Texte intégral
Avant de faire le point sur les événements qui se sont déroulés en Bosnie dans les dix derniers jours et sur les initiatives de la France, je tiens à dire, avec toute la force de ma conviction, que notre devoir comme notre intérêt y exigeaient notre présence. Comment aurions-nous pu laisser au coeur du continent, à une centaine de kilomètres des frontières de l'Union, un conflit dont chacun voyait les risques de propagation dans les Balkans, avec la déstabilisation qui pouvait s'ensuivre ? Et comment aurions-nous pu, vis-à-vis de nous-mêmes comme de l'opinion publique, nous voiler la face devant ce qu'impliquait l'affreux mot de "nettoyage ethnique" : les massacres de civils, les camps, les crimes de guerre, les violations des droits des hommes et des femmes ?
La non-intervention eût été une lâcheté, et, pour l'Union européenne, une sorte de tache originelle. Aussi la communauté internationale et l'Union européenne sont-elles intervenues, la France en tête, qui, depuis le début, a fourni le plus de casques bleus. Nous sommes intervenus, mais nous ne sommes pas partis en guerre, malgré certains appels et malgré certaines ambiguïtés. Les casques bleus ont reçu pour seules missions d'aider les populations et de s'interposer entre les belligérants. Depuis deux ans ils s'en acquittent avec courage, et, hélas ! au prix du sacrifice de 39 jeunes gens ; et, même si cette déclaration peut sembler provocante, je dirais qu'ils y sont parvenus.
Nous voyons ce qui se passait quotidiennement en 1992 et 1993, avant cette intervention ; nous connaissions les dangers de contagion au Kosovo, en Macédoine. L'intervention a permis de maintenir, si ténu soit-il, le fil de la négociation ; elle a évité, je l'ai dit déjà à votre assemblée et à votre commission des Affaires étrangères, que la guerre n'embrasât toute la région.
J'en viens aux événements des deux dernières semaines : permettent-ils de parier encore sur les chances de la paix ? Peut-on encore tenir cette ligne ?
L'heure n'est-elle pas venue de mettre radicalement en question les efforts déployés depuis près de trois ans par la communauté internationale - qui est un peu sans visage, il faut bien le dire ! La France n'a pas ménagé ses efforts pour sortir de la situation dramatique dont je vous avais exposé la genèse. Le Président de la République a, à deux reprises, été en contact avec le Président de Serbie pour que ce dernier obtienne des dirigeants de Pale la libération de tous les otages, et deux cent vingt-huit casques bleus, dont quatre-vingt-quinze Français, ont ainsi recouvré la liberté, en deux vagues. Je partage la joie qu'ils éprouvent avec leur famille et leurs camarades ; mais je n'oublie pas les deux cent trente-cinq casques bleus, dont soixante-treize Français, qui restent aux mains des Serbes, soit comme otages, soit en étant encerclés.
Après la mise en garde très ferme adressée aux dirigeants de Pale, il a été mis un terme au traitement humiliant qui avait révolté la conscience mondiale. D'après les témoignages de ceux qui ont été libérés, les casques bleus prisonniers qui sont encerclés demeurent en contact permanent avec nos forces. Cette situation est néanmoins inacceptable. Notre premier objectif est d'obtenir la libération complète, immédiate, et sans condition, de tous les otages restants.
Comme le Président de la République l'a rappelé, les dirigeants serbes de Bosnie seront tenus directement et personnellement responsables du sort de chacun des otages, qu'ils soient Français ou non. Cette mise en garde n'est pas un vain mot. Je leur renouvelle mon appel solennel pour qu'ils prennent conscience de l'impasse où les conduit un comportement qui bafoue toutes les lois internationales et qui leur interdira de réintégrer la communauté internationale où ils veulent trouver leur place. Comment pourraient-ils être reconnus comme les interlocuteurs d'un règlement pacifique, alors qu'ils se mettent eux-mêmes au ban des nations ?
Nous avons entendu certains de leurs responsables se déclarer prêts à négocier sur la base du plan de paix que nous avons élaboré. Mais comment de telles intentions pourraient elles se concrétiser alors que des dizaines d'otages continuent d'être détenus et que les bombardements contre la population civile se poursuivent ?
Nous utiliserons tous les moyens de pression directs ou indirects dont nous disposons pour hâter le dénouement de ce drame. Il ne saurait être question de négocier des conditions de quelque nature que ce soit. C'est une libération sans conditions et sans délai, je le répète, que nous exigeons.
Deuxième objectif : relancer la négociation entre les belligérants.
Comme vous le savez, le médiateur européen, David Owen vient de confirmer au Président de la République, en sa qualité de Président de la Communauté européenne, l'intention de démissionner dont il avait déjà fait part à son prédécesseur. J'aurai l'occasion de dire personnellement à Lord Owen notre reconnaissance pour le travail remarquable qu'il a accompli pendant ces deux dernières années et auquel les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne ne manqueront pas de rendre l'hommage qu'il mérite.
Il appartient maintenant à la Présidence de l'Union, c'est-à-dire à la France, de désigner celui qui lui succédera comme co-président de la Conférence internationale sur l'ex- Yougoslavie. Le Président de la République française proposera à ses collègues une personnalité dont l'impartialité et l'autorité politique seront incontestables. Je souhaite vivement que nos partenaires américains et russes, qui sont informés de nos intentions, sachent que ce nouveau représentant de l'Union européenne aura à coeur de s'appuyer sur les travaux du Groupe de contact, qui réunit, vous le savez, les Etats-Unis, la Russie, la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, et, chaque fois qu'il sera mandaté pour le faire, de parler au nom de toutes les grandes puissances.
La négociation qui pourrait s'engager dès lors que tous les otages seront libérés - ce qui constitue, je le redis, un préalable absolu - a une base : le plan du Groupe de contact, tel qu'il a été complété et présenté aux parties en décembre dernier. En l'état, ce plan comporte une carte que les parties pourront modifier par accord mutuel ; il affirme aussi l'égalité des droits de la communauté serbe de Bosnie et ceux de la fédération croato-musulmane, y compris leurs droits à établir des relations privilégiées avec l'Etat voisin de leur choix, dans le cadre d'une union décentralisée, comme cela a été reconnu par la fédération croato-musulmane de Bosnie avec la Croatie ; il garantit enfin que le retrait sur les lignes agréées n'interviendra que du jour où les Serbes de Bosnie et les autorités de Sarajevo seront parvenus à un accord définitif sur la délimitation territoriale et les arrangements constitutionnels.
Voilà quelle doit être la base de discussion, une fois les otages libérés. S'agissant de la Croatie, où la tension s'est accrue depuis quelque temps, une base de négociation existe également, avec le projet élaboré l'année dernière qui prévoit un statut de très large autonomie politique pour les zones à majorité serbe. J'en appelle aux belligérants pour que s'arrête le cycle sans fin des provocations et des réactions surdimensionnées que nous connaissons depuis quatre ans.
C'est avec une vive préoccupation que j'ai appris que les forces croates de Bosnie avaient lancé une offensive en direction de la Krajina. Il semble que cette opération ait cessé.
J'appelle tous les protagonistes à plus de retenue !
Une fois les otages libérés et le cessez-le-feu respecté durant une période significative, le médiateur pourra reprendre son travail. En troisième lieu, il s'agit de renforcer la FORPRONU. Je l'avais demandé dès la fin de l'année 1994 et le ministre de la Défense de l'époque s'était rendu personnellement à Washington pour obtenir des progrès du côté américain. Au début d'avril de cette année, à l'initiative de la France s'est tenue une nouvelle réunion du Conseil de sécurité qui a prévu le renforcement des forces des Nations unies sur le terrain et demandé au Secrétaire général de l'ONU de faire des propositions en ce sens. Hélas, cette délibération est restée lettre morte.
Aujourd'hui, la FORPRONU est trop vulnérable parce que trop éparpillée et dispose de moyens insuffisants pour se faire respecter. C'est un cercle vicieux : il n'est pas possible de réagir par des frappes aériennes car nos soldats sont sur le terrain, et on ne peut les retirer car ils sont vulnérables.
La FORPRONU ne peut dès lors remplir sa mission qui est de défendre la population civile alors que les forces bosniaques lancent des offensives contre les Serbes et que ceux-ci répliquent par des bombardements de terreur : si la FORPRONU réagit, des soldats sont autant d'otages, j'allais dire : potentiels - hélas, réels !
Il est donc impératif, une fois la libération des otages obtenue et dans un contexte de négociation diplomatique, que la FORPRONU, comme nous le réclamons, regroupe ses forces sur le terrain, notamment en fermant les sites de regroupement d'armes lourdes dans la zone de Sarajevo : les armes serbes et bosniaques doivent être retirées de la zone d'exclusion définie par une résolution du Conseil de sécurité en février 1994.
A l'initiative de la France et en vue de renforcer la FORPRONU, les ministres de la Défense des pays contributeurs de troupes de l'Union européenne et de l'Alliance atlantique se sont réunis samedi dernier à Paris. Cette réunion a été un succès. Un certain nombre de décisions ont été prises, dans le sens que nous demandions, en particulier la création d'une force d'action rapide qui sera constituée de soldats français, britanniques et néerlandais. Il ne doit pas s'agir d'un voeu pieux ; cette force sera opérationnelle sur le terrain. Ce sera une brigade dotée d'un commandant français avec un adjoint britannique ; elle ne portera pas les couleurs des casques bleus afin de démontrer le caractère novateur de son action, encore qu'elle ne soit pas destinée à mener des opérations offensives en Bosnie. Des discussions ont lieu à New York aujourd'hui pour définir précisément l'articulation entre les troupes et l'ensemble du dispositif des Nations unies afin que soient coordonnées toute initiative et toute intervention.
Obtenir la libération immédiate des otages, reprendre les négociations engagées sur la base des propositions du Groupe de contact, avec un nouveau médiateur, obtenir un moratoire des activités militaires, faire que les casques bleus soient enfin respectés, tels sont les axes que le Président de la République a fixés pour l'action de notre pays.
Cette attitude nouvelle, faite de fermeté, a permis d'infléchir le cours des choses depuis une quinzaine de jours.
Je ne saurais conclure sans une pensée pour nos soldats, et d'abord pour ceux qui ont payé de leur vie leur mission, leurs familles qui ont fait preuve d'une grande dignité ; pour ceux qui sont encore sur le terrain, les uns encerclés en otages, et les autres qui assurent leur mission dans des conditions extrêmement difficiles.
La France ne restera en Bosnie que si ses soldats peuvent y conserver leur fierté et leur honneur qui ont été, hélas, bafoués, ces derniers jours. Grâce à la détermination du Président de la République, nous sommes sur la bonne voie. Nos hommes ont besoin de l'appui unanime de la nation, et je suis sûr qu'ils peuvent compter sur vous.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2002)