Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, sur la diversité culturelle et l'identite européenne, Prague le 6 octobre 2005.

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Circonstance : Voyage de Philippe Douste-Blazy et de Catherine Colonna en République tchèque les 6 et 7 octobre 2005

Texte intégral

Monsieur le Ministre de la Culture,
Messieurs les Recteurs,
Mesdames et Messieurs,
C'est un honneur et un grand plaisir pour moi et ma délégation de vous rencontrer aujourd'hui dans le cadre magnifique de cette prestigieuse université.
A mes côtés se trouvent les personnalités culturelles, universitaires et parlementaires de mon pays qui m'accompagnent dans mon déplacement, et je suis heureux que tous ensemble, nous puissions aujourd'hui enrichir et approfondir nos perspectives sur cet enjeu majeur : celui de l'identité européenne et de la diversité culturelle en Europe.
Les Français et les Tchèques ont une même conviction : nous croyons que la culture est ce qui unit le plus profondément, le plus durablement les Européens.
L'Université Charles de Prague est à cet égard tout un symbole, puisque c'est en s'inspirant de la Sorbonne que Charles IV, élevé à la cour de France, décida de fonder le collège où nous nous trouvons aujourd'hui.
Charles IV fut l'un des rois de Bohême les plus aimés, et l'un des empereurs les plus puissants du Saint Empire romain. Quels étaient les desseins de ce prince ?
Charles IV voulait affirmer l'identité culturelle et politique du royaume de Bohême, mais il voulait aussi, et dans le même temps, ouvrir son pays aux grands courants de pensée du continent européen. D'un côté, l'affirmation de la nation ; de l'autre, l'ouverture aux multiples influences de la civilisation européenne : c'est à partir de ce dialogue que la Bohême s'est développée et les immenses richesses de l'art et de la culture tchèques en témoignent.
Ce qui est vrai ici pour votre pays l'est aussi pour le continent européen. Car ce que l'Europe a de plus précieux, ce qu'elle a offert aussi au monde de plus généreux, c'est bien ce respect infini de l'autre et cette attention portée au pluralisme culturel.
Personne n'oublie, bien évidemment, les conflits qui ont déchiré notre continent. Mais c'est parce que nous avons conscience d'appartenir à une seule et même civilisation qu'ils nous apparaissent aujourd'hui comme des "guerres civiles européennes", pour reprendre le mot de Victor Hugo.
L'Europe n'a jamais cessé de tirer sa force de ce dialogue entre unité et diversité, de ces échanges qui ont permis à nos pays de grandir et à nos cultures de se construire les unes par rapport aux autres.
Rappelons-nous, au siècle dernier, combien la capitale française a séduit l'élite intellectuelle tchèque ! Le jeune Jan Neruda découvre Jules Verne et ramène ses pittoresques "Tableaux de la vie parisienne".
En 1864, le jeune Français Louis Léger fait le voyage en sens inverse, pour devenir le défenseur infatigable des nationalités qui peuplent l'Autriche-Hongrie. Votre combat pour l'émancipation, chacun s'en souvient, est devenu celui de nombreux intellectuels français. Le grand historien Ernest Denis l'a parfaitement exprimé : "La tradition tchèque et la tradition française, écrit-il, se confondent, s'inspirent des mêmes convictions, s'embrasent de la même foi."
En 1886, la première Alliance française à Prague devient rapidement un centre du patriotisme tchèque. Tomas Masaryk en est membre. Grâce à son appui, Edvard Benes s'inscrit à la Sorbonne en 1905.
Plus tard, c'est encore la voix d'un intellectuel, Hubert Beuve-Méry qui, depuis l'Institut français de Prague, dénonce la trahison de Munich. Puis, lorsque tombe le grand hiver totalitaire, ce sont encore, dans votre pays, des hommes de culture qui se feront les premiers porte-parole de la société civile, comme en témoignent avec éclat l'uvre et le destin de Vaclav Havel.
Aujourd'hui, la culture continue de jouer en République tchèque un rôle citoyen et un véritable rôle politique de premier plan. C'est pourquoi la France n'a jamais cessé de compter sur vous, et sur nos convergences, pour jeter les bases d'une véritable Europe de la culture ? une échéance d'autant plus forte aujourd'hui que l'Europe traverse une crise sérieuse.
Autant vous le dire franchement : le vote exprimé par les Français en mai dernier ne signifie pas qu'ils veuillent renoncer à l'Europe. Les Français ont en revanche avancé une exigence : que l'Europe leur dise clairement où elle va, qu'elle leur propose un cap fort pour l'avenir. L'urgence, aujourd'hui, est de redonner une dynamique à la construction européenne. Nous devons retrouver l'esprit des "Pères fondateurs" en proposant aux citoyens européens une vision claire et politique de l'avenir de l'Union.
Cet avenir commun que nous devons construire, c'est aussi, et peut-être avant tout, celui de l'Europe culturelle. Une première question s'impose d'emblée : est-il possible de construire une identité culturelle européenne, étant donné la diversité de notre continent ?
L'Europe est plurielle et la diversité de ses trésors architecturaux, littéraires et artistiques est sans doute l'une de nos plus grandes richesses. Mais comme l'écrit Edgar Morin, "l'identité européenne", c'est moins "les idées maîtresses" que sont le christianisme, l'humanisme, la raison, la science, que "ces idées et leurs contraires". Ce qui importe, c'est "la rencontre féconde des diversités, des antagonismes, des concurrences, des complémentarités".
Une Europe unie dans la diversité : voilà ce qui fait la force et la singularité de l'Union européenne parmi les grands ensembles régionaux du monde d'aujourd'hui. Vingt-cinq nations font aujourd'hui partie d'une seule et même famille. Chacune d'entre elles a décidé volontairement, pacifiquement, de mutualiser ses énergies, et pour partie, ses politiques, ses ressources et sa souveraineté. Jamais dans l'histoire, nulle part ailleurs dans le monde, nous ne trouvons un projet si radicalement novateur.
Aujourd'hui, nous devons aller plus loin, et donner un nouveau souffle à l'Europe à partir de notre héritage et de nos valeurs communes. La culture européenne peut jouer un rôle essentiel dans ce projet politique que les citoyens appellent de leurs vux.
Ne nous trompons pas sur l'importance des enjeux : dans le "village global" où nous vivons, nous touchons là au cur de ce qui fait l'Europe et son avenir. Je distingue, pour ma part, deux écueils, deux dangers, auxquels l'Europe culturelle se trouve confrontée.
Le premier de ces écueils, c'est la perte d'identité. Si la mondialisation des échanges est une chance, si le développement des nouveaux médias est à l'évidence une formidable opportunité pour s'informer et dialoguer, gardons-nous cependant de trop d'angélisme.
La standardisation des produits culturels à laquelle nous assistons est source d'uniformisation. Elle tend aussi à réduire la culture à un simple divertissement, au détriment de la création et des auteurs qui, dans l'industrie du disque et du cinéma, trouvent de moins en moins, au niveau mondial, les moyens de s'exprimer. La culture ne peut pas se réduire à une seule vision du monde. Or le danger est réel lorsque, par exemple, plus de 70 % des films visibles dans les salles de cinéma européennes sont issus d'un seul et même pays.
L'autre danger qui nous guette, c'est celui du repli identitaire. Ce n'est pas le moindre des paradoxes, à une époque où tout un chacun, par la télévision ou sur Internet, peut entrer en communication avec le monde entier ! Or, nous le savons, une mondialisation mal maîtrisée, qui crée des richesses mais aussi du ressentiment, de la frustration et de la pauvreté, peut engendrer ce rejet de l'autre, perçu comme une menace pour ses croyances, pour sa culture et son identité.
Comment pouvons-nous, en Europe, dépasser ces écueils et relever ces défis ?
La réponse, parce qu'elle touche au plus près de notre vivre ensemble, ne peut être, j'en suis convaincu, que politique.
Nous devons conforter l'Europe politique et démocratique, l'Europe sociale, l'Europe de la gouvernance économique. Mais nous devons aussi construire une Europe qui fasse vivre nos différences linguistiques et culturelles, une Europe soucieuse de les ouvrir et de les faire partager au reste du monde.
Or reconnaissons-le : la politique culturelle, linguistique ou audiovisuelle de l'Union européenne n'est pas encore à la hauteur des enjeux économiques et commerciaux auxquels nous sommes confrontés.
Préserver et conforter la diversité culturelle de l'Europe, cela signifie mettre tout en uvre pour que nos productions soient mieux présentes dans le monde et davantage accessibles aux citoyens des autres pays. Un créateur qui n'est pas visible, dont l'uvre n'est pas diffusée, n'a aucune chance d'exister sur la scène internationale. C'est une perte pour l'Europe, c'est une perte pour nos économies, c'est une perte aussi pour notre influence dans le monde.
Donner de nouveaux moyens à notre politique culturelle, en Europe même et au-delà de nos frontières : telle est donc pour la France l'une de ses ambitions les plus fortes, et nous souhaitons, naturellement, partager notre vision et notre expérience avec le plus grand nombre de nos partenaires.
Quelles peuvent être les grandes lignes de cette politique ?
L'un des grands chantiers de l'Europe culturelle a trait à son cinéma et la capacité des Etats membres à soutenir et promouvoir une cinématographie riche et de qualité.
Car le cinéma n'est pas seulement l'un des arts les plus intimement affiliés à une identité nationale. Il est aussi une industrie, et un vecteur important d'influence - les Etats-Unis l'ont d'ailleurs bien compris, puisque leur cinéma est la première force exportatrice de ce pays.
Aujourd'hui, disons-le franchement : la capacité de l'Europe à bâtir un cinéma européen constitue un test important de sa capacité à exister en tant que puissance.
L'Union européenne doit donc veiller à permettre aux Etats membres de mener des politiques culturelles et audiovisuelles ambitieuses. Il ne s'agit pas de construire des barrières, mais de se donner les moyens de faire vivre notre création. La France bénéficie d'une longue expérience dans ce domaine, que nous sommes prêts à partager. Savez-vous par exemple, qu'une partie de chaque billet d'entrée au cinéma en France, quel que soit le film que vous allez voir, sert à financer la production de films français ?
Ce même esprit de partage d'expérience et de solidarité doit prévaloir pour les chaînes de télévision européennes et les nouveaux services comme la vidéo à la demande.
J'ai défendu, il y a quinze ans, comme ministre de la Culture et de la Communication, la directive européenne "Télévision sans frontières". L'évolution technologique, et notamment l'apparition d'Internet, appellent aujourd'hui à une adaptation de ce dispositif réglementaire.
Restons mobilisés, pour que la révision qui doit avoir lieu ne se traduise pas par la remise en cause de quinze années d'acquis européens en matière audiovisuelle.
Nous avons aussi beaucoup à faire, entre partenaires européens, pour aider à la circulation de nos livres, de nos films, de nos musiques et de nos uvres audiovisuelles. Seulement 10 % des uvres diffusées sur nos chaînes de télévision proviennent des pays de l'Union européenne. Changeons ces habitudes, et renforçons aussi les moyens financiers que l'Union consacre à ses programmes. Il n'est pas normal que seulement 0,10 % du budget de l'Union européenne vienne soutenir la production de programmes européens.
Les pays européens, c'est un fait, doivent se montrer plus présents dans l'espace mondial de la communication en train de se construire. C'est vrai en particulier des nouvelles technologies, qui sont au cur de l'influence de demain. De nouvelles opportunités d'association existent ou peuvent être saisies. C'est pourquoi la France a lancé l'idée d'une "Bibliothèque numérique européenne", pour laquelle elle fera prochainement des propositions concrètes.
Enfin, il revient aussi à l'Europe de contribuer au "dialogue entre les civilisations", en accueillant les créations d'autres pays, notamment celles des pays du Sud, en suscitant les échanges, ou encore en se faisant le médiateur entre les cultures. C'est là un rôle historique, qui correspond pleinement à notre héritage et à ce qui nous constitue.
Monsieur le Ministre de la Culture,
Messieurs les Recteurs,
Mesdames et Messieurs,
Dans un monde globalisé, trop souvent soumis à la tentation de l'uniformité, les enjeux de la diversité culturelle sont des enjeux politiques.
Seule l'Europe politique nous permettra de faire vivre nos différences dans le respect de l'autre. Seule l'Europe politique sera à même de faire vivre ce dialogue des cultures qui est autant un héritage qu'une exigence de volonté, d'ambition et d'action.
Le combat pour le pluralisme culturel est européen. Mais il dépasse aussi très largement nos frontières, comme en témoignent les débats de ces derniers mois à l'UNESCO.
A l'initiative de l'Europe, de nombreux pays à travers le monde se sont mobilisés pour que la diversité culturelle puisse entrer dans le droit international et qu'ainsi soit reconnue à chaque peuple la liberté de soutenir ses uvres et ses créateurs.
Cette idée avait été lancée en septembre 2002 par le président Jacques Chirac, lors du Sommet du développement durable de Johannesburg. Nous y avions présenté la culture comme le quatrième pilier du développement durable, aux côtés de l'économie, de l'environnement, et de la préoccupation sociale.
Aujourd'hui, un projet de Convention existe, qui devrait être adopté lors de la 33ème conférence générale de l'UNESCO qui vient de s'ouvrir à Paris.
Les Européens, que l'on disait à tort divisés sur cette question, se sont au contraire rapidement mis d'accord et ont parlé d'une même voix à l'UNESCO pour appuyer cette ambition. La Commission européenne est activement intervenue sur les aspects communautaires, commerciaux notamment, de la discussion.
Permettez-moi de saluer à cet égard le rôle particulièrement actif que joue la République tchèque, membre du conseil exécutif de l'UNESCO, dans les négociations en cours à Paris. Votre soutien, votre engagement, votre détermination en faveur de ce projet ne se sont jamais démentis.

Monsieur le Ministre de la Culture,
Messieurs les Recteurs,
Mesdames et Messieurs,
Nous avons ensemble souhaité évoquer ici, à l'Université Charles de Prague, notre ambition commune pour l'Europe culturelle, portée par l'intérêt particulier qu'y portent nos deux pays.
J'évoquerai bien d'autres enjeux européens tout à l'heure avec mon ami le ministre Svoboda, et demain avec M. Paroubek, le Premier ministre. Pour moi, l'Europe puissance, fruit de l'engagement historique des "pères fondateurs", est une évidence. L'Europe politique et démocratique est une nécessité, afin de créer un nouveau lien entre les citoyens et les acteurs politiques. L'Europe sociale est enfin une exigence, inséparable du développement équilibré et harmonieux de nos sociétés.
Sans une conception claire et exigeante de l'avenir de notre continent, nous ne seront pas au rendez-vous de l'unité européenne qui reste le défi majeur de notre génération, comme celui des plus jeunes, vous qui êtes à l'Université Charles aujourd'hui.
Je forme le vu qu'ensemble, la France et la République tchèque, qui ont de par leur histoire une responsabilité particulière, contribuent pleinement aujourd'hui à l'affirmation et à la refondation de l'Europe politique.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 octobre 2005)