Déclaration de M. Serge Lepeltier, ministre de l'écologie et du développement durable, sur l'évaluation des coûts de l'inaction en matière d'environnement et sur la nécessité d'instruments incitatifs adéquats pour la politique de l'environnement, Paris le 14 avril 2005.

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Circonstance : Session spéciale de l'OCDE sur le coût de l'inaction environnementale, à Paris le 14 avril 2005

Texte intégral

En avril 2004, la réunion du Comité des Politiques d'Environnement de l'OCDE au niveau ministériel demandait à l'Organisation d'engager des travaux d'évaluation des coûts induits par l'inaction face aux problèmes environnementaux. Cette évaluation est bien entendu nécessaire pour alimenter les débats nationaux sur les politiques à mettre en oeuvre. J'ai plaisir, un an plus tard, à introduire ici vos débats, comme représentant de ce collège des Ministres de l'Environnement et bien sûr comme Ministre responsable de ces sujets dans mon pays, la France.
Nous avons tous conscience des difficultés pour mettre en place des politiques environnementales ambitieuses face à des arguments économiques classiques comme la perte de compétitivité de nos entreprises et ses conséquences cruelles en perte d'emplois à court terme. Pourtant, nous savons tous qu'il est possible et même souhaitable pour l'économie et la société, de prendre en compte l'environnement, et que la valorisation économique de l'environnement est le moyen nécessaire pour ce faire.
Lorsqu'on élabore une politique de protection de l'environnement, très rapidement, les acteurs qui vont subir les coûts de sa mise en place alertent sur ces coûts d'action et les conséquences qu'ils en déduisent. Il est important de connaître ces coûts, et de savoir quels acteurs pourraient être lésés afin de mettre en place les politiques de redistribution ou de transition nécessaires.
Mais d'un autre côté, il est essentiel de connaître les coûts de la dégradation de l'environnement qu'entraîne une politique de laisser-faire. Le problème vient de ce que très souvent, on manque de données incontestées sur les coûts des dommages qui sont en train d'être infligés à la société dans son ensemble, par le biais de l'environnement.
Or, comment ne pas réagir lorsque l'OMS estime à 220 milliards de dollars sur 10 ans, le coût de l'inaction en matière d'accès à l'eau potable et à l'assainissement en Afrique, alors qu'avec 15 milliards de dollars d'investissement sur la même période, une grande partie du problème serait résorbé ?
Comment ne pas réagir quand, en France, le coût de l'indemnisation des maladies liées à l'amiante est estimé à 40 à 60 milliards d'Euros sur les 20 ans à venir, alors que des mesures d'interdiction et de précaution auraient certainement pu être prises plus tôt, avec un coût bien moindre ?
Ces chiffres sont absolument considérables.
Les reports de charges entre générations qu'ils impliquent donnent le vertige. Il faut améliorer la façon dont on les estime, dont on anticipe des situations aussi pénalisantes pour la société.
Je sais néanmoins que déterminer des coûts de l'inaction en matière d'environnement présente des difficultés méthodologiques considérables. Il faut d'abord se poser la question du scénario de référence. Les scénarios donnent des coûts d'action différents suivant les options retenues. En regard, il faut également se poser la question de la viabilité à long terme de la tendance actuelle, et évaluer le coût des dommages qui résulteraient de l'absence d'action.
Les sujets qui seront abordés aujourd'hui dans ce séminaire sont de vraies questions lourdes d'enjeux pour aujourd'hui comme pour l'avenir : l'altération de la santé, la modification du climat, la perte de la biodiversité.
Vous connaissez toutes les autres difficultés méthodologiques les plus importantes. Je les rappelle pour mémoire :
Les phénomènes sont souvent mal connus. Les phénomènes en cause sont très complexes et la connaissance scientifique, si elle nous donne des éléments, est encore parcellaire : les évolutions du climat liées à la hausse de gaz à effet de serre comportent une certaine marge d'imprécision, et encore plus dans l'évaluation des impacts de ces modifications ; le nombre d'espèces qui disparaît chaque année est incertain, et l'on ne sait même pas combien d'espèces il existe. Dans le domaine de la santé, on ne connaît pas bien les incidences des différents types d'exposition à différentes natures de pollution. Le politique retrouvera alors pleinement sa place : le choix du scénario reflètera le degré de prise de risques qu'il souhaite introduire ;
L'évaluation du dommage est incertaine : la dégradation entraîne des pertes de biens et de services qui sont mal évaluées, comme le service d'épuration des eaux que peut fournir un écosystème particulier. Même lorsque le service est identifié, il est souvent difficile de le traduire en termes monétaires, et il faut avoir recours à différentes méthodes d'évaluation contingente. Enfin, la valeur d'option que représente la préservation d'une ressource particulière est toujours très difficile à évaluer du fait précisément, de la non connaissance des usages futurs ;
Les effets sont de très long terme, non linéaires, cumulatifs et irréversibles : par exemple, les émissions de gaz à effet de serre sont cumulatives : une réduction drastique de ces émissions n'empêchera pas une continuation de la croissance des émissions. Par ailleurs, nous sommes également face à des problèmes soumis à des effets de seuils et d'irréversibilité comme la disparition d'une espèce vivante, ou les effets de l'exposition à une pollution chronique. Ces effets de non linéarité doivent être pris en compte. Enfin, les temps sont extrêmement longs : pour connaître les effets sanitaires d'une exposition à un polluant particulier, il faut attendre 20 ans ; les bouleversements écologiques dus à la modification du climat seront précisés dans 50 ans.
La méthode habituelle d'intégration du futur dans l'évaluation économique, est l'affectation d'un taux d'actualisation. Il faut prendre garde à sa tendance à dévaluer le très long terme dans la décision et l'examiner en conséquence car ceci a des incidences fortes lorsque les décisions prises auront des effets d'irréversibilité sur la situation future. Cette dimension nécessite un véritable changement conceptuel au niveau politique : les générations futures sont concernées par les décisions de répartition faites aujourd'hui. En France, pour répondre à cet enjeu de long terme, le Commissariat Général du Plan vient récemment de préconiser un taux d'actualisation dégressif : plus haut les premières années, il décroît à 30 ans et atteint 1 à 2% au-delà de 50 ans.
Il convient aussi de s'interroger sur la part de progrès des technologies favorables à l'environnement qu'incorpore le scénario de référence. Le développement des éco-technologies est nécessaire à une bonne protection de l'environnement, mais ce développement dépend des perspectives de marché qui sont d'autant plus favorables qu'y contribue une politique environnementale avec les instruments incitatifs adéquats.
La consécration du principe de précaution au Sommet de la Terre de Rio en 1992, a été la réponse politique à la prise de conscience internationale des atteintes que subit notre environnement.
Dans cet esprit, la France vient d'intégrer une Charte de l'environnement dans sa Constitution : ceci donne une haute valeur de droit au principe de précaution. Ce principe nous dit qu'il faut agir sans tarder en tenant compte des connaissances actuelles et en se donnant les moyens de les accroître, et les moyens institutionnels pour profiter de cet accroissement des connaissances.
J'en suis certain, la France, qui consacre au principe de précaution, une valeur constitutionnelle, va être suivie par de nombreux pays.
Dans ce contexte, il nous faut absolument progresser maintenant collectivement sur l'évaluation des coûts de l'inaction en matière d'environnement. C'est un aspect très important des discussions sur le principe de précaution. L'OCDE est un lieu où, justement, des discussions approfondies et ouvertes doivent permettre de progresser. L'attente sociale et politique sur ce sujet est immense.
Pour cela, il est tout à fait nécessaire d'élaborer des scénarios qui se positionnent systématiquement sur les différents points que j'ai rappelés : que ce soit l'évaluation du risque, de l'incertitude, la valorisation du dommage environnemental, l'intégration du long terme, des effets de seuils, de l'irréversibilité
Il serait utile que vos travaux dressent une liste pointant tous ces points clé pour l'évaluation d'un scénario de l'inaction. Cette liste devrait pouvoir servir de grille pour l'élaboration systématique des évaluations. Cet instrument serait en quelque sorte le " code " de référence qui permette aux études sur le coût de l'inaction de jouer le rôle d'avocat de la défense de l'environnement, de " garant environnemental " pour reprendre les termes européens, par rapport aux considérations de macroéconomie classique.
La plupart des difficultés méthodologiques que j'ai évoquées sont connues depuis longtemps.
Vous serez d'accord sur le fait que même si ces difficultés sont, pour une part, techniques, elles comportent dans leur résolution aussi, une part de décision politique. Il s'agit en effet ici de peser le long terme contre le court terme, les générations futures contre la génération présente, le bien-être de quelques-uns contre le bien-être de chacun.
Cela implique une discussion ouverte et démocratique sur la façon de mesurer, puis de prendre en compte dans les décisions, le coût de l'inaction en matière d'environnement.
Je compte sur vous pour initier ce travail si important d'évaluation économique des conséquences de l'inaction en matières d'environnement pour éclairer ainsi le décideur politique que je suis. Et ainsi, vous me permettrez de mieux promouvoir l'écologie.
(Source www.oecd.org, le 23 mai 2005)