Texte intégral
Mesdames, Messieurs
C'est pour moi un plaisir et un honneur de participer au prologue du colloque " Science et conscience européennes " et je remercie chaleureusement Jacques Glowinski de son invitation. Un plaisir tout d'abord, car ce thème est au centre de mes préoccupations depuis mon entrée en fonctions comme ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Elles sont également celles du Président de la République ; et il recevra les conclusions de votre colloque avec, je le sais, le plus grand intérêt. Un honneur ensuite, car la qualité très remarquable des intervenants invite à attendre de ce colloque une contribution de haut niveau, sur laquelle chacun fonde de larges espoirs.
La situation de la recherche appelle de telles manifestations. De leur fertilité dépendent son dynamisme, son progrès, son avenir.
Je suis d'autant plus heureux que ces travaux se tiennent ici, en un lieu où furent posées très tôt, en termes humanistes, les fondations du débat que nous engageons ; un Collège de France en grande partie rénové ; un Collège de France qui n'a eu de cesse, au cours de ces dernières années, d'accroître son rayonnement ; un Collège de France toujours symbole international de qualité scientifique et pédagogique, où l'enseignement reste inséparable de la recherche et de la liberté d'innover.
Le colloque d'aujourd'hui, par son intitulé en forme de " clin d'il ", vise juste : il rend un sens et une actualité nouvelle à une question si souvent posée. La critique rabelaisienne du " savoir sans comprendre " ne fait plus vraiment débat. Il y a en revanche une grande utilité, et peut-être une forme d'urgence, à prendre " science " et " conscience " dans leur sens moderne, et à replacer le jeu de ces deux notions dans le contexte européen, c'est-à-dire dans un champ que ce débat nécessairement collectif n'a pas encore investi.
Il existe aujourd'hui une science en Europe et des consciences en Europe, mais peut-être pas assez de science et de consciences européennes, et moins encore d'articulation entre elles.
C'est naturellement dans le domaine de la recherche que le besoin d'une telle articulation se fait sentir. La recherche, en effet, n'est pas seulement affaire de moyens. Elle se nourrit d'intentions et d'ambitions. Elle se coordonne, et s'entretient. Elle se place au service de fins qui la dépassent. Chaque découverte nouvelle que fait la recherche peut poser à chacun d'entre nous les mêmes questions : Quel monde voulons-nous ? Qu'allons nous en faire ?
En faisant de chaque pays le co-responsable de son voisin, en créant à la fois une émulation et une solidarité des peuples européens, en inscrivant leurs efforts communs dans une concurrence mondialisée, le cadre européen amplifie ces interrogations.
J'attends de colloques, comme celui-ci, inspirés par une réflexion éthique, une partie des réponses nécessaires. Le sens de mon action, à la tête du Ministère de l'Education nationale, est d'encourager de telles initiatives et de leur apporter une résonance politique pour que les réflexions menées soient diffusées et partagées par le plus grand nombre. C'est la raison de ma présence ici.
Mesdames, Messieurs,
Il est certain que la recherche européenne connaît aujourd'hui un recul relatif. Elle est talonnée dans quelques domaines par celle de pays émergents. Elle est distancée sur de nombreux sujets par celle du Japon et des Etats-Unis.
Qu'on ne se trompe pas sur le sens de mes propos. Il ne s'agit pas ici de désigner l'ennemi, mais de rappeler qu'il n'y a plus d'autarcie possible : le monde exigeant et mobile où nous vivons fait de la compétitivité internationale la condition de notre prospérité, de notre bien-être et de notre développement.
Le Président de la République l'a rappelé à plusieurs reprises : la prospérité passée ne préjuge pas de demain ; à moyen terme, notre rang dépend du renouvellement de notre créativité. Dans cette course continue, nous sommes en passe de perdre les premiers rangs, ou plutôt, d'autres sont en train de les gagner.
A la source de leur succès, il y a un effort de recherche intense. Il est dû à un engagement volontariste des États ; mais aussi à une tradition de coordination plus étroite avec le monde de l'entreprise, et avec celui de l'université.
Cet effort de recherche est lié à un effort de développement, qui devrait en être inséparable, et que nous ne parvenons pas toujours à lui associer autant que nous le devrions.
Il aboutit à faire de ces pays des pôles d'attraction, qui, comme autant d'aimants, peuvent attirer à eux les esprits les plus brillants. Certains considèrent que cette " fuite des cerveaux " est inutilement dramatisé par le discours politique. Je ne le crois pas. Il faut être vigilant pour éviter que des étudiants et des chercheurs formés à grands frais par le système éducatif européen n'aillent alimenter loin de l'Europe une recherche qui saurait se les attacher. Inégalement lotis, tous les pays européens doivent être solidaires sur ce point.
Le vieux continent jouit d'un capital humain et intellectuel exceptionnel, qui ne demande qu'à rester européen. Nous devons le lui permettre. L'Europe dispose d'un prestige intellectuel, d'un capital symbolique qui nous a longtemps permis d'attirer à nous des chercheurs confirmés. Il faut l'entretenir.
Cet effort commence à mon sens par une mobilisation autour des universités. Elles sont les centres où la jeunesse de notre pays peut atteindre en peu d'années un niveau de qualification élevé, débouchant rapidement sur les premiers travaux de recherche. Nous disposons en elles d'un modèle européen de création, de diffusion et de perpétuation du savoir, nourri d'une expérience plusieurs fois centenaire. La diversité des universités invite à respecter les traditions nationales, tout en cristallisant une communauté scientifique. Les universités doivent donc être les premières à exercer un pouvoir d'attraction : sur la jeunesse bien sûr, mais aussi sur les chercheurs de haut niveau, qui doivent s'y voir offrir des chaires thématiques ou temporaires.
Mon premier souci a d'ailleurs été de créer des emplois universitaires orientés vers la recherche, en respectant la variété des domaines d'études, notamment celui des sciences humaines et sociales.
A travers une politique active d'échange dont la réforme LMD est le premier instrument, les universités doivent être les vecteurs, non pas d'une uniformisation, mais d'un véritable partage des savoirs. Cela passe sans doute par leur organisation en réseaux. Cela passe aussi par la contribution à leur politique d'excellence d'institutions bien distinctes ; je pense à celles qui, comme le Collège de France, disposent d'un formidable réservoir de compétences, sans avoir elles-mêmes vocation à l'enseignement de masse ; je pense aux grands organismes de recherche qui doivent s'insérer naturellement dans cette dynamique.
Cela passe enfin par le concours de l'entreprise, qui doit devenir, sans confusion, ni intrusion, acteur de la recherche. Nous savons déjà en France que l'entreprise peut être partenaire de la recherche, et mener un effort privé parallèle à l'effort public. Il nous reste à prendre l'habitude d'une imbrication plus étroite, d'une coopération naturelle. Nous savons que l'entreprise ne se borne pas à exploiter la recherche. Dans plus d'un domaine, elle la suscite par l'expression de besoins originaux ; elle l'accompagne par une énergie innovante ; elle la rend possible par un financement qui, même minoritaire, permet souvent d'atteindre un seuil critique.
Le rôle de l'Etat est de fournir dès maintenant les cadres de telles rencontres, comme il l'a fait historiquement pour les rencontres des chercheurs entre eux.
Le premier effort en ce sens a été engagé dans l'après-guerre, avec la mise en commun de quelques grands équipements, dans une logique de mutualisation des coûts. Celle-ci a porté ses fruits, puisque l'Europe est parvenue à mettre sur pied les outils d'une recherche qui dépassait et dépasse encore les moyens de ses membres pris un à un. Plusieurs de ces outils font encore l'envie de la recherche mondiale. Combien de projets auraient pu être portés sans une volonté européenne partagée ? Le CERN, les Grands observatoires et l'Agence spatiale européenne, développée à l'initiative d'un groupe d'Etats européens, sont autant de réussites que seuls nous n'aurions pu réaliser. Dans chacun de ces projets, nous avons mis en commun plus qu'un savoir-faire et qu'un financement : nous y avons versé notre quote-part de rêve et d'exaltation. Ceux d'entre vous qui y ont été associés, devenus pour quelques mois ou quelques années, citoyens du CERN, ou d'un autre de ces foyers de l'intelligence - ne l'ont pas oublié. C'est cette énergie, parfois cette ivresse de l'investigation en commun qui a porté nos premiers projets, et que nous devrons savoir insuffler aux prochains.
Nous avons su répondre aux défis de l'histoire ; d'abord, en élaborant des projets de recherche communs ; ensuite en les axant pour partie vers la mise en uvre industrielle.
Aujourd'hui, c'est la Commission européenne qui établit tous les quatre ans le PCRD [Plan Cadre de Recherche et Développement]. En dépit de ses imperfections, de sa complexité, il constitue d'ores et déjà un outil puissant, doté de crédits considérables. Ceux-ci, vous le savez, sont incitatifs. Suite à l'appel d'offres passé par la commission, ils sont attribués aux équipes candidates en fonction de leur projet. Ils ne sont pas automatiquement reconduits.
En France, la part de ces crédits incitatifs est marginale par rapport à celle des crédits récurrents. Il est d'ailleurs possible que la puissance publique, en garantissant ainsi la stabilité de la recherche, ait desservi sa véritable indépendance. Nous vivons encore sous un régime lourdement institutionnalisé, qui a longtemps privilégié une logique de continuité, sans toujours se rendre compte de ce qu'elle lui coûtait, en termes de renouvellement, d'adaptation, de dynamisme.
Il ne s'agit pas - bien au contraire - d'installer la recherche dans la précarité ; mais de la rappeler à un fait : la subvention publique comme la subvention privée se justifient par des résultats - publications, applications, brevets - quitte à réorienter une recherche moins productive vers d'autres voies. De même, l'effort public en faveur de l'enseignement des sciences se justifie par une performance réelle du système éducatif - l'obtention effective d'un niveau élevé de compétence scientifique. Résultats et performance relèvent d'une évaluation vigilante.
Cette dernière a également le mérite de nous rappeler qu'il n'existe pas une mais des recherches, leurs asymétries relevant sans doute de traitements plus différenciés. Nous devons apprendre, par exemple, à distinguer un domaine de pointe, comme la recherche spatiale, d'un secteur tout aussi stratégique et plus fragile, comme les sciences du vivant.
Ceci pour aboutir à une première suggestion : je crois que l'entrée dans l'Europe de la recherche demande de chacun, et tout d'abord de la France, l'adoption d'une culture du résultat, d'une culture d'évaluation, d'une culture incitative ; assortie d'une participation plus mobilisatrice et plus pugnace à ces appels d'offre qui sont aujourd'hui le cadre européen de la recherche.
L'impulsion européenne ne doit toutefois pas devenir une impulsion à sens unique. Le PCRD, on l'a vu, fait suite à l'établissement d'un projet commun. Il présente l'inconvénient de ne laisser qu'une part marginale aux " projets blancs ", conçus sur l'initiative des équipes de recherche. Le modèle français se révèle à cet égard d'une plus grande ouverture, offrant à des équipes de pointe une autonomie appréciable. Et je formerai ici un second souhait : que le modèle français, plus respectueux des surprises et des spontanéités de la recherche, soit, dans la mesure du possible, acclimaté par la Commission.
Bien entendu, la difficulté consiste à inscrire ce mode de financement plus réactif dans les durées qui nous occupent, c'est-à-dire le moyen et le long terme. Comment en garantir la cohérence ? Comment en prévenir les revirements ? La solution réside selon moi dans un véritable développement de la prospective en matière de recherche. Gérer le temps présent ne suffit plus. Dans notre monde changeant, il nous faut apprendre à voir et à vouloir loin.
Mesdames, Messieurs,
Mon propos a porté jusqu'ici sur la science. Si j'en viens maintenant à ses rapports avec la conscience, ce n'est pas effet de symétrie ou de rhétorique, mais parce que le premier apport de ce colloque est de nous rappeler qu'elles vont de pair.
De la conscience, je vous proposerai d'abord une définition simple : le fait de se savoir exister.
Nous savons que l'Europe existe, mais en sommes-nous vraiment conscients ? !
La science européenne peut-elle nous éveiller à ce destin commun ? C'est la communauté scientifique qui la première a fédéré une ambition transnationale. J'y reviendrai. Les scientifiques peuvent-ils maintenant constituer l'avant-garde d'un peuple européen ? Saurons-nous trouver dans le cosmopolitisme de la communauté scientifique, et dans son aptitude à transcender les frontières de langue ou de territoire, un modèle social pour demain ?
Faut-il, inversement, que les scientifiques soient animés d'une conscience, et même de convictions européennes pour collaborer efficacement ?
Indéniablement, il y a dans ces questions un retour du politique. Car c'est le rôle du politique, que d'articuler les aspirations de la communauté scientifique avec un projet social plus large.
C'est pourquoi j'en viens maintenant à une définition plus complexe de la conscience, comme instance de responsabilité et d'arbitrages moraux.
Il va de soi que si la conscience morale doit intervenir dans le domaine des sciences, ce ne sera pas pour les brider ou pour les censurer, mais seulement pour veiller à leur insertion satisfaisante dans une communauté humaine, avec ses besoins et ses craintes. La préoccupation éthique va de pair avec le progrès, l'accompagne et le fortifie, notamment pour les sciences du vivant.
Pourtant, de plus en plus souvent, la recherche, en raison même de son succès, inquiète. Parce qu'elle touche à des domaines qui saisissent l'imagination - c'est le cas du nucléaire, de la génétique, de l'évolution du climat.
Je reste pour ma part convaincu que la science a généreusement servi notre bien-être et continue de le faire. En nous offrant à la fois la santé et la longévité, en permettant le développement des communications et de l'information, en nous donnant les moyens d'une production de masse plus ambitieuse et plus maîtrisée, elle a uvré pour le meilleur ; et je n'ai aucune hésitation à placer la science au service de l'homme. Le rappeler publiquement est la première manière de la soutenir. La science mérite de reconquérir les curs.
Est-ce dans le cadre européen qu'elle retrouvera une image moins dominatrice ? Saurons-nous en valoriser ensemble les réussites ? Quelles valeurs morales lui donnerons-nous pour guide ou pour inspiration ? Qui, à l'échelon européen, établira la liste de ces valeurs et qui en garantira le respect ?
Je me présente ici avec plus de questions que de certitudes car, à l'évidences, les réponses ne viendront pas d'un seul coup, mais de plusieurs sources.
Sans aucun doute émaneront-elle des politiques et des scientifiques eux-mêmes.
Sans doute aussi de comités déontologiques, d'instances de réflexion, d'autorités morales qui apporteront leurs contributions à notre recherche de sens.
Sans doute enfin de colloques comme le vôtre, c'est-à-dire d'une recherche que je n'ai pas suffisamment évoquée jusqu'ici, la recherche en sciences humaines.
L'histoire plus particulièrement, je le crois, nous apporte plus que des connaissances ; plus qu'un simple recul ; plus qu'une simple mise en perspective de nos efforts passés. Ce que l'histoire apporte à la conception européenne de la recherche, c'est un encouragement considérable, à travers un rappel frappant : la recherche et la science ont été européennes avant d'être nationales.
Comment observer les premières découvertes de la science moderne, à partir des années 1550, sans être frappé par la facilité, par la rapidité, par l'évidence de leur diffusion dans la sphère européenne ?
La recherche n'est pas, à cette époque, autre chose qu'une immense et permanente correspondance.
Ce partage de certains universels est, indépendamment de notre héritage chrétien, le premier ciment de notre solidarité continentale.
Quelques exemples nous parlent. Imagine-t-on un seul instant Tycko Brahé présentant le mouvement des planètes comme une découverte danoise ? Imagine-t-on Harvey revendiquer pour l'Angleterre l'exclusivité de la circulation sanguine ? Au XVIIe siècle, un centre de recherche proto-scientifique comme la cour de Rodolphe II est une véritable tour de Babel. Et si, au XVIIIe siècle, l'on avait parlé à Frédéric II de faire de son académie de Prusse une académie prussienne, il aurait ri, lui qui avait justement vu dans le rapprochement des savoirs le catalyseur de leur expansion.
A l'éclosion de cette science européenne correspond simultanément l'apparition d'une conscience européenne - expression de ce qui est, au fond, une conscience universelle réduite aux terres connues. Je la rencontre dans ces sociétés de pensée qui fleurissent en Europe, académies, cénacles, réseaux d'esprits universels tissés autour de Peiresc ou de Ficin; plus tard, de Voltaire ; plus tard encore de Goethe. Je la retrouve en vous, membres d'un colloque où les contributions de la Fondation Botin (Espagne) rencontrent celle des fondations Cini et Compania di San Paolo (Italie). Voltaire, pour n'en choisir qu'un, m'arrête tout particulièrement. En 1755, le tremblement de terre de Lisbonne et ses 20 000 morts lui inspirent un poème pathétique, avant de lui inspirer Candide. Voltaire prend part comme personne avant lui à ce scandale que sont les souffrances d'un peuple voisin. Solidarité, fraternité, compassion transcendant les frontières : ces sentiments ont leur nouveauté au milieu du XVIIIe siècle. Nous les croyons aujourd'hui acquis, parce que nous sommes nourris par les médias d'une représentation élargie du monde. Les avons-nous véritablement intégrés ? Les vivons-nous aussi intensément que les vivait Voltaire ?
Nous y viendrons peut-être en considérant le patrimoine commun que cette Europe des savoirs nous a laissé. Musées, bibliothèques, archives en sont les monuments ; autant d'institutions qui sont inséparables des valeurs auxquelles elles sont adossées : la curiosité intellectuelle, le souci du bien commun, une confiance en l'esprit qui fonde l'exploration du monde mieux que tout providentialisme.
Mesdames et messieurs,
Il ne s'agit pas, en établissant les conditions d'une recherche européenne, de dissoudre les recherches nationales dans un espace de diffusion et de concurrence démesuré. Il s'agit de leur rendre ce cadre naturel d'expression, et à travers lui, cette prétention à l'universalisme qui fait leur grandeur.
La république des lettres a été le creuset de notre éducation politique ; l'Europe des savants et des chercheurs peut redevenir le creuset d'une conscience collective. Il a existé, riche et vigoureuse, une recherche d'avant les nations. Le temps est venu de concevoir une recherche avec et au-delà des nations.
(Source http://www.education.gouv.fr, le 26 novembre 2004)
C'est pour moi un plaisir et un honneur de participer au prologue du colloque " Science et conscience européennes " et je remercie chaleureusement Jacques Glowinski de son invitation. Un plaisir tout d'abord, car ce thème est au centre de mes préoccupations depuis mon entrée en fonctions comme ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Elles sont également celles du Président de la République ; et il recevra les conclusions de votre colloque avec, je le sais, le plus grand intérêt. Un honneur ensuite, car la qualité très remarquable des intervenants invite à attendre de ce colloque une contribution de haut niveau, sur laquelle chacun fonde de larges espoirs.
La situation de la recherche appelle de telles manifestations. De leur fertilité dépendent son dynamisme, son progrès, son avenir.
Je suis d'autant plus heureux que ces travaux se tiennent ici, en un lieu où furent posées très tôt, en termes humanistes, les fondations du débat que nous engageons ; un Collège de France en grande partie rénové ; un Collège de France qui n'a eu de cesse, au cours de ces dernières années, d'accroître son rayonnement ; un Collège de France toujours symbole international de qualité scientifique et pédagogique, où l'enseignement reste inséparable de la recherche et de la liberté d'innover.
Le colloque d'aujourd'hui, par son intitulé en forme de " clin d'il ", vise juste : il rend un sens et une actualité nouvelle à une question si souvent posée. La critique rabelaisienne du " savoir sans comprendre " ne fait plus vraiment débat. Il y a en revanche une grande utilité, et peut-être une forme d'urgence, à prendre " science " et " conscience " dans leur sens moderne, et à replacer le jeu de ces deux notions dans le contexte européen, c'est-à-dire dans un champ que ce débat nécessairement collectif n'a pas encore investi.
Il existe aujourd'hui une science en Europe et des consciences en Europe, mais peut-être pas assez de science et de consciences européennes, et moins encore d'articulation entre elles.
C'est naturellement dans le domaine de la recherche que le besoin d'une telle articulation se fait sentir. La recherche, en effet, n'est pas seulement affaire de moyens. Elle se nourrit d'intentions et d'ambitions. Elle se coordonne, et s'entretient. Elle se place au service de fins qui la dépassent. Chaque découverte nouvelle que fait la recherche peut poser à chacun d'entre nous les mêmes questions : Quel monde voulons-nous ? Qu'allons nous en faire ?
En faisant de chaque pays le co-responsable de son voisin, en créant à la fois une émulation et une solidarité des peuples européens, en inscrivant leurs efforts communs dans une concurrence mondialisée, le cadre européen amplifie ces interrogations.
J'attends de colloques, comme celui-ci, inspirés par une réflexion éthique, une partie des réponses nécessaires. Le sens de mon action, à la tête du Ministère de l'Education nationale, est d'encourager de telles initiatives et de leur apporter une résonance politique pour que les réflexions menées soient diffusées et partagées par le plus grand nombre. C'est la raison de ma présence ici.
Mesdames, Messieurs,
Il est certain que la recherche européenne connaît aujourd'hui un recul relatif. Elle est talonnée dans quelques domaines par celle de pays émergents. Elle est distancée sur de nombreux sujets par celle du Japon et des Etats-Unis.
Qu'on ne se trompe pas sur le sens de mes propos. Il ne s'agit pas ici de désigner l'ennemi, mais de rappeler qu'il n'y a plus d'autarcie possible : le monde exigeant et mobile où nous vivons fait de la compétitivité internationale la condition de notre prospérité, de notre bien-être et de notre développement.
Le Président de la République l'a rappelé à plusieurs reprises : la prospérité passée ne préjuge pas de demain ; à moyen terme, notre rang dépend du renouvellement de notre créativité. Dans cette course continue, nous sommes en passe de perdre les premiers rangs, ou plutôt, d'autres sont en train de les gagner.
A la source de leur succès, il y a un effort de recherche intense. Il est dû à un engagement volontariste des États ; mais aussi à une tradition de coordination plus étroite avec le monde de l'entreprise, et avec celui de l'université.
Cet effort de recherche est lié à un effort de développement, qui devrait en être inséparable, et que nous ne parvenons pas toujours à lui associer autant que nous le devrions.
Il aboutit à faire de ces pays des pôles d'attraction, qui, comme autant d'aimants, peuvent attirer à eux les esprits les plus brillants. Certains considèrent que cette " fuite des cerveaux " est inutilement dramatisé par le discours politique. Je ne le crois pas. Il faut être vigilant pour éviter que des étudiants et des chercheurs formés à grands frais par le système éducatif européen n'aillent alimenter loin de l'Europe une recherche qui saurait se les attacher. Inégalement lotis, tous les pays européens doivent être solidaires sur ce point.
Le vieux continent jouit d'un capital humain et intellectuel exceptionnel, qui ne demande qu'à rester européen. Nous devons le lui permettre. L'Europe dispose d'un prestige intellectuel, d'un capital symbolique qui nous a longtemps permis d'attirer à nous des chercheurs confirmés. Il faut l'entretenir.
Cet effort commence à mon sens par une mobilisation autour des universités. Elles sont les centres où la jeunesse de notre pays peut atteindre en peu d'années un niveau de qualification élevé, débouchant rapidement sur les premiers travaux de recherche. Nous disposons en elles d'un modèle européen de création, de diffusion et de perpétuation du savoir, nourri d'une expérience plusieurs fois centenaire. La diversité des universités invite à respecter les traditions nationales, tout en cristallisant une communauté scientifique. Les universités doivent donc être les premières à exercer un pouvoir d'attraction : sur la jeunesse bien sûr, mais aussi sur les chercheurs de haut niveau, qui doivent s'y voir offrir des chaires thématiques ou temporaires.
Mon premier souci a d'ailleurs été de créer des emplois universitaires orientés vers la recherche, en respectant la variété des domaines d'études, notamment celui des sciences humaines et sociales.
A travers une politique active d'échange dont la réforme LMD est le premier instrument, les universités doivent être les vecteurs, non pas d'une uniformisation, mais d'un véritable partage des savoirs. Cela passe sans doute par leur organisation en réseaux. Cela passe aussi par la contribution à leur politique d'excellence d'institutions bien distinctes ; je pense à celles qui, comme le Collège de France, disposent d'un formidable réservoir de compétences, sans avoir elles-mêmes vocation à l'enseignement de masse ; je pense aux grands organismes de recherche qui doivent s'insérer naturellement dans cette dynamique.
Cela passe enfin par le concours de l'entreprise, qui doit devenir, sans confusion, ni intrusion, acteur de la recherche. Nous savons déjà en France que l'entreprise peut être partenaire de la recherche, et mener un effort privé parallèle à l'effort public. Il nous reste à prendre l'habitude d'une imbrication plus étroite, d'une coopération naturelle. Nous savons que l'entreprise ne se borne pas à exploiter la recherche. Dans plus d'un domaine, elle la suscite par l'expression de besoins originaux ; elle l'accompagne par une énergie innovante ; elle la rend possible par un financement qui, même minoritaire, permet souvent d'atteindre un seuil critique.
Le rôle de l'Etat est de fournir dès maintenant les cadres de telles rencontres, comme il l'a fait historiquement pour les rencontres des chercheurs entre eux.
Le premier effort en ce sens a été engagé dans l'après-guerre, avec la mise en commun de quelques grands équipements, dans une logique de mutualisation des coûts. Celle-ci a porté ses fruits, puisque l'Europe est parvenue à mettre sur pied les outils d'une recherche qui dépassait et dépasse encore les moyens de ses membres pris un à un. Plusieurs de ces outils font encore l'envie de la recherche mondiale. Combien de projets auraient pu être portés sans une volonté européenne partagée ? Le CERN, les Grands observatoires et l'Agence spatiale européenne, développée à l'initiative d'un groupe d'Etats européens, sont autant de réussites que seuls nous n'aurions pu réaliser. Dans chacun de ces projets, nous avons mis en commun plus qu'un savoir-faire et qu'un financement : nous y avons versé notre quote-part de rêve et d'exaltation. Ceux d'entre vous qui y ont été associés, devenus pour quelques mois ou quelques années, citoyens du CERN, ou d'un autre de ces foyers de l'intelligence - ne l'ont pas oublié. C'est cette énergie, parfois cette ivresse de l'investigation en commun qui a porté nos premiers projets, et que nous devrons savoir insuffler aux prochains.
Nous avons su répondre aux défis de l'histoire ; d'abord, en élaborant des projets de recherche communs ; ensuite en les axant pour partie vers la mise en uvre industrielle.
Aujourd'hui, c'est la Commission européenne qui établit tous les quatre ans le PCRD [Plan Cadre de Recherche et Développement]. En dépit de ses imperfections, de sa complexité, il constitue d'ores et déjà un outil puissant, doté de crédits considérables. Ceux-ci, vous le savez, sont incitatifs. Suite à l'appel d'offres passé par la commission, ils sont attribués aux équipes candidates en fonction de leur projet. Ils ne sont pas automatiquement reconduits.
En France, la part de ces crédits incitatifs est marginale par rapport à celle des crédits récurrents. Il est d'ailleurs possible que la puissance publique, en garantissant ainsi la stabilité de la recherche, ait desservi sa véritable indépendance. Nous vivons encore sous un régime lourdement institutionnalisé, qui a longtemps privilégié une logique de continuité, sans toujours se rendre compte de ce qu'elle lui coûtait, en termes de renouvellement, d'adaptation, de dynamisme.
Il ne s'agit pas - bien au contraire - d'installer la recherche dans la précarité ; mais de la rappeler à un fait : la subvention publique comme la subvention privée se justifient par des résultats - publications, applications, brevets - quitte à réorienter une recherche moins productive vers d'autres voies. De même, l'effort public en faveur de l'enseignement des sciences se justifie par une performance réelle du système éducatif - l'obtention effective d'un niveau élevé de compétence scientifique. Résultats et performance relèvent d'une évaluation vigilante.
Cette dernière a également le mérite de nous rappeler qu'il n'existe pas une mais des recherches, leurs asymétries relevant sans doute de traitements plus différenciés. Nous devons apprendre, par exemple, à distinguer un domaine de pointe, comme la recherche spatiale, d'un secteur tout aussi stratégique et plus fragile, comme les sciences du vivant.
Ceci pour aboutir à une première suggestion : je crois que l'entrée dans l'Europe de la recherche demande de chacun, et tout d'abord de la France, l'adoption d'une culture du résultat, d'une culture d'évaluation, d'une culture incitative ; assortie d'une participation plus mobilisatrice et plus pugnace à ces appels d'offre qui sont aujourd'hui le cadre européen de la recherche.
L'impulsion européenne ne doit toutefois pas devenir une impulsion à sens unique. Le PCRD, on l'a vu, fait suite à l'établissement d'un projet commun. Il présente l'inconvénient de ne laisser qu'une part marginale aux " projets blancs ", conçus sur l'initiative des équipes de recherche. Le modèle français se révèle à cet égard d'une plus grande ouverture, offrant à des équipes de pointe une autonomie appréciable. Et je formerai ici un second souhait : que le modèle français, plus respectueux des surprises et des spontanéités de la recherche, soit, dans la mesure du possible, acclimaté par la Commission.
Bien entendu, la difficulté consiste à inscrire ce mode de financement plus réactif dans les durées qui nous occupent, c'est-à-dire le moyen et le long terme. Comment en garantir la cohérence ? Comment en prévenir les revirements ? La solution réside selon moi dans un véritable développement de la prospective en matière de recherche. Gérer le temps présent ne suffit plus. Dans notre monde changeant, il nous faut apprendre à voir et à vouloir loin.
Mesdames, Messieurs,
Mon propos a porté jusqu'ici sur la science. Si j'en viens maintenant à ses rapports avec la conscience, ce n'est pas effet de symétrie ou de rhétorique, mais parce que le premier apport de ce colloque est de nous rappeler qu'elles vont de pair.
De la conscience, je vous proposerai d'abord une définition simple : le fait de se savoir exister.
Nous savons que l'Europe existe, mais en sommes-nous vraiment conscients ? !
La science européenne peut-elle nous éveiller à ce destin commun ? C'est la communauté scientifique qui la première a fédéré une ambition transnationale. J'y reviendrai. Les scientifiques peuvent-ils maintenant constituer l'avant-garde d'un peuple européen ? Saurons-nous trouver dans le cosmopolitisme de la communauté scientifique, et dans son aptitude à transcender les frontières de langue ou de territoire, un modèle social pour demain ?
Faut-il, inversement, que les scientifiques soient animés d'une conscience, et même de convictions européennes pour collaborer efficacement ?
Indéniablement, il y a dans ces questions un retour du politique. Car c'est le rôle du politique, que d'articuler les aspirations de la communauté scientifique avec un projet social plus large.
C'est pourquoi j'en viens maintenant à une définition plus complexe de la conscience, comme instance de responsabilité et d'arbitrages moraux.
Il va de soi que si la conscience morale doit intervenir dans le domaine des sciences, ce ne sera pas pour les brider ou pour les censurer, mais seulement pour veiller à leur insertion satisfaisante dans une communauté humaine, avec ses besoins et ses craintes. La préoccupation éthique va de pair avec le progrès, l'accompagne et le fortifie, notamment pour les sciences du vivant.
Pourtant, de plus en plus souvent, la recherche, en raison même de son succès, inquiète. Parce qu'elle touche à des domaines qui saisissent l'imagination - c'est le cas du nucléaire, de la génétique, de l'évolution du climat.
Je reste pour ma part convaincu que la science a généreusement servi notre bien-être et continue de le faire. En nous offrant à la fois la santé et la longévité, en permettant le développement des communications et de l'information, en nous donnant les moyens d'une production de masse plus ambitieuse et plus maîtrisée, elle a uvré pour le meilleur ; et je n'ai aucune hésitation à placer la science au service de l'homme. Le rappeler publiquement est la première manière de la soutenir. La science mérite de reconquérir les curs.
Est-ce dans le cadre européen qu'elle retrouvera une image moins dominatrice ? Saurons-nous en valoriser ensemble les réussites ? Quelles valeurs morales lui donnerons-nous pour guide ou pour inspiration ? Qui, à l'échelon européen, établira la liste de ces valeurs et qui en garantira le respect ?
Je me présente ici avec plus de questions que de certitudes car, à l'évidences, les réponses ne viendront pas d'un seul coup, mais de plusieurs sources.
Sans aucun doute émaneront-elle des politiques et des scientifiques eux-mêmes.
Sans doute aussi de comités déontologiques, d'instances de réflexion, d'autorités morales qui apporteront leurs contributions à notre recherche de sens.
Sans doute enfin de colloques comme le vôtre, c'est-à-dire d'une recherche que je n'ai pas suffisamment évoquée jusqu'ici, la recherche en sciences humaines.
L'histoire plus particulièrement, je le crois, nous apporte plus que des connaissances ; plus qu'un simple recul ; plus qu'une simple mise en perspective de nos efforts passés. Ce que l'histoire apporte à la conception européenne de la recherche, c'est un encouragement considérable, à travers un rappel frappant : la recherche et la science ont été européennes avant d'être nationales.
Comment observer les premières découvertes de la science moderne, à partir des années 1550, sans être frappé par la facilité, par la rapidité, par l'évidence de leur diffusion dans la sphère européenne ?
La recherche n'est pas, à cette époque, autre chose qu'une immense et permanente correspondance.
Ce partage de certains universels est, indépendamment de notre héritage chrétien, le premier ciment de notre solidarité continentale.
Quelques exemples nous parlent. Imagine-t-on un seul instant Tycko Brahé présentant le mouvement des planètes comme une découverte danoise ? Imagine-t-on Harvey revendiquer pour l'Angleterre l'exclusivité de la circulation sanguine ? Au XVIIe siècle, un centre de recherche proto-scientifique comme la cour de Rodolphe II est une véritable tour de Babel. Et si, au XVIIIe siècle, l'on avait parlé à Frédéric II de faire de son académie de Prusse une académie prussienne, il aurait ri, lui qui avait justement vu dans le rapprochement des savoirs le catalyseur de leur expansion.
A l'éclosion de cette science européenne correspond simultanément l'apparition d'une conscience européenne - expression de ce qui est, au fond, une conscience universelle réduite aux terres connues. Je la rencontre dans ces sociétés de pensée qui fleurissent en Europe, académies, cénacles, réseaux d'esprits universels tissés autour de Peiresc ou de Ficin; plus tard, de Voltaire ; plus tard encore de Goethe. Je la retrouve en vous, membres d'un colloque où les contributions de la Fondation Botin (Espagne) rencontrent celle des fondations Cini et Compania di San Paolo (Italie). Voltaire, pour n'en choisir qu'un, m'arrête tout particulièrement. En 1755, le tremblement de terre de Lisbonne et ses 20 000 morts lui inspirent un poème pathétique, avant de lui inspirer Candide. Voltaire prend part comme personne avant lui à ce scandale que sont les souffrances d'un peuple voisin. Solidarité, fraternité, compassion transcendant les frontières : ces sentiments ont leur nouveauté au milieu du XVIIIe siècle. Nous les croyons aujourd'hui acquis, parce que nous sommes nourris par les médias d'une représentation élargie du monde. Les avons-nous véritablement intégrés ? Les vivons-nous aussi intensément que les vivait Voltaire ?
Nous y viendrons peut-être en considérant le patrimoine commun que cette Europe des savoirs nous a laissé. Musées, bibliothèques, archives en sont les monuments ; autant d'institutions qui sont inséparables des valeurs auxquelles elles sont adossées : la curiosité intellectuelle, le souci du bien commun, une confiance en l'esprit qui fonde l'exploration du monde mieux que tout providentialisme.
Mesdames et messieurs,
Il ne s'agit pas, en établissant les conditions d'une recherche européenne, de dissoudre les recherches nationales dans un espace de diffusion et de concurrence démesuré. Il s'agit de leur rendre ce cadre naturel d'expression, et à travers lui, cette prétention à l'universalisme qui fait leur grandeur.
La république des lettres a été le creuset de notre éducation politique ; l'Europe des savants et des chercheurs peut redevenir le creuset d'une conscience collective. Il a existé, riche et vigoureuse, une recherche d'avant les nations. Le temps est venu de concevoir une recherche avec et au-delà des nations.
(Source http://www.education.gouv.fr, le 26 novembre 2004)