Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à "France-Inter" le 25 février 2005, sur l'affaire de l'appartement de fonction du ministre de l'économie et sur la situation au Darfour (Soudan).

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- "Gaymard sur un siège éjectable" ; "Gaymard, le tour du proprio" ; "Gaymard isolé". Voilà quelques titres dans vos quotidiens ce matin. Le ministre de l'Economie va donc s'exprimer avant la fin de la semaine sur cet appartement de fonction de 600 m2 qu'il voulait occuper aux frais de l'Etat. Une question très directe : selon vous, H. Gaymard doit-il démissionner ?
R- Ce qui est en train de se décider appartient au ministre de l'Economie et au Premier ministre, et il ne m'appartient pas à moi d'indiquer la direction. Vous voyez très bien qu'il y a un scénario inéluctable qui est en train de se dérouler sous nos yeux, mais qui n'est pour moi que la partie émergée, apparente de l'iceberg. La vraie question est : qu'est-ce qui fait que, la démocratie française va ainsi d'accidents et de scandales en scandales ? Que les Français découvrent éberlués, des attitudes politiques qui ne ressemblent à ce qu'on leur dit, ni à ce qu'ils imaginent, ni à ce qu'ils voudraient ? Et pourquoi est-ce que la France est le seul pays en Europe, en tout cas, dans le monde développé, qui se trouve avec de telles pratiques ?
Q- F. Bayrou, pardonnez-moi, mais là, vous bottez en touche ?
Non, je ne "botte pas en touche"...
Q- Vous êtes un homme politique expérimenté. Je vous repose la question : selon vous, estimez-vous que M. Gaymard est aujourd'hui obligé de démissionner ou qu'il doit combattre, s'expliquer, et rester à son poste ?
R- Vous venez d'annoncer une déclaration, vous voyez bien dans quel sens tout cela va. Le Premier ministre a parlé hier. Pour moi, je vous l'ai dit : c'est un scénario qui va évidemment déboucher sur des décisions. Mais ce n'est pas mon affaire...
Q- Lesquelles ?
R- Vous le savez bien ! Ne posez pas de questions alors que vous savez la réponse et moi aussi. Je ne veux pas participer à la chasse à l'homme, voilà, c'est tout ! Mais je veux en revanche participer à la réflexion sur le fait que, notre pays se trouve avec des pratiques politiques, des pratiques du pouvoir, qui sont, quels que soient les pouvoirs je vous le rappelle, d'un bord ou de l'autre, qui ne sont pas acceptables, et qui ne sont acceptées dans aucune démocratie dans le monde. Alors, la décision que M. Gaymard va prendre, et que tout le monde pressent, est une chose. Mais la réflexion sur la manière dont nous devons changer profondément l'organisation, les règles, les lois et la pratique du pouvoir, c'est autre chose qui est bien plus important, me semble-t-il.
Q- F. Bayrou, quelle décision pressentez-vous de la part d'H. Gaymard ?
R- Vous voyez bien. Tout ceci arrive en bout de course. Voilà, c'est comme cela. Et je ne souhaite pas en rajouter, parce que je n'aime quand la meute est contre un seul homme. Ce n'est pas ma manière d'être. Mais des erreurs ont été faites, graves, des pratiques ont été entretenues, des facilités ont été prises, qui ne devraient pas pouvoir l'être en démocratie. La démocratie est un régime, une manière de vivre ensemble, dans laquelle on fait en sorte que le pouvoir ne puisse pas être absolu. Parce que l'on sait, tout le monde sait que le pouvoir absolu se trompe absolument, que le pouvoir absolu corrompt absolument.
Q- Donc, si je vous comprends bien, M. Gaymard est discrédité ?
R- En tout cas, sa fonction est très difficile à assumer avec ce qui est arrivé, vous le savez bien. Sa crédibilité, en tout cas, sa tranquillité d'esprit et son image sont, en effet, atteintes aujourd'hui.
Q- L'argument qu'il a développé à la télévision à propos de cet appartement de 600 mètres carrés, lorsqu'il a dit : "Si j'avais su le loyer, je n'aurais pas pris cet appartement", n'est-il pas un peu étonnant ? 600 m2 dans le 8ème arrondissement à Paris, on peut imaginer, sans être un spécialiste, que le loyer va atteindre 14 000 euros ! Ce sont les prix du marché, on n'a pas besoin d'avoir une grande discussion avec un agent immobilier !
R- Oui, mais la question est : pourquoi est-ce qu'un ministre de l'Economie est obligé d'aller chercher un appartement dans un des quartiers les plus chics de Paris ? Pourquoi est-ce que, simplement, il ne peut pas loger dans son ministère ? Et la réponse est : parce qu'il y a 43 ministres au Gouvernement, et qu'il n'y a pas autant de logements de fonction, ils sont donc obligés d'en louer à l'extérieur. Et ainsi, le fait que l'on ne soit pas raisonnable dans la composition d'un gouvernement, entraîne un certain nombre de pratiques et de facilités qui sont, en effet, extrêmement choquantes, et à mes yeux, insupportables pour quelque démocratie que ce soit. Mais la France n'a pas les règles que les autres ont. Tant que l'on n'aura pas cette refondation de la démocratie nécessaire, on aura ce type d'accident. Mais peut-être pourrions-nous parler du Darfour, parce que c'est tout de même beaucoup plus important...
Q- Quand vous étiez ministre de l'Education, vous n'avez pas, à cette époque-là, souhaité des changements dans le domaine du fonctionnement des logements pour les ministres...
R- Non, mais je n'ai jamais logé à l'extérieur.
Q- Supposons que H. Gaymard vous écoute actuellement, quel conseil pourriez-vous lui donner ?
R- De s'exprimer, de s'expliquer clairement et d'essayer d'assumer la transparence la plus grande, parce qu'il n'y a pas d'autre issue.
Q- Vous venez d'effectuer un voyage de trois jours au Soudan, au Darfour. Qu'avez-vous vu là-bas ? Quelle est la situation dans ce
pays africain ?
R- Le secrétaire général de l'ONU, monsieur K. Annan a dit ceci : "c'est l'enfer sur la terre". Et c'est cela, qui, à mon avis doit dominer chaque fois que l'on voit ce qui se passe au Darfour. L'enfer sur la terre : il y a 2 millions de personnes sur 6 millions, dans un pays grand comme la France, c'est-à-dire un tiers de la population, peut-être 40 %, qui sont morts pour 100 000 d'entre eux, qui sont jetés sur les routes par une vague de terreur de milices qui viennent, avec l'appui de l'armée quelques fois, qui viennent brûler les villages, voler les troupeaux, violer et tuer. Et les gens s'en vont : deux millions de personnes ont quitté leur village et continuent à le faire tous les jours. J'ai visité les camps du Darfour : sur le sable, dans des huttes de branchages, avec rien, le dénuement le plus absolu, dans le plus grand camp où je suis allé, il y a un an, il y avait dans ces conditions d'abandon et de misère 15 000 personnes. Aujourd'hui, douze mois après, il y en a 145 000. L'humanité ne peut pas accepter sans rien faire que cette tragédie, l'enfer sur la terre, se déroule comme ça, sous nos yeux. Et donc, il y a, à mon sens, deux choses à faire : on vient d'avoir un mouvement de solidarité extraordinaire pour le tsunami ; ce qui se passe au Darfour, hélas, est plus grave que le tsunami. Il faut un mouvement de solidarité du même ordre international, et qui atteigne l'opinion publique pour qu'on ne laisse pas ces gens dans le drame qu'ils sont en train de vivre, alors qu'arrive la saison des pluies. Deuxièmement, il faut prendre conscience qu'il n'y a qu'une chose qui puisse ramener ces gens chez eux, c'est le sentiment de sécurité, s'ils peuvent rentrer dans leur village, sans avoir peur d'être tués, assassinés, brûlés, violés par les milices qui les menacent. Eh bien, pour ce sentiment de sécurité, il y a trois choses à faire qui sont très simples : interdire à des avions et à des hélicoptères de voler, sauf ceux de l'humanitaire, parce qu'ils ont peur des mitraillages et des bombardements. Deuxièmement, il faut renforcer la présence militaire internationale africaine. Dans un pays grand comme la France, il y a pour l'instant 2 000 soldats ; il en faut au moins entre 8 et 10 000. Et troisièmement, il faut leur permettre d'avoir une police à eux, de manière qu'ils retrouvent la confiance dans le minimum de sécurité qui fait que l'on peut vivre dans ses champs et dans ses maisons.
(Source : premier-ministre, Servic e d'information du gouvernement, le 1er mars 2005)