Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France 2 le 21 octobre 2005, sur le projet de réforme fiscale en faveur des classes moyennes (le "bouclier fiscal") et la position de l'UDF face au budget 2006.

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Texte intégral

F. Laborde - Revenons sur les travaux de ce colloque que vous avez organisé, un premier colloque sur le "mal" français. Vous avez réuni un certain nombre d'intellectuels ; il faut rappeler que vous allez en organiser quatorze jusqu'à la fin 2006...
R - Jusqu'au mois de juin 2006, c'est-à-dire pendant l'année scolaire. Vous savez que l'année scolaire et l'année politique, c'est à peu près la même chose...
Q - Ce premier colloque était consacré au mal français...
R - Aux racines du mal français, parce que tout le monde parle du mal français, cela vingt-cinq ans, trente ans même bientôt, qu'A. Peyrefitte a créé cette expression, pour dire qu'il y avait chez nous un problème que l'on n'arrivait pas à résoudre. Et depuis trente ans, alternance après alternance, gauche, droite, gauche, droite, ces problèmes ne trouvent jamais de solution et on reprend perpétuellement les mêmes politiques. Donc il m'a semblé que l'important était de réfléchir aux racines. Parce que si l'on soigne les symptômes sans soigner les causes, on a l'échec que l'on connaît bien, ce serait la même chose en médecine et en politique.
Q - Vous avez donné, de façon un peu cocasse, toutes les terminologies, telles que les ZUP, les ZAC, les ZEP, les ZIP, etc. de façon à montrer que l'État est illisible et que l'on multiplie les administrations qui ne servent à rien, qu'il est verbeux et que l'on n'arrive pas à avoir une simplification de la chose publique ?
R - Vous voyez bien, qu'en France, on demande tout à l'État et qu'il est de moins en moins capable de changer les choses. Il s'occupe absolument de tout ! Cette semaine, on a voté une loi pour le gavage des oies et des canards ! On peut avoir les positions que l'on veut, les inquiétudes de bien-être animal et de la sympathie pour le foie gras mais, à mes yeux, ce n'est pas le rôle de l'État que de s'occuper du gavage des oies et des canards aujourd'hui. Il y a plus urgent et ce devrait être d'autre ressort. De la même manière, on a voté, il y a quelques mois, une loi pour dire qu'il fallait enseigner de telle ou telle manière la colonisation. Ce ne devrait pas être le rôle de l'État. On lui demande de plus en plus de chose, il est de moins en moins capable, il est de plus en plus compliqué, illisible. J'ai cité les sigles : cela parait une petite chose, mais personne ne s'y retrouve plus tellement c'est compliqué ! Et donc il faut redéfinir le rôle de l'État, avant de lui demander d'assumer les fonctions qui devaient être les siennes. Et puis il faut que dans la société civile, comme on dit, ceux qui vivent et travaillent, puissent eux-mêmes avoir les moyens d'agir, sans passer par Paris et par l'État.
Q - Parmi les intervenants, il y avait des gens qui n'étaient pas de votre bord politique, comme G. Carcassonne, qui est plutôt un proche des socialistes et un ancien mitterrandiste, qui défendait le scrutin à la proportionnelle...
R - Je ne suis pas sûr, s'il vous entend, qu'il sera d'accord avec vous. Enfin, un petit bout...
Q - [Il y avait] R. Rochefort qui s'inquiétait des conséquences de la baisse de l'impôt qui ne bénéficiera pas aux classes moyennes. De ce point de vue, il est conforté par une dernière étude de l'OFCE, qui dit que 40 % du bénéfice du profit de cette baisse d'impôt iront à seulement 10 % des foyers les plus aisés. C'est exactement ce que vous disiez ?
R - Oui, c'est exactement ce que nous disions. Un budget, ça doit être sincère et juste. On a vendu aux Français - vous vous souvenez, il y avait une grande conférence de presse, il y a quelques semaines -, une "réforme fiscale", entre guillemets, dont on disait : "Nous la faisons, nous, Gouvernement, pour les classes moyennes". Et il apparaît aujourd'hui ce que nous, à l'UDF, nous avons dès la première minute : c'est que ce n'est pas du tout une réforme pour les classes moyennes, c'est une réforme pour ceux, parmi les Français, qui paient le plus d'impôts sur la fortune et le plus d'impôts sur le revenu, le haut du haut de la pyramide ! Je ne suis pas opposé à ce que l'on réfléchisse ...
Q - On peut imaginer que quand on est libéral, on estime que les gens qui ont beaucoup de moyens financiers profitent ou permettent d'entretenir l'économie nationale, et après tout, on fait en sorte qu'ils ne partent pas à l'étranger, donc on leur donne des allégements car l'impôt est trop lourd pour eux ?
R - Comme vous, je ne suis pas heureux quand je vois s'en aller les Français qui ont le plus de moyens. Mais dans ce cas-là, on l'assume et on ne vient pas devant le pays, la main sur le cur, dire "c'est pour les classes moyennes que nous allons faire cela", quasiment pour les Français qui travaillent et qui gagnent à peine plus que le Smic - c'est ce que l'on a laissé entendre !
Q - Il faut dire que le bouclier fiscal est en effet fait pour les tranches qui gagnent beaucoup d'argent...
R - Oui, pour le sommet du sommet. Il y a quelques centaines, milliers de foyers fiscaux qui vont ramasser, recevoir un pactole vraiment très important. Ce n'est ce que l'on a dit aux Français. Ce qui est exaspérant, plus qu'exaspérant, ce qui ne correspond pas à une démarche civique, c'est qu'on vienne dire aux gens qu'on va aider les plus méritants, et qu'en réalité, on s'adresse uniquement aux plus chanceux. Ce ne doit pas être fait sous cette manière de masque : quand on fait quelque chose, on l'assume. Je trouve que ce n'est pas dans le bon sens.
Q - Mais quand T. Breton disait, en arrivant au ministère, que la France vivait au-dessus de ses moyens, c'est quand même assez juste ?
R - C'est juste, mais vous vérifiez, une fois de plus, la distance qu'il y a entre les mots et les actes.
Q - C'est-à-dire qu'on ne le retrouve pas du tout dans le budget ?
R - Pas du tout.
Q - Est-ce que l'UDF va voter ce budget ?
R - La première partie de la discussion budgétaire démarre. Donc c'est encore tôt. Pour moi, j'aurai ce critère-là : est-ce que le budget est fiable, est-ce qu'il est juste, est-ce qu'il est efficace ? Pour l'instant, il y a peu de signes qu'à ces trois conditions ou à ses trois critères, il soit répondu "oui".
Q - Donc, pour l'instant, en l'état, c'est "non". Si c'est "non", est-ce que vous sortez de la majorité ?
R - C'est un geste qui dit, en effet, que nous n'avons pas confiance dans la politique du Gouvernement. Mais laissons se dérouler la réflexion avant d'arriver au vote...
Q - Qui, entre F. Bayrou et N. Sarkozy, est aujourd'hui le plus critiques à l'égard de la politique gouvernementale ?
R - Il y a une grande différence entre F. Bayrou et N. Sarkozy, c'est que l'un a choisi d'être au Gouvernement, l'autre pas.
Q - Vous trouvez que c'est plus pratique de critiquer le Gouvernement quand on est en dehors du Gouvernement, tout en restant dans la majorité ?
R - C'est plus cohérent en tout cas de dire les choses...
Q - C'est-à-dire que la rupture que prône N. Sarkozy n'est pas crédible ?
R - On ne peut pas parler de "rupture" et être en même temps au Gouvernement, vous voyez bien que ce n'est pas compatible. Le choix que nous avons fait, c'est d'être libre pour dire les choses comme elles sont. Ce n'est pas facile tous les jours, cela suscite des vagues, mais selon moi, il y a des moments où il faut être capable d'aller au bout d'une cohérence, au bout d'une action, de manière à être au moins fidèle à ce que l'on pense et à l'attente de millions de Français qui, dans ce paysage politique, entre l'explosion de l'UMP et l'explosion du PS, cherchent un peu désespérément un chemin.
Q - L. Jospin va nous produire un ouvrage dont quelques pages sont déjà sorties. Est-ce le grand retour de L. Jospin, va-t-il être candidat à la candidature, la course à l'Elysée... ?
R - Je ne suis pas un expert du PS, mais cela m'étonnerait beaucoup qu'il n'y songe pas !
Q - A-t-il, d'après vous, quelques chances de succès ?
R - Je ne suis pas devin, le PS est devant, non pas une guerre d'hommes, comme on le croit, mais une question fondamentale qui est celle du positionnement : est-ce que PS est un parti qui veut sortir du modèle dans lequel nous vivons ou est-ce que le PS veut corriger le modèle dans lequel nous vivons ? Cette question-là est plus lourde qu'aucune des autres. Je ne crois pas qu'on s'en tire uniquement par des habiletés.
(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 25 octobre 2005)