Texte intégral
Voilà longtemps que dans ce journal on ne fait plus part de l'évolution des différentes cotes de popularité des deux principales têtes de l'exécutif parce qu'il y a trop de sondages, mais quand on voit un décrochage de 20 points dans les sondages - même si depuis vous avez un peu regrimpé - et surtout quand on entend autour de soi une sorte de désenchantement des Français, on se dit qu'il y a une sorte de désamour. En avez-vous conscience et avez-vous envie de "refendre l'armure" - c'est une expression que vous aviez utilisée ici-même il y a cinq ans, juste avant le premier tour de la présidentielle ? Depuis j'ai l'impression qu'elle s'est un peu rouillée cette armure.
- "Armure", "désamour" ou "amour", cela fait deux mots forts. Je ne pense pas que j'aurais pu conduire ce Gouvernement depuis près de trois ans et demi maintenant avec une armure. Je pense que cette armure je ne l'ai jamais relacée. Je me trouvais parfois un peu pudique, réservé..."
...Austère, disiez-vous, austère qui se marre.
- "Ca, c'était une boutade dans un avion qui était destiné à rester Off comme vous dites dans votre langage de journalistes. Je ne pense pas que j'aurais pu donner l'état d'esprit que j'ai donné au Gouvernement ; je ne pense pas que j'aurais pu garder le soutien d'une majorité plurielle aussi diverse, parfois rétive, vivante ; je ne crois même pas que les Français d'aujourd'hui, dans la démocratie telle qu'elle se vit, m'auraient permis de conduire toutes ces actions avec une armure. Je crois que j'aurais été hors du destrier, j'aurais été démonté. Et d'ailleurs être chef du gouvernement, cela implique de réagir en permanence, de s'adapter, de bouger et donc on ne peut pas le faire avec un tel carcan. Désamour ou amour... l'amour c'est normalement des échanges privés. En même temps, je pense qu'il peut y voir entre des responsables politiques et des Français qui leur ont confié des mandats pour un temps quelque chose qui relève de l'estime, de la confiance ou de la critique, ou de la réserve et donc un peu de l'affectivité. Quand ça s'est produit, cela m'a touché. Quand ça s'est produit, j'ai décidé d'en tirer quelques leçons. Je pense qu'il faut sans doute qu'un chef de gouvernement, compte tenu de la masse de choses à traiter et à régler soit solide s'il le peut et avoir à défaut d'une armure au moins une armature. Mais en même temps on est obligé d'être à l'écoute, on ne peut pas être bloqué. J'ai donc décidé au bout de ces trois ans et demi que c'était cette qualité d'écoute sur laquelle on m'avait interrogé au moment notamment de la flambée des prix de l'essence et j'en ai tiré quelques leçons."
Etre à l'écoute et parler, c'est ce que vous faites ce soir. J'ai l'impression que la conversation que nous allons avoir serait plus franche, moins biaisée si vous nous disiez avec honnêteté : " oui, c'est vrai je pense à me présenter à la présidentielle dans un an et demi et cela peut éventuellement colorer certains de mes choix".
- "Depuis 1997, je suis Premier ministre. J'ai l'obligation devant les Français de remplir cette tâche. Je dirige un Gouvernement qui est maintenant, si on prend les choses en continuité, le Gouvernement le plus long de l'histoire de la République. Seuls Raymond Barre et avant lui le Président Pompidou, à l'époque Premier ministre ont deux fois, interrompu l'un par une élection présidentielle en 1965, l'autre par une élection législative en 1978 été plus longtemps à la tête du Gouvernement. Cela induit un certain nombre de conséquences, notamment des changements et des ajustements. C'est mon rôle, c'est ma mission. Je la remplirai jusqu'aux élections législatives et jusqu'à ce moment-là, je n'aborderai pas cette question."
Mais ce sera quelques semaines après.
- "Nous verrons. Mais je pense que les Français attendent de moi que je remplisse cette mission. Ils sont parfaitement au fait des hommes et des femmes qui peuvent éventuellement se présenter à une élection présidentielle - et il n'en est pas que deux. Je ne crois pas qu'ils souhaitent que moi, pas plus qu'un autre, ne pense qu'à ça. En tout cas, moi je n'y pense pas."
Ils sont assez persuadés que J. Chirac et vous-même allez vous présenter et allez vous retrouver l'un contre l'autre.
- "Je crois que ce n'est pas important. Je dirige le Gouvernement et ils me jugent en tant que chef de Gouvernement. Ils attendent que je réponde à leurs attentes. Ils me jugent sur mes actes et au moment de l'élection présidentielle - qui normalement doit intervenir après les élections législatives - les choses se feront naturellement en quelque sorte. Et un choix sera fait, pour nous, les socialistes, comme d'habitude, par des votes. Alors attendons ça tranquillement."
"Normalement" cela veut dire qu'il ne faut pas changer l'échéance : la présidentielle doit rester après les législatives, bien que ce ne soit pas très logique ?
- "A vrai dire, l'esprit des institutions de la Vème République voudrait que l'élection présidentielle ait lieu avant."
Alors pourquoi ne pas le décréter vous-même ?
- "Je ne suis pas le gardien de ces institutions et je ne me suis même pas historiquement réclamé d'elles."
Vous pourriez peut-être allonger la session parlementaire ?
- "On sait très bien ce qui pourrait être fait ou pas fait. Je veux dire simplement que dans l'esprit des institutions ce serait logique. Je crois que celui qui a en charge les institutions et qui est dans une tradition dite gaulliste..."
Qui est le chef de l'Etat.
- "...qui est le chef de l'Etat, doit avoir cela à l'esprit. Toute initiative de ma part serait interprétée de façon trop étroitement politique voire politicienne. Donc moi, j'en resterai là. Il faudrait vraiment - comme la dit, je crois d'ailleurs F. Hollande - qu'un consensus s'esquisse pour que des initiatives puissent être prises. Je crois qu'elles ne m'appartiennent pas."
Ne croyez-vous pas que le discrédit dont souffre actuellement la politique vient un peu de là ? Des gens se disent au fond que vous vous jetez les uns et les autres de graves accusations à la figure parfois publiquement à la tribune de l'Assemblée et vous vous retrouvez avec le Président de la République face à face le lendemain en Conseil des ministre tout sucre, tout miel. Est-ce que cette cohabitation peut continuer comme ça dans ce climat électrique ou qui a été électrisé en tout cas par les affaires ?
- "Cela fait trois ans et demi qu'elle existe, cela fait trois ans et demi que ce gouvernement agit. Il n'a en rien été empêché d'agir. Il a quelques résultats à son actif. Je crois d'ailleurs que si nous n'avions pas réglé les difficultés, si nous n'avions pas solutionné des problèmes, si nous n'avions pas d'une certaine façon répondu au moins en partie à l'attente des Français, s'ils n'avaient pas reconnu que nous avons collectivement - et puis chaque ministre pris en particulier et peut-être moi aussi - fait un travail, s'ils n'avaient pas reconnu ce travail, je pense que nous ne serions plus là. Cela me paraît clair. Or, nous sommes là après trois ans et demi. Alors quant à se jeter à la figure quoi que ce soit, vous le savez, je ne m'y emploie jamais. Je le récuse à chaque fois."
Vous avez été obligé de répondre par exemple tout récemment à une question de la député RPR R. Bachelot qui vous mettait en cause et qui disait que la fameuse cassette Méry vous mettait en cause. Ce qui apparemment n'était pas le cas. Mais au fond elle devait se dire : "L. Jospin était premier secrétaire du PS quand H. Emmanuelli était condamné. Pourquoi s'attaquer toujours à notre héraut J. Chirac ?" Il y a quelque chose d'un petit peu malsain dans cette cohabitation, non ?
- "Je ne sais pas qui a suggéré de poser cette question à R. Bachelot dont je pense qu'elle n'était pas faite pour cela. Nous avons du respect pour elle, elle était d'ailleurs embarrassée de le faire. Elle n'a pas pu s'empêcher de sourire quand je lui ai répondu. Il est vrai que j'avais dit "monsieur". Je lui ai envoyé un mot d'excuse le lendemain. Et j'ai constaté que le lendemain elle était venue avec une tenue rose éclatante. Je le vis là aussi comme un petit acte de contrition. En réalité, dans cette cassette, je ne suis en rien - de ce que je connais par ce que j'en ai lu dans Le Monde -cité, ni nommé, ni d'ailleurs concerné en quoi que que ce soit. Je crois que comme vous l'avez dit vous-même, elle le savait et elle était un peu gênée de le faire. J'ai simplement répondu avec un peu d'humour, j'espère. Et j'ai constamment dit sur ces questions qu'on appelle "les affaires" ou les accusations portées alors, notamment dans cette cassette qui ne sont effectivement pas légères, j'ai toujours dit : laissez les médias faire leur travail - il faut qu'ils le fassent aussi objectivement et honnêtement que possible. Que la justice, lorsqu'elle engage des procédures, les conduise librement et vous savez que le Gouvernement, et notamment l'ancienne Garde des Sceaux a laissé constamment les procédures se développer sans s'en mêler. Et nous, les responsables politiques, n'exploitons pas ces affaires. Je ne l'ai jamais fait depuis trois ans et demi et je ne le ferai pas. On peut être amené, à un moment, à faire une réplique quand on est accusé injustement, éventuellement par l'opposition, mais c'est tout. Il faut en rester là."
Pensez-vous personnellement que ça puisse être possible que J. Chirac, à l'époque Premier ministre dans le bureau que vous occupez, 14 ans auparavant, ait pu recevoir une mallette de billets ?
- "Je ne peux me mettre dans ce genre de situation avec vous pour répondre sur ce terrain."
En voulez-vous à D. Strauss-Kahn de ne pas vous avoir prévenu du contenu de cette cassette ?
- "Non, je préfère qu'il ne m'ait pas prévenu. Je ne sais pas ce que j'aurais pu lui dire à ce moment-là. Je crois que Dominique que j'aime beaucoup, vous le savez, a fait une erreur, une bêtise. Quand on lui a apporté ce genre de document il aurait du dire à celui qui lui donnait : " tu reprends ça immédiatement."
On va reparler de lui, mais à travers la photo de groupe qu'on montrait tout à l'heure, c'est-à-dire la photo de 1997. Sur le perron arrière de Matignon on vous voyait entouré d'un certain nombre d'hommes qui étaient vos amis depuis très longtemps, qui étaient C. Allègre, D. Strauss-kahn, J.-P. Chevènement, M. Aubry. Or ces quatre poids lourds ne sont plus là aujourd'hui. On peut dire que c'est un gouvernement de remplaçants ?
- "D'abord ils sont toujours mes amis. L'un d'entre eux est parti parce qu'il y a été contraint - pas de mon fait -, l'une ces jours-ci, Martine, part parce qu'elle a fait un choix que je respecte et que je comprends en plus et dont elle m'avait parlé depuis plusieurs mois."
Elle vous a un peu obligé à faire ce remaniement.
- "Non. Je me réjouis d'ailleurs de voir que ces anciens ministres parlent du Gouvernement dans lequel ils ont été comme d'une Dream team - équipe de basket américaine très performante. Cela prouve qu'ils en ont la nostalgie. Cela prouve qu'ils y ont été bien. Mais honnêtement je pense que le Gouvernement qui fonctionne aujourd'hui est de qualité, qu'il fonctionne selon la même méthode poste par poste - pour prendre cette métaphore sportive. Je me dis parfois que certains qui sont là maintenant sont peut-être supérieurs à ceux qui pouvaient être là avant. Mais je ne dirai pas de nom. Je n'ai pas l'impression que L. Fabius est un remplaçant de C. Sautter ou même J. Lang un remplaçant de C. Allègre. Je pense que cette équipe est une équipe efficace. Simplement, on n'a pas connu de crise ministérielle. Ce gouvernement n'a pas été battu dans des élections, il n'a pas été changé par un Président de la République qui avait décidé de le faire. Il a donc poursuivi son chemin dans la durée. Il est là depuis trois ans et demi. La vie même, parfois les choix individuels, et la durée en tant que donnée poussent à des ajustements. Ce sont ces ajustements individuels qui se font, qui ne sont jamais sans raison mais qui accompagnent l'évolution de ce Gouvernement. Mais si vous prenez les trois nouveaux ministres - deux étaient déjà ministres mais ils ont de nouvelles fonctions - je crois qu'ils ont le talent, la capacité pour ne pas faire oublier, même pas simplement remplacer, mais occuper pleinement la place qu'ils ont."
Avec une femme comme M. Lebranchu, qui dit elle-même qu'elle n'a pas de compétences juridiques particulières, cela ne veut-il pas dire que finalement, la justice va être gouvernée directement de Matignon par le biais de votre directeur de cabinet par exemple ?
- "Cela ne l'était pas avant et cela ne le sera pas maintenant. Je choisis des personnalités indépendantes. M. Lebranchu est une femme juste dans son ton, dans sa façon d'être, dans son approche des problèmes. Et je pense que c'est bien de mettre une femme juste à la Justice. Je pense que les Français vont la découvrir comme moi je l'ai découverte et appréciée depuis trois ans et demi dans d'autres fonctions, certes moins spectaculaires mais très difficiles. Et on dit toujours qu'il y a trop de technocrates ou qu'il y a des réflexes corporatistes dans telle fonction. C'est une femme intelligente, ouverte, ayant du bon sens et qui absorbe les dossiers très vite. Elle sera un très bon Garde des Sceaux, d'autant qu'elle gardera la philosophie qui était celle d'E. Guigou et la mienne, à savoir servir l'indépendance de la justice et essayer aussi de la rendre plus efficace et plus proche des préoccupations des citoyens.
Vous laissez partir M. Aubry préparer les municipales à Lille alors que la ville est quand même gouvernée par les socialistes depuis un demi-siècle. N'est-ce pas quand même pour préparer un autre avenir et d'autres échéances ?
- "Les motivations de son choix étaient claires. Je pense qu'elle a énormément travaillé pendant ces trois ans et demi. Elle a été en charge de dossiers très lourds ; elle les a fait avancer. J'ai une très grande gratitude et une reconnaissance pour l'action qu'elle a accomplie au sein du Gouvernement. Cela fait déjà plusieurs mois qu'elle aurait eu, presque psychologiquement ou physiquement, l'envie de partir un peu avant. Et je l'ai retenue d'une certaine façon. Elle m'a dit que c'était difficile de concilier cette campagne qu'elle veut mener à Lille, un certain nombre de choix de sa vie aussi, et cette fonction très lourde. Je l'ai compris, je l'ai accepté et ce choix se fait normalement et naturellement. Elle est remplacée dans sa fonction par une femme remarquable. Est-ce que par ailleurs, cela peut préparer un avenir ? J'espère bien. Je trouve que c'est une chance formidable qu'il puisse y avoir à gauche des hommes et des femmes qui soient par exemple susceptibles de devenir Premier ministre. Je pense que c'est une chance formidable qu'on ait à gauche des personnalités qui soient présidentiables. J'espère bien que des relèves vont s'opérer. Et je ne sens pas du tout Martine en réserve de la République parce qu'elle reste dans l'Active. Elle le sera dans la bataille des municipales de Lille, elle le sera peut-être à la direction du Parti socialiste aux côtés de F. Hollande. Je trouve que nous avons une chance formidable, que n'ont pas d'ailleurs nos opposants d'une certaine façon dont certains des meilleurs éléments se sont faits détruire par l'action au pouvoir ou peut-être par les attaques de leurs propres amis, qui se divisent beaucoup. Donc je prends cela avec une sérénité totale, d'autant que je pense que les choix se feront tout naturellement. "
C'est une femme que vous pourriez appeler à Matignon si vous êtes élu à l'Elysée par exemple.
- "Vous êtes en train de faire de la politique-fiction. Je pense qu'il y a des hommes et des femmes comme Martine, Elisabeth ou pourquoi pas Laurent, Dominique - D. Strauss-Kahn peut-être un jour, même s'il est un peu maltraité par un certain nombre d'imprudences - et je pourrais en citer d'autres qui ont ces capacités. Je trouve que ce vivier d'hommes et de femmes est une grande chance. Et surtout, ce qui est une autre chance, c'est quand ces hommes et ces femmes, qui ont des ambitions légitimes, qui ont servi leur pays, travaillé fortement et durement, qui se sont consacrés entièrement à cela, se quittent un moment quand ils sont écartés à cause d'un destin un peu malheureux, gardent entre eux des relations humaines et un respect. Ils ont, comme moi, médité ce qui nous est arrivé dans les années 80-90 quand on s'est séparé et disputé au Parti socialiste. Mon objet de fierté le plus grand, en dehors d'avoir travaillé et essayé de faire avancer les choses, d'avoir contribué à la baisse du chômage et à quelques autres grandes réformes, c'est d'avoir su créer cet esprit entre cette génération qui fait qu'ils aborderont ainsi ces échéances non pas en s'auto-détruisant mais en participant d'une sélection démocratique."
Si votre camp est battu aux législatives, elle peut éventuellement se présenter à la présidentielle à votre place ?
- "Ce n'est pas exactement la première hypothèse, le projet que je me fixe. "
Ce n'est pas inenvisageable... Justement, elle vous fait quand même un cadeau assez fair-play puisqu'elle se plie par avance à une règle que vous aviez décidée il y a trois ans, c'est-à-dire le non-cumul des mandats. Elle va donc préparer ces municipales à Lille. Or on a découvert tout à l'heure qu'un grand nombre de ministres se présente et dans des villes très importantes - on citait le cas d'Avignon pour E. Guigou. Faut-il faire évoluer cette règle ? Doit-elle être assouplie ou allez-vous simplement attendre le résultat des municipales et vous dire : "s'ils sont battus, ils ne reviennent pas et s'ils sont élus, on va voir..." ?
- "C'est bien que des ministres se présentent dans un certain nombre de villes où ils sont enracinés, où ils ont depuis plusieurs années créé des liens profonds avec la population. Mais sur cette question, ma réponse est très simple. Vous avez parlé d'Avignon. Laissons les Avignonnais décider dans l'élection municipale".
Mais ce n'est pas très loyal de leur dire qu'elle n'est là que pour cinq mois aux Affaires sociales...
- "E. Guigou a dit que si elle devait être élue à Avignon, elle serait maire d'Avignon. C'est un engagement très clair vis-à-vis des Avignonnaises et des Avignonnais. Ensuite, le reste m'appartiendra. Et je l'apprécierai pragmatiquement en pensant que nous sommes à un an des élections législatives, que les hommes et les femmes qui ont participé ou qui participent à ce gouvernement y ont acquis de l'expérience, savent gérer, ce qui n'était pas forcément le cas de tous au début."
Donc votre doctrine a un peu évolué quand même parce que vous disiez à l'époque : "je dis ce que je dis et je fais ce que fais".
- "Je dirai ce que je fais en fonction d'une situation concrète que j'aborderai pragmatiquement. Les doctrines sont faites pour ne pas être dogmatiquement appliquées."
Avec le recul, ne regrettez-vous pas d'avoir perdu J.-P. Chevènement sur le dossier corse auquel au fond on s'aperçoit que les principaux protagonistes n'adhèrent plus aussi bien que naguère. Ce dossier va-t-il voir le jour à l'Assemblée sous forme d'un projet de loi ?
- "Bien sûr. Le ministre de l'Intérieur D. Vaillant travaille - en interministériel aussi - sur les différentes propositions que nous voulons inscrire dans un projet de loi qui devrait être examiné au début de l'année prochaine, comme nous nous y sommes engagés. Je regrette d'avoir perdu J.-P. Chevènement. Je ne suis pas le premier à qui il inflige cette petite déception d'une démission. Nous gardons amitié et estime. Je pense que cela s'est fait sur un double malentendu. D'abord, sur la question de la violence : nous poursuivons la violence - j'entendais encore des informations qui étaient données là sur des décisions de justice -,il n'est pas question d'amnistie, cela n'existe pas. Je cherche la meilleure voie pour faire que la Corse renonce à la violence. Et c'est cette démarche que j'ai proposée. D'ailleurs, sans que je m'engage trop, on ne peut pas dire que la situation de ces derniers mois soit la plus violente de celles qui aient existé. Je m'en réjouis et j'espère que cela continuera car cela aura naturellement une influence sur les projets que nous pourrons former. Le deuxième malentendu porte sur la République. Je suis profondément républicain. Pour moi, la République est une et indivisible mais l'unité de la république, ce n'est pas forcément l'uniformité. Et quand on a une question qui est posée depuis vingt-cinq ans, que beaucoup de gouvernements s'y sont cassé les dents, on peut proposer des formes d'adaptation dans la République. Parce que les Corses sont à la fois peut-être les plus français des Français et en même temps Corses. Ils veulent être les deux et si on peut le comprendre, je pense qu'on répond à leurs préoccupations."
Sans obligation, y compris dans l'apprentissage de la langue par exemple.
- "Il vient d'être indiqué - cela m'a fait sourire, je le savais mais je n'avais pas forcément à le dire - que la solution préconisée sur la langue, c'est J.-P. Chevènement qui l'a lui-même formulée. C'est sa proposition, donc je ne vois pas comment on pourrait la caricaturer".
On va parler maintenant des dossiers économiques et sociaux. On va commencer par l'Unedic : ici même, le patron du Medef nous disait il y a quinze jours-trois semaines ne pas comprendre l'intransigeance de M. Aubry. Elle est partie et presque instantanément, vous avez donné un feu vert pour un texte qui devrait être signé, à condition qu'il y ait accord entre les différents partenaires bien sûr. Au fond, qu'est-ce qui a changé entre ce qui n'allait pas en juillet et ce qui va bien en octobre ?
- "C'est extrêmement clair. D'abord, la chronologie ultime n'est pas tout à fait celle que vous indiquez. C'est M. Aubry qui, depuis dix jours, a négocié et discuté avec les partenaires sociaux pour s'efforcer de trouver une solution. Elle l'a fait parce qu'il y a eu des changements profonds entre le texte de la convention qu'on nous a proposé d'agréer en juillet et le texte qui nous est proposé aujourd'hui. D'abord, je rappelle que l'Unedic, c'est-à-dire le système d'assurance chômage, d'indemnisation des chômeurs qui ont cotisé, fonctionne sur une convention entre le patronat et les partenaires sociaux et qui est renouvelé en moyenne tous les trois ans. Et le Gouvernement doit l'agréer. Il n'est pas partie prenante, il ne négocie pas, on n'est pas dans un tripartisme, on arrive en fin de course. En juillet, sous l'influence du patronat dans un premier temps, les propositions qui nous ont été faites pour le renouvellement de cette convention ne nous ont pas paru acceptables. Non pas les intentions qu'on se fixait - aider les chômeurs, les accompagner pour retrouver un emploi - mais au plan des principes. On nous disait "nous faisons un contrat entre nous et vous, législateur, vous êtes obligé de l'appliquer au Parlement". Ce n'est pas la conception de la République. La loi est faite librement par les parlementaires et les législateurs, elle n'est pas imposée par des contractants, fûssent-ils des organisations syndicales ou patronales. De plus, la convention ne nous paraissait pas acceptable socialement parce qu'elle durcissait le système. Elle installait des sanctions qui devenaient obligatoires, on était obligé de passer dans ce système. On mettait en cause un certain nombre de droits des chômeurs, en tout cas c'était l'analyse que nous en avions. Et l'Unedic ou les Assedic se substituaient au service public de l'emploi. Finalement, il nous semblait que l'équilibre financier du système risquait d'être affecté par des baisses trop massives, successives, de cotisations."
Est-ce que la nouvelle copie vous va bien ?
- "Oui. Mieux, nettement mieux parce que, devant les objections que nous avons faites ensemble, L. Fabius, M. Aubry et moi-même avons écrit aux partenaires sociaux, les discussions ont été reprises et des évolutions ont eu lieu."
A l'instant, N. Notat vient de dire qu'il y avait de bonnes chances que ce soit conclu.
- "Nous verrons. Il n'y a plus de nouvelles sanctions, il n'y a plus d'obligations pour être indemnisé. On n'oblige plus les chômeurs à accepter des emplois en-dessous de leur qualification s'ils ont refusé une offre ou une deuxième offre. Donc, nous pensons qu'effectivement les choses ont évolué positivement, ce qui me fait dire que, finalement, l'Etat aura joué son rôle de régulateur social, tout en acceptant une politique de partenariat. Maintenant, nous allons examiner le texte, nous avons quinze jours pour procéder à l'agrément. Je pense qu'il y a eu un changement fondamental de philosophie, que le système est mieux équilibré financièrement, que les chômeurs vont sortir avec cette nouvelle convention dans des conditions meilleures que dans le texte précédent, qu'on ne touche pas au code du travail. A partir de là, disons que le préjugé est favorable. Je me réjouis qu'on ait fait évoluer les signataires, tout particulièrement le Medef parce que je crois que la CFDT a joué un rôle très positif dans cette évolution. Mais les organisations non signataires - la CGT, FO - par leurs remarques, leurs critiques et même si elles ne signent pas, ont contribué à faire évoluer les choses."
Les gagnants seront donc les chômeurs et la concertation sociale, ni le Gouvernement, ni le Medef, ni les autres partenaires sociaux ?
- "Je crois que c'est le plus important, à condition de comprendre que, de toute façon, pour le Gouvernement, l'objectif central reste bien la lutte pour l'emploi, la lutte pour le retour au plein-emploi. C'est cela qui nous guide dans cette affaire de l'Unedic comme dans toute notre politique économique et sociale."
Les observateurs ont eu du mal à comprendre quelque chose dans votre rapport à l'opinion. Vous étiez, jusqu'à la mi-septembre, sur un petit nuage. Vous annoncez une baisse d'impôts record - 100 milliards de francs - et au contraire, cela ne va pas. Vous aviez oublié de mettre de l'essence dans le moteur, en tout cas d'abaisser son prix. Est-ce une bourde ? Ne l'aviez-vous pas senti ? Est-ce une maladresse de L. Fabius ? Pourquoi tout d'un coup ce hic ?
- "C'est à moi d'assumer ce qui se produit dans ce genre de situation. D'ailleurs, c'est d'une certaine façon moi que les Français ont sanctionné, c'est surtout vers moi qu'ils se sont tournés puisque ce fut moins le cas pour d'autres ministres du Gouvernement et pour des formations politiques qui soutiennent la majorité, en particulier le Parti socialiste. Je pense qu'au moment où nous proposions des allégements d'impôts importants - qui vont d'ailleurs se concrétiser pour beaucoup d'entre eux dès l'année 2000 car c'était dans le budget 2000 - et que nous annoncions de nouvelles baisses d'impôts pour 2001 - nous discutons en ce moment le budget à l'Assemblée nationale - et pour 2002, à ce moment-là cela apparaissait encore un peu abstrait, trop général pour les Français, même si cela va être très concret et plutôt positif. Ils nous disaient "vous nous parlez de baisses d'impôts en général mais pour nous, les prix à la pompe sont trop élevés et sur ce terrain vous ne nous écoutez pas. Vous nous parlez d'autre chose."
Ils se sont dit "mais que font les énarques ?".
- "Vous n'êtes pas pour les énarques !"
C'est ce qu'ils se sont dit.
- "M. Lebranchu n'est pas énarque. Je pense que c'est ce qui a expliqué en partie ce hiatus ; peut-être également des interrogations sur la nouvelle période économique dans laquelle nous sommes. Si vous souhaitez que nous en parlions pour éclairer les Français, je suis prêt à le faire. Nous avons peut-être réagi avec un peu de retard, notamment moi. Ceci s'est ajouté au fait que nous avons été confrontés à un conflit social : un conflit de transporteurs routiers qui ont bloqué les terminaux d'essence, de pétrole. En fait, nous avons négocié tout de suite. Nous ne sommes pas restés figés, crispés. Nous avons négocié avec les transporteurs routiers, avec les marins-pêcheurs, avec les agriculteurs, avec les ambulanciers, avec les taxis. Pour tous, nous avons apporté des solutions. Mais à un moment, j'ai vu - c'était ma responsabilité de chef de Gouvernement - que le conflit risquait de durer, de bloquer non pas 4 ou 5 jours mais peut-être 8 ou 9 jours l'ensemble du pays. Je pensais que les conséquences seraient catastrophiques sur le plan économique. Donc, j'ai été amené à prendre le risque, aux côtés de J.-C. Gayssot, mon ministre des Transports qui négocie si bien mais qui, là, était venu me voir à Matignon en me disant "Lionel, je n'y arrive pas, je ne peux pas y arriver. Je propose mais comme ils pensent qu'ils peuvent obtenir plus, ils demandent davantage", j'ai eu un discours d'appel à la raison qui a été ressenti comme dur et raide. Comme les Français, à la pompe, ressentaient la même chose que ceux qu'on essayait d'aider dans leurs contraintes professionnelles, ils se sont mis à l'unisson avec eux. En même temps, je crois que j'ai essayé d'assumer ma responsabilité parce que cela a aidé, vous avez vu. On a pu trouver un compromis correct. Ensuite, nous avons davantage pris en compte cette réalité : ce sont notamment les mesures que nous avons prises pour annuler l'effet TVA et nous avons même ajouté une décision de baisse de 20 centimes. Evidemment, nous restons dépendants des marchés pétroliers et des événements au Proche-Orient. Car quand le Proche-Orient flambe, malheureusement les prix du pétrole flambent aussi."
Une remarque de J. Chirac a fait mouche le 14 juillet dernier. Il parlait de l'impression des Français à propos du pouvoir d'achat. Il disait qu'au fond les Français pensaient que le pouvoir d'achat n'augmentait pas. Les Français avaient beaucoup travaillé, notamment les couches moyennes, durant ces années difficiles et voici qu'apparaissent les Glorieuses - peut-être les deux nouvelles Glorieuses -et ils se disent qu'ils ne sont pas payés de retour. Un sondage de la Sofres disait que 47 % des Français avaient même l'impression que leur pouvoir d'achat baissait. Avez-vous l'impression que ce n'est qu'un sentiment ? Comment faire pour les payer de retour ?
- "Le pouvoir d'achat ne baisse pas. Aucun chiffre, aucune indication ne le montre. Au contraire, le pouvoir d'achat a augmenté dans la période de ce Gouvernement trois fois plus vite - mais d'un montant relativement limité - que durant le précédent Gouvernement, le Gouvernement Juppé."
Vous savez que les Français sont persuadés du contraire. Ils regardent en ce moment leur feuille d'impôts et se disent que ce n'est pas possible.
- "Les impôts vont baisser en 2000 et en 2001. Nous avons déjà pris des mesures. C'est ici même, je crois, que j'avais annoncé la baisse de 1 % de la TVA et d'un certain nombre d'autres impôts : la taxe d'habitation par exemple. Tout cela entre en application en 2000. La suppression de la vignette aussi. Deux tranches de baisse d'impôts sur les revenus entrent aussi en application en 2000. Ce sera sur les feuilles d'impôts maintenant, là."
Et les autres tranches les années suivantes.
- " L'année 2001 notamment. Donc, le pouvoir d'achat n'a pas baissé. Avant, il y avait une croissance faible et une mauvaise répartition de cette croissance. Depuis trois ans, la croissance est repartie et il y a une répartition différente de cette croissance : 800 000 hommes et femmes qui étaient au chômage sont maintenant au travail, touchent un salaire, touchent un revenu. C'est un élément formidable de redistribution sociale vers des gens qui étaient exclus, chômeurs, qui sont maintenant salariés et détenteurs d'un revenu."
Ce chômage va continuer à baisser ?
- "Je le pense, la croissance étant ce qu'elle est, l'impact des 35 heures se poursuivant, les emplois jeunes... Je pense que ce chômage va continuer à baisser, peut-être à un rythme un peu moindre que celui que nous avons connu durant cette année qui a battu tous les records de création d'empois. Je pense que le chômage va continuer à baisser. En tout cas, cela reste l'objectif central du Gouvernement."
N'est-ce pas l'application des 35 heures qui a justement rendu difficile la redistribution de plus de fruits de la croissance ?
- "Je ne le pense pas. Souvenez-vous qu'un certain nombre d'économistes, parfois des opposants, nous disaient : mais vous ne pouvez faire la baisse du temps de travail qu'avec une baisse des salaires correspondante, sinon ce ne sera pas supporté par les entreprises. Or nous sommes passés aux 35 heures pour plus de la moitié des salariés aujourd'hui, et cela s'est fait sans baisse de salaire."
Mais souvent avec un gel de salaires.
- "Mais même si on fait ce raisonnement, un homme ou une femme qui travaillait 39 heures, qui travaille 35, s'il garde le même salaire, honnêtement il gagne. Il gagne en temps libre. Mais en outre, ce qui se passe, c'est qu'il y a une augmentation d'1% environ du pouvoir d'achat, et je pense qu'on doit maintenant, dans cette nouvelle période, penser davantage à la répartition des fruits de la croissance. C'est d'ailleurs pourquoi dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale - il y a deux grands exercices qui se succèdent : le budget, on est en train d'en discuter, et puis après la loi de financement de la Sécurité sociale. Dans ce projet, nous prévoyons d'augmenter les retraites au 1er janvier 2001 de 2,2 %. Nous avons pris en compte la situation des retraités parce qu'elle méritait de l'être."
Pensez-vous que la croissance va se maintenir à 3-3,5 % comme vous en aviez fait le pari ?
- "Ce sont des hypothèses qui ont été faites pour préparer les budgets : entre 3 et 3,5 pour 2001. Je pense que les performances de 2000 respecteront cela. Pour 2001, cela peut dépendre effectivement de l'importance du choc pétrolier. Heureusement, l'impact de la hausse des prix du pétrole est moins forte aujourd'hui sur nos économies qu'elle l'était il y a vingt ans, parce que nous avons développé des programmes d'économies d'énergies très réussis. Et puis d'autre part, il y a eu le développement du nucléaire, il faut bien le dire, qui a diminué la facture pétrolière. Donc, l'impact est moins fort. Mais si les prix étaient trop élevés, s'ils restaient au-dessus de 30 [dollars], ça aurait un certain impact négatif sur la croissance ; elle pourrait être affectée de 0,2 ou 0,3 point. C'est pourquoi les baisses d'impôts que nous avons décidées pour le budget 2001 en prolongement de l'action de 2000, sont très importantes : elles rendent du pouvoir d'achat aux Français, donc elles permettent de la consommation qui peut compenser."
Mais est-ce que les baisses d'impôts ne sont pas gagées sur la croissance ? Si jamais la croissance n'est pas au rendez-vous, n'allez-vous pas être obligé de les annuler ?
- "Non, je ne pense pas, parce qu'il s'agira des recettes qui joueront sur des budgets futurs. Donc, là, les choses sont calées en ce qui concerne le budget de 2001, qui vise à la fois à continuer à réduire notre déficit public - c'est nécessaire, nous nous sommes engagés vis-à-vis de l'Europe -, à assurer les dépenses prioritaires, notamment celles qui touchent l'éducation, la sécurité, qui est une préoccupation pour moi, extrême. Et, à cet égard, D. Vaillant est un homme qui connaît bien ces problèmes, qui les vit au quotidien, y compris dans son propre quartier, et je sais qu'il y travaillera de façon précise autour de la police de proximité. Donc, éducation, sécurité, justice. J'ai été heureux de voir, et cela aussi c'est un témoignage, je le dis en passant : M. Aubry partait ; mais jusqu'aux dernières heures et en plein accord avec moi - tout à l'heure, je n'ai pas pris une position différente de celle que voulait prendre Martine, c'est ce que nous avons décidé ensemble, et c'est elle qui m'a demandé de téléphoner à Seillière en disant : oui ...."
Parce que la discussion était difficile ou ne marchait pas bien ?
- "Il fallait débloquer. Il y avait tout ce qu'il y avait à faire. M. Seillière devrait sortir son mouchoir. En tout cas, à défaut de sortir son mouchoir, il pourrait tirer son chapeau, parce qu'elle est parfaitement respectable. Eh bien, M. Aubry travaillait jusqu'aux dernières heures sur le dossier de l'Unedic. E. Guigou est revenue de Luxembourg où elle participait au Conseil Affaires intérieures - Justice, pour négocier jusqu'à 3 heures et demi du matin - alors qu'elle savait qu'elle serait nommée à 9 heures - avec les gardiens de prison, avec la pénitentiaire, pour trouver des solutions, apporter des réponses à ces personnels qui vivent une situation très difficile - et d'ailleurs je crois que la négociation a réussi - pour ne pas laisser un dossier miné à celle qui allait arriver. Et quant à M. Lebranchu, elle est restée jusqu'à 2 heures du matin sur la discussion, au Sénat, de la loi sur les nouvelles régulations économiques."
Bref, elles travaillent. Sur les retraites et sur l'épargne plus généralement, est-ce que vous ne pourriez pas aller vers un capitalisme plus populaire ? On a l'impression que vous êtes prisonnier d'une partie de votre gauche qui vous en empêche. C'est quelque chose qui se fait dans d'autres pays européens, des pays assez modernes quand même ?
- "A certains égards, nous prenons dans la loi sur les nouvelles régulations économiques des mesures qui permettent justement une épargne salariale. Nous ne faisons pas les fonds de pension, parce que nous ne voulons pas casser le système de répartition qui est la garantie qu'on n'ait pas un système de retraite à deux vitesses. Mais nous faisons en sorte que les salariés aussi puissent bénéficier de leur épargne dans leur entreprise pour que ce ne soit pas simplement les cadres de l'entreprise ou les détenteurs de capital qui puissent en profiter. Donc, nous sommes capables d'aller en souplesse vers des évolutions, mais en gardant les principes, le fondement de notre système de retraite et de notre Sécurité sociale. Je suis content que vous parliez des retraites, parce que c'est vrai que c'est un dossier sur lequel les Français aussi nous attendent. Vous le savez, nous avons à nouveau fait une analyse de la situation."
Il y a eu de nombreux rapports. Vous avez été très prudent avant d'aborder le sujet.
- "Oui, il y a beaucoup de rapports, mais on a dépassé ce stade. On a pris deux décisions : la première c'est de créer ce Conseil d'orientation des retraites, qui travaille maintenant de façon régulière, et je vais être amené à examiner bientôt les conclusions - cela fait partie des discussions que je vais avoir en interministériel, comme on dit, avec les ministres compétents. La deuxième décision que nous avons prise, c'est de créer ce fonds pour les retraites, que nous avons commencé à abonder, et il y aura 50 milliards à la fin de 2000, 100 milliards à la fin de 2001..."
Cela ne suffira pas ...
- "Oui mais c'est le bon rythme pour atteindre les 1000 milliards qu'on s'est fixés en 2020, parce que d'ici là, nos systèmes pour l'essentiel tiendront encore. Donc, même si le dossier est délicat, le Gouvernement - et moi en particulier - doit aux Français d'avancer sur le système des retraites. Ce qui prouve qu'on a encore beaucoup de réformes importantes devant nous, celle-ci, mais aussi par exemple les droits des malades - c'est un travail très important qui est en train d'être préparé - ou encore la prestation autonomie, c'est-à-dire ce qui permettra aux personnes âgées dépendantes d'être aidées pour assurer leur vie dans de meilleures conditions, malgré le handicap de la maladie. Vous avez vu que pendant ces semaines où le Parlement s'est réuni à nouveau, la majorité a fait voter la pilule du lendemain, prépare une évolution sur la contraception, et le nombre des semaines jusqu'où on peut faire une interruption volontaire de grossesse. Nous avons fait voter une proposition de loi contre les discriminations au travail, notamment à l'égard des femmes. Donc, la démarche réformatrice du Gouvernement se poursuit."
Avant de conclure, j'ai une question que l'actualité impose. Trois semaines de violences très dures à vivre, à regarder même pour les téléspectateurs français au Proche-Orient. Après ces accusations rampantes de la part d'Israël contre le Chef de l'Etat, après ce que vous avez vécu vous-même à Bir Zeit, est-ce que vous ne dites pas au fond qu'il vaut mieux laisser les Israéliens et les Palestiniens se débrouiller entre eux, au besoin avec les Américains et que c'est très très difficile de réussir à imposer une quelconque raison dans cette Orient si compliquée ?
- "Non, nous ne le pouvons pas. Au Proche-Orient, la France est amie d'Israël, la France a des amis dans le monde arabe, la France prend en compte la cause palestinienne, car ce peuple doit retrouver un Etat et une dignité collective. Mais nous n'avons qu'un seul parti pris : c'est celui de la paix. La situation est décourageante, car un processus qui s'était construit est en train de s'abîmer. Je ne sais pas si nous pourrons le reprendre exactement de la même manière. Je pense que la place et le rôle de l'Europe seront sûrement utiles, parce qu'après tout, ces pays sont très proches de l'Europe, culturellement et même géographiquement. Donc, nous devons reprendre ce processus. Il faut absolument d'abord arrêter la violence - on sent que c'est difficile, mais cela doit se faire - et ensuite, reprendre une démarche de dialogue.
En France, nous n'avons pas à importer les passions du Proche-Orient dans notre propre pays."
Et de ce point de vue, les communautés aussi bien juives que musulmanes se sont-elles bien comportées ?
- "Parlons d'abord de citoyens avant de parler de communautés, et quand nous parlons de communautés, n'oublions pas de parler par-dessus tout cela, de communauté nationale. Il est normal que des hommes et des femmes pensent librement ce qu'ils veulent du Proche-Orient ; ils ont leurs analyses, voire même des sentiments d'appartenance, de solidarité avec tel ou tel des protagonistes engagés dans ce conflit. Mais ils ne doivent pas ramener ces passions dans notre propre pays. De toute façon, tous les actes antisémites seront fermement combattus. Nous ne pourrons pas accepter de voir des lieux de culte - et notamment aujourd'hui des synagogues -attaqués. Je me réjouis que ceux qui ont été interpellés - parce qu'il y a eu un certain nombre d'interpellations - témoignent plus d'actes individuels de violence, de gens qui étaient déjà violents, que d'une attitude politique ou communautaire systématique. Les grands responsables des quatre principaux cultes en France - juif, protestant, catholique, musulman - se sont exprimés ensemble. Je les ai reçus et j'invite chacun à vivre sereinement dans la communauté nationale française, à respecter les lieux de culte, parce qu'ils sont sacrés, et à respecter les autres, parce que vivre ensemble, cela suppose l'esprit de tolérance et l'esprit de respect."
Je vous remercie beaucoup d'avoir accepté cet entretien. Je laisse d'ailleurs à une chercheuse qui est en train d'étudier votre gestuelle - je ne sais pas si vous avez lu dans Le Monde d'aujourd'hui - il y a une personne de Normal Sup' Lyon, qui regarde ce qu'on appelle la mécanique "kinésique" et qui nous dit que l'individu Jospin a l'air de penser de la main droite, et que l'homme public Jospin s'exprime de la main gauche.
- "J'ai lu cet article. Cela m'a un peu crispé d'ailleurs, pour venir ce soir, d'être ainsi un objet d'étude, et puis bon, j'ai quand même séparé mes deux mains."
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 20 octobre 2000).
- "Armure", "désamour" ou "amour", cela fait deux mots forts. Je ne pense pas que j'aurais pu conduire ce Gouvernement depuis près de trois ans et demi maintenant avec une armure. Je pense que cette armure je ne l'ai jamais relacée. Je me trouvais parfois un peu pudique, réservé..."
...Austère, disiez-vous, austère qui se marre.
- "Ca, c'était une boutade dans un avion qui était destiné à rester Off comme vous dites dans votre langage de journalistes. Je ne pense pas que j'aurais pu donner l'état d'esprit que j'ai donné au Gouvernement ; je ne pense pas que j'aurais pu garder le soutien d'une majorité plurielle aussi diverse, parfois rétive, vivante ; je ne crois même pas que les Français d'aujourd'hui, dans la démocratie telle qu'elle se vit, m'auraient permis de conduire toutes ces actions avec une armure. Je crois que j'aurais été hors du destrier, j'aurais été démonté. Et d'ailleurs être chef du gouvernement, cela implique de réagir en permanence, de s'adapter, de bouger et donc on ne peut pas le faire avec un tel carcan. Désamour ou amour... l'amour c'est normalement des échanges privés. En même temps, je pense qu'il peut y voir entre des responsables politiques et des Français qui leur ont confié des mandats pour un temps quelque chose qui relève de l'estime, de la confiance ou de la critique, ou de la réserve et donc un peu de l'affectivité. Quand ça s'est produit, cela m'a touché. Quand ça s'est produit, j'ai décidé d'en tirer quelques leçons. Je pense qu'il faut sans doute qu'un chef de gouvernement, compte tenu de la masse de choses à traiter et à régler soit solide s'il le peut et avoir à défaut d'une armure au moins une armature. Mais en même temps on est obligé d'être à l'écoute, on ne peut pas être bloqué. J'ai donc décidé au bout de ces trois ans et demi que c'était cette qualité d'écoute sur laquelle on m'avait interrogé au moment notamment de la flambée des prix de l'essence et j'en ai tiré quelques leçons."
Etre à l'écoute et parler, c'est ce que vous faites ce soir. J'ai l'impression que la conversation que nous allons avoir serait plus franche, moins biaisée si vous nous disiez avec honnêteté : " oui, c'est vrai je pense à me présenter à la présidentielle dans un an et demi et cela peut éventuellement colorer certains de mes choix".
- "Depuis 1997, je suis Premier ministre. J'ai l'obligation devant les Français de remplir cette tâche. Je dirige un Gouvernement qui est maintenant, si on prend les choses en continuité, le Gouvernement le plus long de l'histoire de la République. Seuls Raymond Barre et avant lui le Président Pompidou, à l'époque Premier ministre ont deux fois, interrompu l'un par une élection présidentielle en 1965, l'autre par une élection législative en 1978 été plus longtemps à la tête du Gouvernement. Cela induit un certain nombre de conséquences, notamment des changements et des ajustements. C'est mon rôle, c'est ma mission. Je la remplirai jusqu'aux élections législatives et jusqu'à ce moment-là, je n'aborderai pas cette question."
Mais ce sera quelques semaines après.
- "Nous verrons. Mais je pense que les Français attendent de moi que je remplisse cette mission. Ils sont parfaitement au fait des hommes et des femmes qui peuvent éventuellement se présenter à une élection présidentielle - et il n'en est pas que deux. Je ne crois pas qu'ils souhaitent que moi, pas plus qu'un autre, ne pense qu'à ça. En tout cas, moi je n'y pense pas."
Ils sont assez persuadés que J. Chirac et vous-même allez vous présenter et allez vous retrouver l'un contre l'autre.
- "Je crois que ce n'est pas important. Je dirige le Gouvernement et ils me jugent en tant que chef de Gouvernement. Ils attendent que je réponde à leurs attentes. Ils me jugent sur mes actes et au moment de l'élection présidentielle - qui normalement doit intervenir après les élections législatives - les choses se feront naturellement en quelque sorte. Et un choix sera fait, pour nous, les socialistes, comme d'habitude, par des votes. Alors attendons ça tranquillement."
"Normalement" cela veut dire qu'il ne faut pas changer l'échéance : la présidentielle doit rester après les législatives, bien que ce ne soit pas très logique ?
- "A vrai dire, l'esprit des institutions de la Vème République voudrait que l'élection présidentielle ait lieu avant."
Alors pourquoi ne pas le décréter vous-même ?
- "Je ne suis pas le gardien de ces institutions et je ne me suis même pas historiquement réclamé d'elles."
Vous pourriez peut-être allonger la session parlementaire ?
- "On sait très bien ce qui pourrait être fait ou pas fait. Je veux dire simplement que dans l'esprit des institutions ce serait logique. Je crois que celui qui a en charge les institutions et qui est dans une tradition dite gaulliste..."
Qui est le chef de l'Etat.
- "...qui est le chef de l'Etat, doit avoir cela à l'esprit. Toute initiative de ma part serait interprétée de façon trop étroitement politique voire politicienne. Donc moi, j'en resterai là. Il faudrait vraiment - comme la dit, je crois d'ailleurs F. Hollande - qu'un consensus s'esquisse pour que des initiatives puissent être prises. Je crois qu'elles ne m'appartiennent pas."
Ne croyez-vous pas que le discrédit dont souffre actuellement la politique vient un peu de là ? Des gens se disent au fond que vous vous jetez les uns et les autres de graves accusations à la figure parfois publiquement à la tribune de l'Assemblée et vous vous retrouvez avec le Président de la République face à face le lendemain en Conseil des ministre tout sucre, tout miel. Est-ce que cette cohabitation peut continuer comme ça dans ce climat électrique ou qui a été électrisé en tout cas par les affaires ?
- "Cela fait trois ans et demi qu'elle existe, cela fait trois ans et demi que ce gouvernement agit. Il n'a en rien été empêché d'agir. Il a quelques résultats à son actif. Je crois d'ailleurs que si nous n'avions pas réglé les difficultés, si nous n'avions pas solutionné des problèmes, si nous n'avions pas d'une certaine façon répondu au moins en partie à l'attente des Français, s'ils n'avaient pas reconnu que nous avons collectivement - et puis chaque ministre pris en particulier et peut-être moi aussi - fait un travail, s'ils n'avaient pas reconnu ce travail, je pense que nous ne serions plus là. Cela me paraît clair. Or, nous sommes là après trois ans et demi. Alors quant à se jeter à la figure quoi que ce soit, vous le savez, je ne m'y emploie jamais. Je le récuse à chaque fois."
Vous avez été obligé de répondre par exemple tout récemment à une question de la député RPR R. Bachelot qui vous mettait en cause et qui disait que la fameuse cassette Méry vous mettait en cause. Ce qui apparemment n'était pas le cas. Mais au fond elle devait se dire : "L. Jospin était premier secrétaire du PS quand H. Emmanuelli était condamné. Pourquoi s'attaquer toujours à notre héraut J. Chirac ?" Il y a quelque chose d'un petit peu malsain dans cette cohabitation, non ?
- "Je ne sais pas qui a suggéré de poser cette question à R. Bachelot dont je pense qu'elle n'était pas faite pour cela. Nous avons du respect pour elle, elle était d'ailleurs embarrassée de le faire. Elle n'a pas pu s'empêcher de sourire quand je lui ai répondu. Il est vrai que j'avais dit "monsieur". Je lui ai envoyé un mot d'excuse le lendemain. Et j'ai constaté que le lendemain elle était venue avec une tenue rose éclatante. Je le vis là aussi comme un petit acte de contrition. En réalité, dans cette cassette, je ne suis en rien - de ce que je connais par ce que j'en ai lu dans Le Monde -cité, ni nommé, ni d'ailleurs concerné en quoi que que ce soit. Je crois que comme vous l'avez dit vous-même, elle le savait et elle était un peu gênée de le faire. J'ai simplement répondu avec un peu d'humour, j'espère. Et j'ai constamment dit sur ces questions qu'on appelle "les affaires" ou les accusations portées alors, notamment dans cette cassette qui ne sont effectivement pas légères, j'ai toujours dit : laissez les médias faire leur travail - il faut qu'ils le fassent aussi objectivement et honnêtement que possible. Que la justice, lorsqu'elle engage des procédures, les conduise librement et vous savez que le Gouvernement, et notamment l'ancienne Garde des Sceaux a laissé constamment les procédures se développer sans s'en mêler. Et nous, les responsables politiques, n'exploitons pas ces affaires. Je ne l'ai jamais fait depuis trois ans et demi et je ne le ferai pas. On peut être amené, à un moment, à faire une réplique quand on est accusé injustement, éventuellement par l'opposition, mais c'est tout. Il faut en rester là."
Pensez-vous personnellement que ça puisse être possible que J. Chirac, à l'époque Premier ministre dans le bureau que vous occupez, 14 ans auparavant, ait pu recevoir une mallette de billets ?
- "Je ne peux me mettre dans ce genre de situation avec vous pour répondre sur ce terrain."
En voulez-vous à D. Strauss-Kahn de ne pas vous avoir prévenu du contenu de cette cassette ?
- "Non, je préfère qu'il ne m'ait pas prévenu. Je ne sais pas ce que j'aurais pu lui dire à ce moment-là. Je crois que Dominique que j'aime beaucoup, vous le savez, a fait une erreur, une bêtise. Quand on lui a apporté ce genre de document il aurait du dire à celui qui lui donnait : " tu reprends ça immédiatement."
On va reparler de lui, mais à travers la photo de groupe qu'on montrait tout à l'heure, c'est-à-dire la photo de 1997. Sur le perron arrière de Matignon on vous voyait entouré d'un certain nombre d'hommes qui étaient vos amis depuis très longtemps, qui étaient C. Allègre, D. Strauss-kahn, J.-P. Chevènement, M. Aubry. Or ces quatre poids lourds ne sont plus là aujourd'hui. On peut dire que c'est un gouvernement de remplaçants ?
- "D'abord ils sont toujours mes amis. L'un d'entre eux est parti parce qu'il y a été contraint - pas de mon fait -, l'une ces jours-ci, Martine, part parce qu'elle a fait un choix que je respecte et que je comprends en plus et dont elle m'avait parlé depuis plusieurs mois."
Elle vous a un peu obligé à faire ce remaniement.
- "Non. Je me réjouis d'ailleurs de voir que ces anciens ministres parlent du Gouvernement dans lequel ils ont été comme d'une Dream team - équipe de basket américaine très performante. Cela prouve qu'ils en ont la nostalgie. Cela prouve qu'ils y ont été bien. Mais honnêtement je pense que le Gouvernement qui fonctionne aujourd'hui est de qualité, qu'il fonctionne selon la même méthode poste par poste - pour prendre cette métaphore sportive. Je me dis parfois que certains qui sont là maintenant sont peut-être supérieurs à ceux qui pouvaient être là avant. Mais je ne dirai pas de nom. Je n'ai pas l'impression que L. Fabius est un remplaçant de C. Sautter ou même J. Lang un remplaçant de C. Allègre. Je pense que cette équipe est une équipe efficace. Simplement, on n'a pas connu de crise ministérielle. Ce gouvernement n'a pas été battu dans des élections, il n'a pas été changé par un Président de la République qui avait décidé de le faire. Il a donc poursuivi son chemin dans la durée. Il est là depuis trois ans et demi. La vie même, parfois les choix individuels, et la durée en tant que donnée poussent à des ajustements. Ce sont ces ajustements individuels qui se font, qui ne sont jamais sans raison mais qui accompagnent l'évolution de ce Gouvernement. Mais si vous prenez les trois nouveaux ministres - deux étaient déjà ministres mais ils ont de nouvelles fonctions - je crois qu'ils ont le talent, la capacité pour ne pas faire oublier, même pas simplement remplacer, mais occuper pleinement la place qu'ils ont."
Avec une femme comme M. Lebranchu, qui dit elle-même qu'elle n'a pas de compétences juridiques particulières, cela ne veut-il pas dire que finalement, la justice va être gouvernée directement de Matignon par le biais de votre directeur de cabinet par exemple ?
- "Cela ne l'était pas avant et cela ne le sera pas maintenant. Je choisis des personnalités indépendantes. M. Lebranchu est une femme juste dans son ton, dans sa façon d'être, dans son approche des problèmes. Et je pense que c'est bien de mettre une femme juste à la Justice. Je pense que les Français vont la découvrir comme moi je l'ai découverte et appréciée depuis trois ans et demi dans d'autres fonctions, certes moins spectaculaires mais très difficiles. Et on dit toujours qu'il y a trop de technocrates ou qu'il y a des réflexes corporatistes dans telle fonction. C'est une femme intelligente, ouverte, ayant du bon sens et qui absorbe les dossiers très vite. Elle sera un très bon Garde des Sceaux, d'autant qu'elle gardera la philosophie qui était celle d'E. Guigou et la mienne, à savoir servir l'indépendance de la justice et essayer aussi de la rendre plus efficace et plus proche des préoccupations des citoyens.
Vous laissez partir M. Aubry préparer les municipales à Lille alors que la ville est quand même gouvernée par les socialistes depuis un demi-siècle. N'est-ce pas quand même pour préparer un autre avenir et d'autres échéances ?
- "Les motivations de son choix étaient claires. Je pense qu'elle a énormément travaillé pendant ces trois ans et demi. Elle a été en charge de dossiers très lourds ; elle les a fait avancer. J'ai une très grande gratitude et une reconnaissance pour l'action qu'elle a accomplie au sein du Gouvernement. Cela fait déjà plusieurs mois qu'elle aurait eu, presque psychologiquement ou physiquement, l'envie de partir un peu avant. Et je l'ai retenue d'une certaine façon. Elle m'a dit que c'était difficile de concilier cette campagne qu'elle veut mener à Lille, un certain nombre de choix de sa vie aussi, et cette fonction très lourde. Je l'ai compris, je l'ai accepté et ce choix se fait normalement et naturellement. Elle est remplacée dans sa fonction par une femme remarquable. Est-ce que par ailleurs, cela peut préparer un avenir ? J'espère bien. Je trouve que c'est une chance formidable qu'il puisse y avoir à gauche des hommes et des femmes qui soient par exemple susceptibles de devenir Premier ministre. Je pense que c'est une chance formidable qu'on ait à gauche des personnalités qui soient présidentiables. J'espère bien que des relèves vont s'opérer. Et je ne sens pas du tout Martine en réserve de la République parce qu'elle reste dans l'Active. Elle le sera dans la bataille des municipales de Lille, elle le sera peut-être à la direction du Parti socialiste aux côtés de F. Hollande. Je trouve que nous avons une chance formidable, que n'ont pas d'ailleurs nos opposants d'une certaine façon dont certains des meilleurs éléments se sont faits détruire par l'action au pouvoir ou peut-être par les attaques de leurs propres amis, qui se divisent beaucoup. Donc je prends cela avec une sérénité totale, d'autant que je pense que les choix se feront tout naturellement. "
C'est une femme que vous pourriez appeler à Matignon si vous êtes élu à l'Elysée par exemple.
- "Vous êtes en train de faire de la politique-fiction. Je pense qu'il y a des hommes et des femmes comme Martine, Elisabeth ou pourquoi pas Laurent, Dominique - D. Strauss-Kahn peut-être un jour, même s'il est un peu maltraité par un certain nombre d'imprudences - et je pourrais en citer d'autres qui ont ces capacités. Je trouve que ce vivier d'hommes et de femmes est une grande chance. Et surtout, ce qui est une autre chance, c'est quand ces hommes et ces femmes, qui ont des ambitions légitimes, qui ont servi leur pays, travaillé fortement et durement, qui se sont consacrés entièrement à cela, se quittent un moment quand ils sont écartés à cause d'un destin un peu malheureux, gardent entre eux des relations humaines et un respect. Ils ont, comme moi, médité ce qui nous est arrivé dans les années 80-90 quand on s'est séparé et disputé au Parti socialiste. Mon objet de fierté le plus grand, en dehors d'avoir travaillé et essayé de faire avancer les choses, d'avoir contribué à la baisse du chômage et à quelques autres grandes réformes, c'est d'avoir su créer cet esprit entre cette génération qui fait qu'ils aborderont ainsi ces échéances non pas en s'auto-détruisant mais en participant d'une sélection démocratique."
Si votre camp est battu aux législatives, elle peut éventuellement se présenter à la présidentielle à votre place ?
- "Ce n'est pas exactement la première hypothèse, le projet que je me fixe. "
Ce n'est pas inenvisageable... Justement, elle vous fait quand même un cadeau assez fair-play puisqu'elle se plie par avance à une règle que vous aviez décidée il y a trois ans, c'est-à-dire le non-cumul des mandats. Elle va donc préparer ces municipales à Lille. Or on a découvert tout à l'heure qu'un grand nombre de ministres se présente et dans des villes très importantes - on citait le cas d'Avignon pour E. Guigou. Faut-il faire évoluer cette règle ? Doit-elle être assouplie ou allez-vous simplement attendre le résultat des municipales et vous dire : "s'ils sont battus, ils ne reviennent pas et s'ils sont élus, on va voir..." ?
- "C'est bien que des ministres se présentent dans un certain nombre de villes où ils sont enracinés, où ils ont depuis plusieurs années créé des liens profonds avec la population. Mais sur cette question, ma réponse est très simple. Vous avez parlé d'Avignon. Laissons les Avignonnais décider dans l'élection municipale".
Mais ce n'est pas très loyal de leur dire qu'elle n'est là que pour cinq mois aux Affaires sociales...
- "E. Guigou a dit que si elle devait être élue à Avignon, elle serait maire d'Avignon. C'est un engagement très clair vis-à-vis des Avignonnaises et des Avignonnais. Ensuite, le reste m'appartiendra. Et je l'apprécierai pragmatiquement en pensant que nous sommes à un an des élections législatives, que les hommes et les femmes qui ont participé ou qui participent à ce gouvernement y ont acquis de l'expérience, savent gérer, ce qui n'était pas forcément le cas de tous au début."
Donc votre doctrine a un peu évolué quand même parce que vous disiez à l'époque : "je dis ce que je dis et je fais ce que fais".
- "Je dirai ce que je fais en fonction d'une situation concrète que j'aborderai pragmatiquement. Les doctrines sont faites pour ne pas être dogmatiquement appliquées."
Avec le recul, ne regrettez-vous pas d'avoir perdu J.-P. Chevènement sur le dossier corse auquel au fond on s'aperçoit que les principaux protagonistes n'adhèrent plus aussi bien que naguère. Ce dossier va-t-il voir le jour à l'Assemblée sous forme d'un projet de loi ?
- "Bien sûr. Le ministre de l'Intérieur D. Vaillant travaille - en interministériel aussi - sur les différentes propositions que nous voulons inscrire dans un projet de loi qui devrait être examiné au début de l'année prochaine, comme nous nous y sommes engagés. Je regrette d'avoir perdu J.-P. Chevènement. Je ne suis pas le premier à qui il inflige cette petite déception d'une démission. Nous gardons amitié et estime. Je pense que cela s'est fait sur un double malentendu. D'abord, sur la question de la violence : nous poursuivons la violence - j'entendais encore des informations qui étaient données là sur des décisions de justice -,il n'est pas question d'amnistie, cela n'existe pas. Je cherche la meilleure voie pour faire que la Corse renonce à la violence. Et c'est cette démarche que j'ai proposée. D'ailleurs, sans que je m'engage trop, on ne peut pas dire que la situation de ces derniers mois soit la plus violente de celles qui aient existé. Je m'en réjouis et j'espère que cela continuera car cela aura naturellement une influence sur les projets que nous pourrons former. Le deuxième malentendu porte sur la République. Je suis profondément républicain. Pour moi, la République est une et indivisible mais l'unité de la république, ce n'est pas forcément l'uniformité. Et quand on a une question qui est posée depuis vingt-cinq ans, que beaucoup de gouvernements s'y sont cassé les dents, on peut proposer des formes d'adaptation dans la République. Parce que les Corses sont à la fois peut-être les plus français des Français et en même temps Corses. Ils veulent être les deux et si on peut le comprendre, je pense qu'on répond à leurs préoccupations."
Sans obligation, y compris dans l'apprentissage de la langue par exemple.
- "Il vient d'être indiqué - cela m'a fait sourire, je le savais mais je n'avais pas forcément à le dire - que la solution préconisée sur la langue, c'est J.-P. Chevènement qui l'a lui-même formulée. C'est sa proposition, donc je ne vois pas comment on pourrait la caricaturer".
On va parler maintenant des dossiers économiques et sociaux. On va commencer par l'Unedic : ici même, le patron du Medef nous disait il y a quinze jours-trois semaines ne pas comprendre l'intransigeance de M. Aubry. Elle est partie et presque instantanément, vous avez donné un feu vert pour un texte qui devrait être signé, à condition qu'il y ait accord entre les différents partenaires bien sûr. Au fond, qu'est-ce qui a changé entre ce qui n'allait pas en juillet et ce qui va bien en octobre ?
- "C'est extrêmement clair. D'abord, la chronologie ultime n'est pas tout à fait celle que vous indiquez. C'est M. Aubry qui, depuis dix jours, a négocié et discuté avec les partenaires sociaux pour s'efforcer de trouver une solution. Elle l'a fait parce qu'il y a eu des changements profonds entre le texte de la convention qu'on nous a proposé d'agréer en juillet et le texte qui nous est proposé aujourd'hui. D'abord, je rappelle que l'Unedic, c'est-à-dire le système d'assurance chômage, d'indemnisation des chômeurs qui ont cotisé, fonctionne sur une convention entre le patronat et les partenaires sociaux et qui est renouvelé en moyenne tous les trois ans. Et le Gouvernement doit l'agréer. Il n'est pas partie prenante, il ne négocie pas, on n'est pas dans un tripartisme, on arrive en fin de course. En juillet, sous l'influence du patronat dans un premier temps, les propositions qui nous ont été faites pour le renouvellement de cette convention ne nous ont pas paru acceptables. Non pas les intentions qu'on se fixait - aider les chômeurs, les accompagner pour retrouver un emploi - mais au plan des principes. On nous disait "nous faisons un contrat entre nous et vous, législateur, vous êtes obligé de l'appliquer au Parlement". Ce n'est pas la conception de la République. La loi est faite librement par les parlementaires et les législateurs, elle n'est pas imposée par des contractants, fûssent-ils des organisations syndicales ou patronales. De plus, la convention ne nous paraissait pas acceptable socialement parce qu'elle durcissait le système. Elle installait des sanctions qui devenaient obligatoires, on était obligé de passer dans ce système. On mettait en cause un certain nombre de droits des chômeurs, en tout cas c'était l'analyse que nous en avions. Et l'Unedic ou les Assedic se substituaient au service public de l'emploi. Finalement, il nous semblait que l'équilibre financier du système risquait d'être affecté par des baisses trop massives, successives, de cotisations."
Est-ce que la nouvelle copie vous va bien ?
- "Oui. Mieux, nettement mieux parce que, devant les objections que nous avons faites ensemble, L. Fabius, M. Aubry et moi-même avons écrit aux partenaires sociaux, les discussions ont été reprises et des évolutions ont eu lieu."
A l'instant, N. Notat vient de dire qu'il y avait de bonnes chances que ce soit conclu.
- "Nous verrons. Il n'y a plus de nouvelles sanctions, il n'y a plus d'obligations pour être indemnisé. On n'oblige plus les chômeurs à accepter des emplois en-dessous de leur qualification s'ils ont refusé une offre ou une deuxième offre. Donc, nous pensons qu'effectivement les choses ont évolué positivement, ce qui me fait dire que, finalement, l'Etat aura joué son rôle de régulateur social, tout en acceptant une politique de partenariat. Maintenant, nous allons examiner le texte, nous avons quinze jours pour procéder à l'agrément. Je pense qu'il y a eu un changement fondamental de philosophie, que le système est mieux équilibré financièrement, que les chômeurs vont sortir avec cette nouvelle convention dans des conditions meilleures que dans le texte précédent, qu'on ne touche pas au code du travail. A partir de là, disons que le préjugé est favorable. Je me réjouis qu'on ait fait évoluer les signataires, tout particulièrement le Medef parce que je crois que la CFDT a joué un rôle très positif dans cette évolution. Mais les organisations non signataires - la CGT, FO - par leurs remarques, leurs critiques et même si elles ne signent pas, ont contribué à faire évoluer les choses."
Les gagnants seront donc les chômeurs et la concertation sociale, ni le Gouvernement, ni le Medef, ni les autres partenaires sociaux ?
- "Je crois que c'est le plus important, à condition de comprendre que, de toute façon, pour le Gouvernement, l'objectif central reste bien la lutte pour l'emploi, la lutte pour le retour au plein-emploi. C'est cela qui nous guide dans cette affaire de l'Unedic comme dans toute notre politique économique et sociale."
Les observateurs ont eu du mal à comprendre quelque chose dans votre rapport à l'opinion. Vous étiez, jusqu'à la mi-septembre, sur un petit nuage. Vous annoncez une baisse d'impôts record - 100 milliards de francs - et au contraire, cela ne va pas. Vous aviez oublié de mettre de l'essence dans le moteur, en tout cas d'abaisser son prix. Est-ce une bourde ? Ne l'aviez-vous pas senti ? Est-ce une maladresse de L. Fabius ? Pourquoi tout d'un coup ce hic ?
- "C'est à moi d'assumer ce qui se produit dans ce genre de situation. D'ailleurs, c'est d'une certaine façon moi que les Français ont sanctionné, c'est surtout vers moi qu'ils se sont tournés puisque ce fut moins le cas pour d'autres ministres du Gouvernement et pour des formations politiques qui soutiennent la majorité, en particulier le Parti socialiste. Je pense qu'au moment où nous proposions des allégements d'impôts importants - qui vont d'ailleurs se concrétiser pour beaucoup d'entre eux dès l'année 2000 car c'était dans le budget 2000 - et que nous annoncions de nouvelles baisses d'impôts pour 2001 - nous discutons en ce moment le budget à l'Assemblée nationale - et pour 2002, à ce moment-là cela apparaissait encore un peu abstrait, trop général pour les Français, même si cela va être très concret et plutôt positif. Ils nous disaient "vous nous parlez de baisses d'impôts en général mais pour nous, les prix à la pompe sont trop élevés et sur ce terrain vous ne nous écoutez pas. Vous nous parlez d'autre chose."
Ils se sont dit "mais que font les énarques ?".
- "Vous n'êtes pas pour les énarques !"
C'est ce qu'ils se sont dit.
- "M. Lebranchu n'est pas énarque. Je pense que c'est ce qui a expliqué en partie ce hiatus ; peut-être également des interrogations sur la nouvelle période économique dans laquelle nous sommes. Si vous souhaitez que nous en parlions pour éclairer les Français, je suis prêt à le faire. Nous avons peut-être réagi avec un peu de retard, notamment moi. Ceci s'est ajouté au fait que nous avons été confrontés à un conflit social : un conflit de transporteurs routiers qui ont bloqué les terminaux d'essence, de pétrole. En fait, nous avons négocié tout de suite. Nous ne sommes pas restés figés, crispés. Nous avons négocié avec les transporteurs routiers, avec les marins-pêcheurs, avec les agriculteurs, avec les ambulanciers, avec les taxis. Pour tous, nous avons apporté des solutions. Mais à un moment, j'ai vu - c'était ma responsabilité de chef de Gouvernement - que le conflit risquait de durer, de bloquer non pas 4 ou 5 jours mais peut-être 8 ou 9 jours l'ensemble du pays. Je pensais que les conséquences seraient catastrophiques sur le plan économique. Donc, j'ai été amené à prendre le risque, aux côtés de J.-C. Gayssot, mon ministre des Transports qui négocie si bien mais qui, là, était venu me voir à Matignon en me disant "Lionel, je n'y arrive pas, je ne peux pas y arriver. Je propose mais comme ils pensent qu'ils peuvent obtenir plus, ils demandent davantage", j'ai eu un discours d'appel à la raison qui a été ressenti comme dur et raide. Comme les Français, à la pompe, ressentaient la même chose que ceux qu'on essayait d'aider dans leurs contraintes professionnelles, ils se sont mis à l'unisson avec eux. En même temps, je crois que j'ai essayé d'assumer ma responsabilité parce que cela a aidé, vous avez vu. On a pu trouver un compromis correct. Ensuite, nous avons davantage pris en compte cette réalité : ce sont notamment les mesures que nous avons prises pour annuler l'effet TVA et nous avons même ajouté une décision de baisse de 20 centimes. Evidemment, nous restons dépendants des marchés pétroliers et des événements au Proche-Orient. Car quand le Proche-Orient flambe, malheureusement les prix du pétrole flambent aussi."
Une remarque de J. Chirac a fait mouche le 14 juillet dernier. Il parlait de l'impression des Français à propos du pouvoir d'achat. Il disait qu'au fond les Français pensaient que le pouvoir d'achat n'augmentait pas. Les Français avaient beaucoup travaillé, notamment les couches moyennes, durant ces années difficiles et voici qu'apparaissent les Glorieuses - peut-être les deux nouvelles Glorieuses -et ils se disent qu'ils ne sont pas payés de retour. Un sondage de la Sofres disait que 47 % des Français avaient même l'impression que leur pouvoir d'achat baissait. Avez-vous l'impression que ce n'est qu'un sentiment ? Comment faire pour les payer de retour ?
- "Le pouvoir d'achat ne baisse pas. Aucun chiffre, aucune indication ne le montre. Au contraire, le pouvoir d'achat a augmenté dans la période de ce Gouvernement trois fois plus vite - mais d'un montant relativement limité - que durant le précédent Gouvernement, le Gouvernement Juppé."
Vous savez que les Français sont persuadés du contraire. Ils regardent en ce moment leur feuille d'impôts et se disent que ce n'est pas possible.
- "Les impôts vont baisser en 2000 et en 2001. Nous avons déjà pris des mesures. C'est ici même, je crois, que j'avais annoncé la baisse de 1 % de la TVA et d'un certain nombre d'autres impôts : la taxe d'habitation par exemple. Tout cela entre en application en 2000. La suppression de la vignette aussi. Deux tranches de baisse d'impôts sur les revenus entrent aussi en application en 2000. Ce sera sur les feuilles d'impôts maintenant, là."
Et les autres tranches les années suivantes.
- " L'année 2001 notamment. Donc, le pouvoir d'achat n'a pas baissé. Avant, il y avait une croissance faible et une mauvaise répartition de cette croissance. Depuis trois ans, la croissance est repartie et il y a une répartition différente de cette croissance : 800 000 hommes et femmes qui étaient au chômage sont maintenant au travail, touchent un salaire, touchent un revenu. C'est un élément formidable de redistribution sociale vers des gens qui étaient exclus, chômeurs, qui sont maintenant salariés et détenteurs d'un revenu."
Ce chômage va continuer à baisser ?
- "Je le pense, la croissance étant ce qu'elle est, l'impact des 35 heures se poursuivant, les emplois jeunes... Je pense que ce chômage va continuer à baisser, peut-être à un rythme un peu moindre que celui que nous avons connu durant cette année qui a battu tous les records de création d'empois. Je pense que le chômage va continuer à baisser. En tout cas, cela reste l'objectif central du Gouvernement."
N'est-ce pas l'application des 35 heures qui a justement rendu difficile la redistribution de plus de fruits de la croissance ?
- "Je ne le pense pas. Souvenez-vous qu'un certain nombre d'économistes, parfois des opposants, nous disaient : mais vous ne pouvez faire la baisse du temps de travail qu'avec une baisse des salaires correspondante, sinon ce ne sera pas supporté par les entreprises. Or nous sommes passés aux 35 heures pour plus de la moitié des salariés aujourd'hui, et cela s'est fait sans baisse de salaire."
Mais souvent avec un gel de salaires.
- "Mais même si on fait ce raisonnement, un homme ou une femme qui travaillait 39 heures, qui travaille 35, s'il garde le même salaire, honnêtement il gagne. Il gagne en temps libre. Mais en outre, ce qui se passe, c'est qu'il y a une augmentation d'1% environ du pouvoir d'achat, et je pense qu'on doit maintenant, dans cette nouvelle période, penser davantage à la répartition des fruits de la croissance. C'est d'ailleurs pourquoi dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale - il y a deux grands exercices qui se succèdent : le budget, on est en train d'en discuter, et puis après la loi de financement de la Sécurité sociale. Dans ce projet, nous prévoyons d'augmenter les retraites au 1er janvier 2001 de 2,2 %. Nous avons pris en compte la situation des retraités parce qu'elle méritait de l'être."
Pensez-vous que la croissance va se maintenir à 3-3,5 % comme vous en aviez fait le pari ?
- "Ce sont des hypothèses qui ont été faites pour préparer les budgets : entre 3 et 3,5 pour 2001. Je pense que les performances de 2000 respecteront cela. Pour 2001, cela peut dépendre effectivement de l'importance du choc pétrolier. Heureusement, l'impact de la hausse des prix du pétrole est moins forte aujourd'hui sur nos économies qu'elle l'était il y a vingt ans, parce que nous avons développé des programmes d'économies d'énergies très réussis. Et puis d'autre part, il y a eu le développement du nucléaire, il faut bien le dire, qui a diminué la facture pétrolière. Donc, l'impact est moins fort. Mais si les prix étaient trop élevés, s'ils restaient au-dessus de 30 [dollars], ça aurait un certain impact négatif sur la croissance ; elle pourrait être affectée de 0,2 ou 0,3 point. C'est pourquoi les baisses d'impôts que nous avons décidées pour le budget 2001 en prolongement de l'action de 2000, sont très importantes : elles rendent du pouvoir d'achat aux Français, donc elles permettent de la consommation qui peut compenser."
Mais est-ce que les baisses d'impôts ne sont pas gagées sur la croissance ? Si jamais la croissance n'est pas au rendez-vous, n'allez-vous pas être obligé de les annuler ?
- "Non, je ne pense pas, parce qu'il s'agira des recettes qui joueront sur des budgets futurs. Donc, là, les choses sont calées en ce qui concerne le budget de 2001, qui vise à la fois à continuer à réduire notre déficit public - c'est nécessaire, nous nous sommes engagés vis-à-vis de l'Europe -, à assurer les dépenses prioritaires, notamment celles qui touchent l'éducation, la sécurité, qui est une préoccupation pour moi, extrême. Et, à cet égard, D. Vaillant est un homme qui connaît bien ces problèmes, qui les vit au quotidien, y compris dans son propre quartier, et je sais qu'il y travaillera de façon précise autour de la police de proximité. Donc, éducation, sécurité, justice. J'ai été heureux de voir, et cela aussi c'est un témoignage, je le dis en passant : M. Aubry partait ; mais jusqu'aux dernières heures et en plein accord avec moi - tout à l'heure, je n'ai pas pris une position différente de celle que voulait prendre Martine, c'est ce que nous avons décidé ensemble, et c'est elle qui m'a demandé de téléphoner à Seillière en disant : oui ...."
Parce que la discussion était difficile ou ne marchait pas bien ?
- "Il fallait débloquer. Il y avait tout ce qu'il y avait à faire. M. Seillière devrait sortir son mouchoir. En tout cas, à défaut de sortir son mouchoir, il pourrait tirer son chapeau, parce qu'elle est parfaitement respectable. Eh bien, M. Aubry travaillait jusqu'aux dernières heures sur le dossier de l'Unedic. E. Guigou est revenue de Luxembourg où elle participait au Conseil Affaires intérieures - Justice, pour négocier jusqu'à 3 heures et demi du matin - alors qu'elle savait qu'elle serait nommée à 9 heures - avec les gardiens de prison, avec la pénitentiaire, pour trouver des solutions, apporter des réponses à ces personnels qui vivent une situation très difficile - et d'ailleurs je crois que la négociation a réussi - pour ne pas laisser un dossier miné à celle qui allait arriver. Et quant à M. Lebranchu, elle est restée jusqu'à 2 heures du matin sur la discussion, au Sénat, de la loi sur les nouvelles régulations économiques."
Bref, elles travaillent. Sur les retraites et sur l'épargne plus généralement, est-ce que vous ne pourriez pas aller vers un capitalisme plus populaire ? On a l'impression que vous êtes prisonnier d'une partie de votre gauche qui vous en empêche. C'est quelque chose qui se fait dans d'autres pays européens, des pays assez modernes quand même ?
- "A certains égards, nous prenons dans la loi sur les nouvelles régulations économiques des mesures qui permettent justement une épargne salariale. Nous ne faisons pas les fonds de pension, parce que nous ne voulons pas casser le système de répartition qui est la garantie qu'on n'ait pas un système de retraite à deux vitesses. Mais nous faisons en sorte que les salariés aussi puissent bénéficier de leur épargne dans leur entreprise pour que ce ne soit pas simplement les cadres de l'entreprise ou les détenteurs de capital qui puissent en profiter. Donc, nous sommes capables d'aller en souplesse vers des évolutions, mais en gardant les principes, le fondement de notre système de retraite et de notre Sécurité sociale. Je suis content que vous parliez des retraites, parce que c'est vrai que c'est un dossier sur lequel les Français aussi nous attendent. Vous le savez, nous avons à nouveau fait une analyse de la situation."
Il y a eu de nombreux rapports. Vous avez été très prudent avant d'aborder le sujet.
- "Oui, il y a beaucoup de rapports, mais on a dépassé ce stade. On a pris deux décisions : la première c'est de créer ce Conseil d'orientation des retraites, qui travaille maintenant de façon régulière, et je vais être amené à examiner bientôt les conclusions - cela fait partie des discussions que je vais avoir en interministériel, comme on dit, avec les ministres compétents. La deuxième décision que nous avons prise, c'est de créer ce fonds pour les retraites, que nous avons commencé à abonder, et il y aura 50 milliards à la fin de 2000, 100 milliards à la fin de 2001..."
Cela ne suffira pas ...
- "Oui mais c'est le bon rythme pour atteindre les 1000 milliards qu'on s'est fixés en 2020, parce que d'ici là, nos systèmes pour l'essentiel tiendront encore. Donc, même si le dossier est délicat, le Gouvernement - et moi en particulier - doit aux Français d'avancer sur le système des retraites. Ce qui prouve qu'on a encore beaucoup de réformes importantes devant nous, celle-ci, mais aussi par exemple les droits des malades - c'est un travail très important qui est en train d'être préparé - ou encore la prestation autonomie, c'est-à-dire ce qui permettra aux personnes âgées dépendantes d'être aidées pour assurer leur vie dans de meilleures conditions, malgré le handicap de la maladie. Vous avez vu que pendant ces semaines où le Parlement s'est réuni à nouveau, la majorité a fait voter la pilule du lendemain, prépare une évolution sur la contraception, et le nombre des semaines jusqu'où on peut faire une interruption volontaire de grossesse. Nous avons fait voter une proposition de loi contre les discriminations au travail, notamment à l'égard des femmes. Donc, la démarche réformatrice du Gouvernement se poursuit."
Avant de conclure, j'ai une question que l'actualité impose. Trois semaines de violences très dures à vivre, à regarder même pour les téléspectateurs français au Proche-Orient. Après ces accusations rampantes de la part d'Israël contre le Chef de l'Etat, après ce que vous avez vécu vous-même à Bir Zeit, est-ce que vous ne dites pas au fond qu'il vaut mieux laisser les Israéliens et les Palestiniens se débrouiller entre eux, au besoin avec les Américains et que c'est très très difficile de réussir à imposer une quelconque raison dans cette Orient si compliquée ?
- "Non, nous ne le pouvons pas. Au Proche-Orient, la France est amie d'Israël, la France a des amis dans le monde arabe, la France prend en compte la cause palestinienne, car ce peuple doit retrouver un Etat et une dignité collective. Mais nous n'avons qu'un seul parti pris : c'est celui de la paix. La situation est décourageante, car un processus qui s'était construit est en train de s'abîmer. Je ne sais pas si nous pourrons le reprendre exactement de la même manière. Je pense que la place et le rôle de l'Europe seront sûrement utiles, parce qu'après tout, ces pays sont très proches de l'Europe, culturellement et même géographiquement. Donc, nous devons reprendre ce processus. Il faut absolument d'abord arrêter la violence - on sent que c'est difficile, mais cela doit se faire - et ensuite, reprendre une démarche de dialogue.
En France, nous n'avons pas à importer les passions du Proche-Orient dans notre propre pays."
Et de ce point de vue, les communautés aussi bien juives que musulmanes se sont-elles bien comportées ?
- "Parlons d'abord de citoyens avant de parler de communautés, et quand nous parlons de communautés, n'oublions pas de parler par-dessus tout cela, de communauté nationale. Il est normal que des hommes et des femmes pensent librement ce qu'ils veulent du Proche-Orient ; ils ont leurs analyses, voire même des sentiments d'appartenance, de solidarité avec tel ou tel des protagonistes engagés dans ce conflit. Mais ils ne doivent pas ramener ces passions dans notre propre pays. De toute façon, tous les actes antisémites seront fermement combattus. Nous ne pourrons pas accepter de voir des lieux de culte - et notamment aujourd'hui des synagogues -attaqués. Je me réjouis que ceux qui ont été interpellés - parce qu'il y a eu un certain nombre d'interpellations - témoignent plus d'actes individuels de violence, de gens qui étaient déjà violents, que d'une attitude politique ou communautaire systématique. Les grands responsables des quatre principaux cultes en France - juif, protestant, catholique, musulman - se sont exprimés ensemble. Je les ai reçus et j'invite chacun à vivre sereinement dans la communauté nationale française, à respecter les lieux de culte, parce qu'ils sont sacrés, et à respecter les autres, parce que vivre ensemble, cela suppose l'esprit de tolérance et l'esprit de respect."
Je vous remercie beaucoup d'avoir accepté cet entretien. Je laisse d'ailleurs à une chercheuse qui est en train d'étudier votre gestuelle - je ne sais pas si vous avez lu dans Le Monde d'aujourd'hui - il y a une personne de Normal Sup' Lyon, qui regarde ce qu'on appelle la mécanique "kinésique" et qui nous dit que l'individu Jospin a l'air de penser de la main droite, et que l'homme public Jospin s'exprime de la main gauche.
- "J'ai lu cet article. Cela m'a un peu crispé d'ailleurs, pour venir ce soir, d'être ainsi un objet d'étude, et puis bon, j'ai quand même séparé mes deux mains."
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 20 octobre 2000).