Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, député PS, à "France Inter" le 8 septembre 2005, sur le malaise économique et social en France, et sur la nécessité d'un gouvernement économique européen pour maîtriser les problèmes de mondialisation.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- Entre un modèle social français à préserver et un nouveau modèle social français à mettre en place selon Sarkozy, est-ce que le débat désormais sur la façon dont on peut sortir du piège du chômage, est uniquement à droite, entre une droite sociale et une droite libérale ? Est-ce que la gauche est muette ?
R- Je n'ai pas bien vu la droite sociale, et la gauche, non, n'est pas muette, mais la gauche doit d'abord dire la vérité. La vérité, c'est ce qu'on constate, c'est qu'au bout de ces 100 jours, la confiance n'est pas revenue. Bien sûr les chiffres du chômage ont un peu baissé et c'est heureux, mais on sait que ce sont des radiations et on sait surtout que l'emploi, lui, continue d'être détruit. C'est ce paradoxe, qui fait qu'à la fois le chômage peut baisser même s'il y a moins d'emplois, simplement parce que des hommes et des femmes sont écurés de ne pas trouver d'emploi et se retirent du marché du travail. Et donc, le bilan de ces 100 jours n'est quand même pas glorieux. Le pouvoir d'achat n'est pas là, on le voit avec le problème de l'essence qui touche tous les Français. Regardez les chauffeurs de taxi : savez-vous ce que cela veut dire, pour eux, que la hausse de l'essence et le refus du Gouvernement de mettre en place la TIPP flottante ? On a une situation, catégorie par catégorie, qui devient de plus en plus difficile.
Q- Vous êtes évidemment dans votre rôle d'homme politique d'opposition et qui critique. Maintenant, passons aux choses concrètes : comment fait-on ? Et par exemple, comment se fait-il que ce soit la droite qui pose aujourd'hui la question de la réforme de la fiscalité française ?
R- Mais parce que c'est la droite qui est au pouvoir !
Q- Pourquoi ne l'avez-vous pas fait avant ?
R- Attendez, dans l'ordre, ce qui me choque beaucoup dans ce que j'entends aujourd'hui, c'est notamment le discours de N. Sarkozy hier. Qu'est-ce qu'il nous dit ? Il nous dit "j'ai des solutions, mais j'attends", alors qu'il y a des milliers, des dizaines, des centaines de milliers de Français qui souffrent. Il ne nous dit pas "faisons cela maintenant". Il est le patron du parti majoritaire, il peut mener la politique qu'il veut, il est le numéro deux du Gouvernement, et il nous dit "je sais ce qu'il faut faire, mais je le ferais plus tard". Est-ce que ce n'est pas scandaleux que de mettre au service d'une candidature présidentielle des solutions que l'on pourrait apporter aux Français aujourd'hui, s'il croit à ces solutions ?
Q- Mais la singularité du système politique français est que vous êtes tous candidats aujourd'hui ! A droite comme à gauche, il n'y a que des candidats qui parlent !
R- Je ne sais pas si on est tous candidats, ce que je sais, c'est qu'il y a un pays démocratique, un gouvernement qui est au pouvoir, un parti majoritaire et que c'est à lui de mener la politique - à nous de faire de propositions aussi, on va y venir, mais à lui de mener la politique. Et la raison pour laquelle, je crois, N. Sarkozy se projette dans dix ans, au lieu de s'occuper de ce qui se passe aujourd'hui et qui devrait être son travail, parce qu'il est ministre au service des Français, c'est qu'en réalité, il faut bien le dire, le sarkozysme ne marche pas ! Sur la sécurité, on a fait pendant deux ans toute une histoire : aujourd'hui, on voit que les chiffres de l'insécurité continuent d'augmenter. Sur le budget, n'oublions pas que ce qu'on vit aujourd'hui, c'est la situation économique préparée par N. Sarkozy, quand il était ministre des Finances, quand il a fait voter le budget : et ça ne marche pas ! Et comme ça ne marche pas, plutôt que de dire, "voilà mes solutions, je suis au Gouvernement, je demande que le gouvernement fasse ça, fasse ça" et comme il est majoritaire à l'Assemblée, de le mettre en uvre, au lieu de dire ça, il dit "je parle pour dans dix ans". Mais les Français et les Françaises, c'est aujourd'hui...
Q- Venons-en à ces questions si importantes pour les Français, c'est leur première préoccupation aujourd'hui. Selon vous, comment les choses doivent-elles être organisées pour que ça marche, que le chômage baisse, que la croissance reparte, malgré le prix du pétrole et qu'on crée des emplois dans ce pays ?
R- Nous ne sommes pas exactement dans la situation d'il y a dix ans. On pourrait croire que c'est la même chose : en 1997 aussi, il y avait un gros chômage, un problème de pouvoir d'achat, le problème de la mondialisation. La situation n'est pas exactement la même parce qu'aujourd'hui, bien sûr, la consommation n'est pas assez forte et il faut la soutenir, mais il y a aussi des problèmes du côté de l'offre et des entreprises. On voit bien que les entreprises n'arrivent pas à produire. Et d'ailleurs, cela se voit sur le commerce extérieur : pour la première fois depuis 1992, le commerce extérieur est en déficit. Pourquoi ? Parce qu'il y a de la croissance dans le monde et que nous, nous n'arrivons pas à fournir. On ne va donc pas se tromper de diagnostique : il y a des problèmes du côté de la demande et du pouvoir d'achat, mais il y a des problèmes du côté des entreprises. Et donc il faut traiter les deux. Je ne vois pas le Gouvernement traiter le pouvoir d'achat, c'est clair. L'exemple de la TIPP flottante est très frappant : refuser de mettre en place ce que L. Jospin avait créé et qui permet d'éviter que l'Etat se remplisse les poches, quand le pétrole augmente, au dépend des Français, c'est refuser de restaurer ou de restituer du pouvoir d'achat. Mais du côté des entreprises, je ne vois pas non plus que l'on fasse les efforts nécessaires. Regardez ce qui se passe avec la privatisation des autoroutes. Le Gouvernement nous dit "je privatise les autoroutes, je récupère de l'argent". Sauf que les autoroutes en question fournissaient des dividendes. Et à quoi servaient ces dividendes ? A améliorer les infrastructures de transport. Avoir un système productif plus efficace, c'est avoir un système de transport efficace. Si l'on retire tout l'argent qui doit servir à améliorer le système de transport - je prends cet exemple là, parce qu'il est d'actualité -, on ne doit pas être surpris, au bout du compte, que l'efficacité de l'économie française diminue. Et donc ce Gouvernement ne fait pas ce qu'il faut du côté de la demande et ne fait pas ce qu'il faut du côté de l'offre.
Q- Mais où serait, selon vous aujourd'hui, la priorité ? Est-elle dans la réforme de la fiscalité française, dans l'allégement des charges sur les entreprises ? Où est la voie de passage qui permettrait rapidement de débloquer un système qui semble verrouillé ?
R- Dans la fiscalité, il y a à faire, mais honnêtement quand je vois que la principale préoccupation du Gouvernement, cet été, en matière de fiscalité, c'est d'améliorer l'ISF, je me dis qu'ils sont sur une autre planète...
Q- N. Sarkozy va plus loin maintenant : il parle peut-être du prélèvement à la source, il dit qu'il ne faut pas que la fiscalité pèse plus que 50 % du revenu des Français...
R- Mais "il dit", "il dit" ! Qu'il fasse ! Il est au pouvoir. Il est le patron du parti majoritaire. Il est candidat, et sans doute le candidat le plus en tête de la course pour la droite : qu'il fasse les choses, qu'il cesse de dire ! N. Sarkozy dénonce les maux de la société française, mais en même temps, il les aggrave. Il nous dit dans son discours d'hier, que la recherche ne suffit pas, que les universités françaises sont déclassées, on l'a vu. Oui, mais le Gouvernement dans lequel il est, est celui qui supprime les crédits de la recherche. On ne peut pas tromper les Français à ce point et, dans le même temps dire que c'est ça qui ne va pas et accepter d'être dans un gouvernement qui fait exactement le contraire, et diriger une majorité qui vote des budgets qui font le contraire de ce qu'on dit. Il y a là une sorte de supercherie qui est absolument inadmissible. Et pourquoi est-ce comme ça ? Parce qu'en réalité, la politique de Sarkozy est extrêmement dure, c'est une politique extrêmement libérale, très agressive pour les pauvres, c'est une politique du marche ou crève. Vous êtes en bonne santé, vous payez l'ISF, alors ça va ! Vous avez des problèmes de santé, vous avez des problèmes d'emploi, vous avez des problèmes de logement, alors là, gare à vous ! Et cette situation est finalement, quand on y pense, pas très différente de ce que l'on voit sur nos écrans de télévision à propos de la Nouvelle-Orléans, où on voit une politique de droite, celle de Bush, qui laisse les pauvres. Eh bien, c'est ça que propose Sarkozy : c'est une politique où on dit "si vous êtes riche et bien portant, ça va, si vous êtes pauvre, ça n'ira pas" !
Q- Alors imaginons un scénario : demain matin, vous êtes à Bercy, dans votre bureau. Que faîtes-vous ?
R- Ce n'est pas mon souhait...
Q- Non, mais imaginons ! Que faîtes-vous d'abord ?
R- Je prends un certain nombre de mesures nécessaires pour restaurer la confiance des Français, c'est-à-dire que je fais ce que je dis et non pas je dis, comme j'entends aujourd'hui Sarkozy, Villepin et d'autres, et je fais le contraire. Si les Français n'ont pas confiance, c'est parce qu'on leur tient des discours pour l'avenir, on leur dore la pilule pour dans cinq ans ou dans deux ans. Le problème, c'est la confiance. Pourquoi L. Jospin, quand j'étais son ministre des Finances en 1997 - je préfère rappeler ce qui a été plutôt que ce que vous prévoyez -, a-t-il réussi, en quelques mois, à retourner la situation, qu'on disait tellement catastrophique que J. Chirac avait dissout à cause de cette catastrophe ? Parce qu'on a su restaurer la confiance. Les Français aujourd'hui n'ont pas confiance. Il y a un certain nombre de mesures à prendre pour restaurer cette confiance et ces mesures, elles se résument en quoi ? La justice. Le sentiment aujourd'hui est qu'il y a injustice : injustice dans la fiscalité, mais ce n'est pas l'ISF qui va restaurer cela ; injustice dans les dépenses publiques ; injustice dans l'hôpital ; injustice dans l'école. On ne peut pas conduire un pays comme le nôtre si on ne le fonde pas sur la justice...
Q- Et quand vous dites qu'au fond, il faudrait un gouvernement économique européen, c'est parce que vous considérez que la France seule, aujourd'hui, n'a plus la géométrie pour répondre aux enjeux tels qu'ils se présentent à nous ?
R- Bien sûr, les problèmes que nous rencontrons sont les mêmes que ceux que rencontrent nos voisins ...
Q- Qui, pour certains d'entre eux, y répondent mieux que nous...
R- Oui, vous avez raison, pour certains d'entre eux, surtout quand ce sont des petits pays, qui peuvent plus facilement surfer sur la vague. Mais regardez les Allemands, les Italiens, ils ne répondent pas tellement mieux que nous...
Q- Mais un T. Blair qui dit désormais qu'il faut faire avec le marché tel qu'il existe, qu'il faut faire avec la mondialisation telle qu'elle se présente à nous, ce sont des propos auxquels vous souscrivez ou pas ?
R- Il faut tenir compte de la réalité de la mondialisation et il faut mener des politiques pour en corriger les excès et les inégalités qu'elles créent. Nier la mondialisation, c'est absurde, mais refuser d'en corriger les inégalités, c'est la politique de droite. Je ne suis ni pour l'un ni pour l'autre. Je suis pour accepter les faits tels qu'ils sont et puis courber la réalité à la volonté des hommes. C'est ça, vouloir faire de la politique. Le gouvernement économique que l'on a besoin en Europe et que vous évoquiez, c'est qu'effectivement, on ne maîtrisera pas les problèmes de la mondialisation simplement à partir de la France. Et de ce point de vue, ce qui se passe en Europe aujourd'hui n'est quand même pas très réjouissant. Ceux qui nous ont vendu, rappelez-vous pendant le référendum, un plan B, une solution alternative, dès que le "non" l'aurait emporté, sont obligés de reconnaître aujourd'hui qu'ils n'avaient rien dans leur poche. Et nous sommes un peu les bras ballants devant une Europe qui ne se construit pas et qui donc n'est pas capable d'apporter le surcroît de puissance dont nous avons besoin.
Q- L. Fabius a les "poches vides" ?
R- L. Fabius n'est pas le seul à avoir défendu cette thèse, mais tous ceux qui l'ont défendue me semblent avoir les poches comme vous dites, oui...
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 9 septembre 2005)