Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Julien Cain aurait-il été heureux que l'on donnât, dans cette Grande Bibliothèque qu'il n'a jamais connu, son nom à une allée ? On peut soupçonner que sa modestie eût trouvé à redire à une référence aussi pleine et entière à sa personne en ce lieu. Mais lui, dont la vie a été un mouvement continu, un voyage parfait, un trajet juste, un parcours magnifiquement cohérent, une marche régulière, obstinée et ardente sur un chemin constamment bordé, jalonné, recouvert de livres, il est heureux aujourd'hui, je crois, de nous montrer la voie. Inscrire son nom ici, sur le site de Tolbiac, c'est rendre enfin visible le lien entre le passé et le présent, entre les livres de là-bas (Richelieu) et ceux d'ici (Tolbiac).
Ces livres que Julien Cain aimait tant, pour lesquels il a tant fait, comme si la Bibliothèque nationale avait été le lieu évident où ils devaient aboutir, une maison idéale, sa propre maison. Une maison qu'il parcourait, qu'il faisait découvrir comme un hôte passionné et sourcilleux, infiniment discret et attentif, courtois et sûr, et qu'il a veillé à étendre, à embellir, à remanier. Cette maison qui n'était jamais assez belle, ni assez vaste, pour le peuple des livres, ce peuple entier qui grandissait, de jour en jour, auquel il fallait donner, quelle que soit leur époque, leur origine, leur teneur, de plus en plus de place, qu'il fallait protéger aussi contre l'outrage des ans, aider à aller vers les temps modernes.
Cette modernisation qu'il avait entreprise, à la mesure de l'époque, sans coup d'éclat, sans spectacle, avec le seul souci de progrès, tout en maintenant cette sorte de lumière, singulière, qui n'appartenait qu'à la Bibliothèque nationale, propre au secret, au rêve, à la réflexion. Il a su transformer de l'intérieur, avec l'aide de son complice l'architecte Michel Roux-Spitz, la bibliothèque de la rue de Richelieu en lui donnant l'ampleur interne, une lumière venu du dedans, mobilisant tout ce que le moderne pouvait comporter de mesure et de raison. Pas de geste architectural, ni d'ambition faustienne de l'insaisissable perfection de la technique. Le seul horizon, la seule limite au travail, pendant ces trente années, fut de repousser sans cesse les limites invisibles de la Bibliothèque nationale. Il aimait ce qu'était, ce que représentait une bibliothèque, c'est-à-dire, selon lui, le musée de la pensée, celui qui abrite les plus hautes oeuvres de l'esprit, qui a une fonction culturelle et intellectuelle éminente ; un musée qui n'était jamais fermé, ni replié sur lui-même, car Julien Cain s'est efforcé de faire bénéficier des ressources de son établissement l'ensemble des bibliothèques françaises.
Concentrant les pouvoirs, il fut un extraordinaire précurseur, car il a pressenti et préfiguré, par ses initiatives, l'action territoriale de la BN, cette action qui est une priorité absolue de mon ministère. Il a, en quelque sorte, accompli d'avance, et sans en tirer la moindre gloire, tout ce que le ministère de la culture, avant même d'exister, tout ce que la direction du Livre et de la Lecture, avant même d'apparaître, allaient se donner comme mission : irriguer toutes les régions françaises, comme cela fut enfin rendu possible, plus tard, par les lois de décentralisation.
Oui, les livres ont été la patrie de Julien Cain, une patrie qui, grâce à lui, a acquis son plus haut degré de rayonnement. Vous avez rappelé, cher Jean-Noël Jeanneney, son action dans tous les domaines, et notamment au service de la conservation, la valorisation, la création de services spécialisés par langues ou par sujets.
Oui, il a fait énormément pour l'institution de la bibliothèque, pour l'univers des bibliothèques, pour la lecture publique, pour les lecteurs que nous sommes. C'était un homme des lumières, qui vivait dans un grand cercle de culture, qui a noué des relations d'amitié avec des artistes, les plus considérables de son temps, qui ne cherchait lui-même qu'à s'enrichir spirituellement, voulait aller toujours plus loin, plus haut, dans " la formation de l'esprit", ainsi que le souhaitait Paul Valéry, son ami auquel il a consacré des pages merveilleuses de clarté et de finesse ; la conversation, le dialogue étaient alors un moyen, une manière de se grandir. Julien Cain alliait la puissance intellectuelle, une concentration admirable, une vision réfléchie, à l'action, au goût de l'immédiat, à l'instinct de l'avenir, à la volonté de dévouement instantané, au désir de se consacrer entièrement au bien public, à la diffusion de la culture.
Et dans sa longue carrière, toute entière attachée à la rue de Richelieu, ce furent sans doute les années de l'absence, paradoxalement celles où il fut tout d'abord tenu à distance, puis déporté, qui furent les plus importantes à mes yeux. En effet, soixante ans après la libération des camps de la mort, les heures, les jours, les mois qui s'écoulèrent de 1941 à 1945 pour Julien Cain en déportation rehaussent l'avant comme l'après, ils font apparaître le caractère si précieux et si fragile des valeurs de culture, d'humanité et de tolérance, dont il est aujourd'hui pour nous le symbole. Les camps sont la négation absolue de la culture et des valeurs dont les bibliothèques sont porteuses, aujourd'hui plus que jamais. Ainsi, la plongée individuelle dans l'innommable d'un seul homme a fécondé pour des générations une certaine idée de la culture et de l'homme. Peut-être était-ce cet amour des livres, qui lui a permis d'affronter l'abîme, peut-être était-ce parce qu'il avait gravé de ses pauvres mains, au revers de sa gamelle, ces deux lettres "BN", avec la pointe d'un couteau, qu'il a traversé les enfers, à Buchenwald, c'était ce signe infime inscrit sur une courbe de fer, c'était cette flamme vacillante qui le faisait tenir, cette vision, ce serment qu'il s'était fait de revoir l'allée des livres qui lui apparaissait au coeur de la nuit la plus noire ; il l'a revue enfin, rescapé, si faible, à la fin de la guerre, mais sans colère, sans haine, simplement heureux de les retrouver, intacts, présents comme s'ils restaient les seules preuves de la dignité humaine, capables de résister à tous les autodafés, de survivre à toutes les tyrannies, ces livres, qui semblaient l'attendre déjà, et l'accompagnent aujourd'hui, ces livres qui reconnaissent ceux qui les aiment depuis toujours, pour leur murmurer leur reconnaissance, emplis du sens qu'il leur donnait, du temps qu'il leur consacrait, de la vie qu'il leur prêtait et qui s'est confondue, jusqu'au bout, avec la sienne. C'était un homme d'initiative, d'innovation et, en même temps, d'enracinement profond dans la tradition incarnée par la BN. Il y avait une hauteur - au sens le plus noble du terme - de Julien Cain ; et c'est cette hauteur, cette élévation, qui lui a permis de dépasser tous les antagonismes, tous les conflits entre les Anciens et les Modernes, qui fait de lui un modèle, un exemple intellectuel et humain que nous continuons à admirer, à aimer. Et qui nous inspire tous aujourd'hui. Il était ouvert à la modernité, mais étranger aux chimères du modernisme. Nous inaugurons l'allée Julien Cain.
Alors, mes chers amis, entrons, pas à pas, dans son sillage ; persistons dans son chemin, vers le savoir, la liberté, la lumière.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 24 février 2005)