n'y a pas d'impunité pour le crime dans le champ international, pour les dictateurs. C'est une idée forte qui doit inspirer le travail du futur tribunal pénal international.
Naturellement, j'ai compris pourquoi les autorités chiliennes qui ont restauré la démocratie ont été obligées de faire des compromis de façon à ce que la démocratie ne soit pas fragilisée. Mais là nous ne sommes pas au Chili, nous sommes en Grande-Bretagne et M. Pinochet a cru qu'il pouvait sortir impunément. Eh bien, il vient de se rendre compte que ce n'est pas impunément qu'il peut se déplacer et que ses victimes anciennes pouvaient, par les voix du droit, engager sa responsabilité. C'est une bonne chose.
Si nous avons refusé l'accès à M. Pinochet, c'est que nous n'avions absolument pas envie de l'accueillir. Nous ne pouvions pas prévoir que s'il était venu, une interpellation judiciaire aurait pu suivre.
Q - Vous auriez réagi de la même manière ? R - J'imagine, oui.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 décembre 2001)