Texte intégral
Q - Bonjour Monsieur le Ministre. Les tensions inter-ethniques se réveillent au Kosovo. Après trois ans de calme, les affrontements entre Albanais et Serbes ont fait plus de 18 morts hier, de nombreux blessés dont 11 soldats français. Les violences semblent embraser toute la région, la Serbie demande une réunion aujourd'hui du Conseil de sécurité. Pourtant, il y a, au Kosovo, 20 000 soldats de l'OTAN au sein de la KFOR ainsi que les policiers de l'ONU. Comment expliquer que tout le monde se soit laissé dépasser ?
R - Tout simplement parce que c'est difficile dans un pays où les tensions entre communautés serbes et albanaises restent très vives. C'est difficile d'éviter ces affrontements qui font, comme on le voit, à la fois beaucoup de morts et beaucoup de blessés.
Cela fait près de 5 ans que la communauté internationale est engagée au Kosovo, avec le souci d'un rapprochement des uns et des autres, d'apporter le calme, un processus de réconciliation, un processus politique. C'est à la fois le travail des Nations unies et, en même temps, des forces de l'OTAN. Vous savez que nous sommes fortement présents puisque nous avons près de 1.800 soldats, que nous avons vocation à prendre la tête de la KFOR, cette force de l'OTAN, à l'été. C'est donc, bien sûr, quelque chose qui nous concerne tous.
Q - Faut-il envoyer des renforts ?
R - Je ne crois pas que ce soit un problème d'effectifs. C'est un problème de lien de confiance avec ces populations ; il y a un travail qu'il faut faire au quotidien et que font d'ailleurs ces forces au quotidien. Mais, une fois de plus, c'est difficile d'empêcher de s'affronter des communautés qui sont, à un moment donné, emportées par la passion, par la suspicion. Cela nous montre les limites de l'action de la communauté internationale mais aussi l'exigence de vigilance. Il n'y a pas de garantie absolue. Vous pouvez avoir 130.000 ou 140.000 soldats en Irak et ne pas empêcher des actions terroristes. Je crois donc qu'il faut prendre en compte cela et aussi l'importance de la recherche de solutions politiques.
Q - Et apaiser ?
R - Pour rétablir la sécurité, il faut bien sûr lutter avec les moyens qui sont les nôtres, les moyens militaires, policiers, judiciaires. Mais la meilleure garantie de sécurité, c'est encore une véritable stratégie politique, une véritable stratégie de réconciliation. Cela nous rappelle donc la complexité de la gestion de ces crises ; il n'y a pas de remèdes miracles, il y a la patience, la détermination, la mobilisation.
Q - Vous êtes en liaison avec les autorités albanaises du Kosovo ?
R - Nous sommes en liaison avec l'ensemble des parties, bien sûr, parce qu'il faut parler avec chacun.
Q - Comment les calme-t-on ?
R - C'est un long processus de confiance, c'est un long processus de dialogue, mais c'est la responsabilité de l'ensemble des pays européens. Et vous savez que l'Union européenne est fortement engagée. Nous le faisons avec tous nos partenaires de la communauté internationale, et c'est ce que nous allons continuer de faire au cours des prochains jours et des prochains mois.
Q - En Irak, une année de l'histoire vient de s'écrire dans la fureur, dans le sang. L'attentat d'hier l'a encore prouvé à Bagdad, vous n'avez pas pu, la France n'a pas pu empêcher cette écriture de l'histoire. Etes-vous amer ? Changeriez-vous de stratégie par exemple ?
R - Pas du tout. Je crois que face au terrorisme, nous avons trois devoirs :
Le premier est celui de fidélité à nos principes, à nos valeurs. Tout le jeu des terroristes, c'est d'essayer de diviser la communauté internationale, de monter les uns contre les autres, d'exploiter les failles et les peurs de la communauté internationale. Face à cela, il faut être fidèle à nos valeurs et à nos convictions, fidèle au droit. Il faut une boussole, et la boussole, c'est le droit, ce sont nos valeurs démocratiques.
Le second devoir est celui de la responsabilité. Il faut agir ! Agir à la fois pour mettre en place des politiques de sécurité adaptées dans les domaines policier, judiciaire, du renseignement, dans le domaine financier, tenter de bloquer la capacité à agir de ces terroristes, mais il faut savoir que la meilleure arme, la meilleure protection face au terrorisme, ce sont les stratégies politiques de paix répondant aux crises, éviter que l'humiliation, la frustration, le ressentiment n'alimentent justement ce cycle de violence et de terrorisme.
La troisième règle absolue, la troisième arme face au terrorisme, c'est le devoir de responsabilité collective. Nous ne devons pas nous diviser, nous devons agir ensemble pour être efficaces et il faut le faire rapidement, car nous sommes devant un virus opportuniste, un virus qui ne cesse de changer et de s'adapter. Nous devons donc être en permanente adaptation.
Q - Tout montre qu'il n'y avait pas d'armes de destruction massive en Irak et que les gouvernements anglais et américain ont manipulé, voire menti aux opinions publiques. Avions-nous, la France, les moyens de démontrer, de démonter la faiblesse des preuves américaines et britanniques ?
R -Le processus qui avait été choisi donnait toutes les garanties à la communauté internationale que les informations dont nous allions disposer seraient fournies par des gens sérieux - les inspecteurs - qui faisaient un travail sur place. Je l'ai dit cent fois : ils étaient à la fois l'oeil et la main de la communauté internationale. Il fallait donc faire confiance à ces inspecteurs pour avancer. Et c'est pour cela que nous avons souhaité qu'à chaque étape, ces inspecteurs fassent rapport devant le Conseil de sécurité. Il faut être guidé dans de telles affaires, il faut agir en fonction des connaissances dont on dispose sur le terrain. Et c'est pour cela qu'aujourd'hui, tirant les leçons de cette affaire irakienne, nous proposons la création d'un véritable corps du désarmement qui, dans des situations de crises peut, sur place, informer le Conseil de sécurité de la même façon. Parce que nous ne pouvons pas accepter le maintien au pouvoir de dictatures souvent sanguinaires. Nous demandons donc la création d'un corps des Droits de l'Homme qui, là encore, informera la communauté internationale et lui permettra d'agir en connaissance de cause. Je crois que personne, aucune puissance aujourd'hui ne peut s'arroger seule le droit d'agir au nom de la communauté internationale. Pour agir efficacement, il faut s'appuyer sur le droit, sur une volonté collective. Il faut de la légitimité, et la légitimité, c'est la condition de l'efficacité.
Q - Hans Blix dit que l'affaire d'Irak, la guerre d'Irak a été la faillite de tous les services de renseignement. Etes-vous d'accord avec cette affirmation ?
R - Faillite, je ne le crois pas, parce qu'un certain nombre de services de renseignement ont fourni des informations précises et ont marqué les limites, justement, de leurs connaissances. Concernant nos propres services de renseignement, je crois qu'ils ont fait leur travail. La question est de savoir parfois, comment on interprète les renseignements qui sont fournis, ce que l'on extrapole à partir de ces renseignements. C'est là où, je crois, il faut beaucoup d'humilité, il faut partager l'information, travailler ensemble. Et la règle pour moi, c'est unité de la communauté internationale.
Q - Selon M. Blix d'ailleurs, M. Chirac se méfiait des services de renseignement puisqu'il était persuadé qu'il n'y avait pas d'armes de destruction massive en Irak et que les services s'auto-intoxiquaient.
R - Dans des situations de crise, le politique a une responsabilité supérieure : c'est celle d'avancer et de le faire, à chaque fois, en prenant ses responsabilités. Il doit, bien sûr, faire la somme des informations qui sont les siennes, le renseignement est un élément de la décision, il n'est pas toute la décision.
Q - Un an après, qui a le pouvoir en Irak aujourd'hui, Al Qaïda ou les Etats-Unis ?
R - Toute la question de l'Irak est de savoir comment nous comblons le vide politique qui y existe toujours aujourd'hui. Comment faisons-nous en sorte qu'un processus puisse conduire ce pays à retrouver pleinement sa souveraineté. La communauté internationale a fixé la date du 30 juin.
Q - Que va-t-il se passer ?
R - C'est là où je m'inquiète, c'est là où je crois qu'il faut que la communauté internationale se mobilise beaucoup plus fortement et beaucoup plus rapidement. Nous devons clairement fixer la règle qui déterminera les conditions dans lesquelles ce gouvernement agira. Au 30 juin, nous devons avoir un gouvernement à la fois légitime et souverain. Ceci implique que ce processus politique soit déterminé par l'ensemble de la communauté internationale. C'est dire que nous n'avons pas de temps à perdre.
Q - Faut-il relancer la force internationale sous l'égide des Nations unies ?
R - Bien sûr. Je crois que tout ce qui va dans le sens de la légitimité, de la souveraineté et de l'unité de la communauté internationale va dans le sens de la stabilisation. On le voit bien en Irak, cette légitimité est indispensable. Cela ne veut pas dire, dans une situation très difficile, que nous réglerons le problème du terrorisme du jour au lendemain, mais nous en limiterons les effets. Il s'agit donc d'avancer ensemble, étape par étape, avec patience et humilité. Evidemment, pour avancer ensemble, il faut être mobilisés.
Q - Avancer aussi avec les Etats-Unis ?
R - Bien sûr, avec les Américains. Nous demandons aujourd'hui des réunions d'urgence, à la fois au niveau européen et en même temps, au niveau du Conseil de sécurité, justement parce que, tous les problèmes qui sont sur la table ne peuvent pas être réglés seuls, par quelques-uns des acteurs. Il faut que toute la communauté internationale puisse agir, décider. Nous devons le faire dans le cadre du Conseil de sécurité, dans le cadre du G8 ou de l'Union européenne, mais il est essentiel que cette concertation puisse avoir lieu et que le meilleur des processus possibles soit défini. Je crois qu'il y a trois dynamiques qui doivent être enclenchées :
La première, c'est une dynamique intérieure irakienne, toutes les forces politiques qui renoncent à la violence doivent pouvoir participer à l'exercice du pouvoir.
La deuxième règle est une dynamique régionale essentielle. Il faut que l'ensemble des pays voisins joue le jeu, apporte une contribution positive. On le voit aujourd'hui, les frontières sont poreuses, c'est un élément d'instabilité.
La troisième dynamique, c'est la dynamique internationale. Toute la communauté rassemblée doit avancer dans la même direction. C'est pour cela que la France propose une conférence internationale. Rappelons-nous, dans le cadre de l'Afghanistan, au lendemain de l'intervention militaire, nous nous sommes réunis pour une conférence internationale à Bonn. Nous avons défini un chemin. Il y a eu une conférence internationale et, à partir de là, jour après jour, les choses ont progressé. Il y a, c'est vrai, au départ en Irak, une division de la communauté internationale. Mais si nous voulons pouvoir avancer malgré tout, il faut retrouver les clefs de l'unité, de l'action collective.
Q - Les Etats-Unis ont un plan très clair pour le Moyen-Orient. L'Europe ne doit-elle pas tenter de contrebalancer ce plan ?
R - Nous avons aussi nos propres convictions et notre propre expérience.
Q - La France et l'Europe ?
R - La France et l'Europe. Il y a plusieurs années, nous avons lancé un processus euro-méditerranéen qui fonctionne bien, avec un volet à la fois politique, économique et social. Nous parlons franchement avec nos amis américains car nous avons le souci de déterminer ensemble la meilleure voie d'action au Moyen-Orient. La première règle pour nous, c'est que l'on ne peut dicter seuls l'avenir de cette région. Il faut le faire en partenariat avec ces pays, les écouter, et déterminer une ligne de conduite commune. Le second point, c'est que les situations sont très différentes. La situation de l'Egypte ou de l'Arabie saoudite n'est pas identique, les situations du Pakistan ou du Maghreb ne se ressemblent pas. Prenons en compte les différences.
Ensuite, il faut avoir une vision globale. C'est-à-dire qu'il faut, certes, s'attaquer aux questions de sécurité avec prudence et, en même temps, s'attaquer aux questions politiques, économiques et sociales. Pour nous, il y a un préalable essentiel : on ne peut pas espérer que cette région aille mieux si nous ne réglons pas le grand conflit de cette région, celui du Proche-Orient, le conflit entre Israël et les pays arabes.
Q - Et là, c'est l'impasse totale.
R - Oui et pourtant, il n'y a pas de fatalité, il y a même des perspectives qui s'ouvrent. Le Premier ministre israélien marque sa volonté de se retirer de Gaza. Faisons de cette volonté, qui est aujourd'hui une nécessité, une chance, pour inscrire ce retrait dans le cadre d'un plan négocié. A partir de là, que la communauté internationale prenne ses responsabilités, se déploie à Gaza, qu'une conférence internationale, là encore relance la perspective.
Q - Par exemple, une force d'interposition ?
R - Oui, une force d'interposition à Gaza qui permette de marquer clairement l'engagement de la communauté internationale. Il faut que les implantations qui existent à Gaza ne soient pas déplacées de la Cisjordanie, que l'on crée à nouveau la dynamique, que l'on retrouve l'esprit et la règle de la Feuille de route. Je crois que le chemin existe. Il n'y a pas de fatalité non plus dans cette région-là.
Q - L'Europe, terre de Jihad ! Les Européens se mobilisent pour lutter contre le terrorisme, que faut-il faire, ajouter des "gimmicks" supplémentaires ? Il y a déjà Europol, Eurojust, faut-il créer une agence centrale de renseignements européenne, un "Monsieur lutte anti-terrorisme" ?
R - Nous disposons déjà de beaucoup d'atouts dans cette lutte contre le terrorisme et nous avons beaucoup progressé. Je crois qu'il faut d'abord retrouver l'élan qui fut celui d'après le 11 septembre. Il est très important que cette mobilisation soit une mobilisation totale de l'ensemble de nos pays avec, une fois de plus, beaucoup d'atouts, beaucoup de leviers, vous en avez rappelez quelques-uns. Il faut que nous cherchions à mieux coordonner notre action d'Européens, qu'il y ait, comme l'a proposé Javier Solana, un responsable.
Q - Vous êtes pour ?
R - Je crois que c'est une bonne idée.
Q - Un commissaire ?
R - Un commissaire ou un coordonnateur. Je crois qu'il faut être pratique et pragmatique. A partir de là, il faut bien sûr, non seulement coordonner notre action sur le plan technique pour nous permettre de mieux cerner la réalité, de mieux lutter contre le terrorisme mais, une fois de plus, il faut que nous retrouvions notre vocation d'Européens qui est d'apporter des solutions aux crises. L'Europe doit jouer un rôle au Moyen-Orient, d'autant plus fort que c'est une région voisine et que les conséquences de ce qui s'y passe sont très directes chez nous. A partir de là, oui, reprenons l'initiative au Proche-Orient en liaison avec nos partenaires américains ! Reprenons une position coordonnée vis-à-vis de l'Irak ! Je crois que le monde a besoin d'une voix forte de l'Europe, d'une voix unie, une voix qui propose. C'est dans ce sens que nous devons travailler.
Q - L'Europe et les Etats-Unis, c'est la réconciliation, avec la France en particulier. Attend-on M. Bush pour l'anniversaire du débarquement en juin ?
R - Nous le souhaitons.
Q - A-t-il dit oui ?
R - Cet anniversaire doit être l'anniversaire de tous, rassembler tous ceux qui ont lutté et souffert dans ces moments tragiques de notre histoire, que cela soit un grand moment de commémoration, un grand moment de réconciliation. C'est important, nous avons devant nous, un agenda très important : faisons en sorte qu'il soit valorisé par chacune de nos démocraties. Nous avons le Sommet du G8, le Sommet de l'OTAN à Istanbul, le Conseil européen.
Q - Donc, M. Bush viendra en France en juin ?
R - Je le souhaite. Il appartient aux Américains d'apporter eux-mêmes leur réponse, mais je suis confiant. Je crois que c'est une date importante et que les Américains doivent être à ce rendez-vous bien sûr.
Q - Une autre date importante, l'anniversaire du génocide au Rwanda. Le juge Bruguière accuse le FPR d'être derrière l'attentat contre le président Habyarimana, le président Kagamé rétorque que la France devrait d'abord regarder quelles étaient ses implications pendant et avant le génocide. Que répondez-vous au président Kagamé ?
R - D'abord, je crois qu'il ne faut pas mélanger les choses. Il y a d'un côté la justice et de l'autre, l'exécutif. Le gouvernement français n'a pas vocation à se mêler d'une affaire de justice, d'autant que cette affaire est couverte aujourd'hui par le secret de l'instruction. Il y a des fuites de presse, vous comprendrez bien que ce n'est pas à moi de les commenter.
Q - Non, mais les accusations du président Kagamé sont claires.
R - En ce qui concerne les reproches qui ont été faits en particulier à l'intervention humanitaire française, l'opération Turquoise, je crois vraiment que ce n'est pas conforme à la vérité de l'histoire. Nous sommes intervenus à la demande des Nations unies, dans un contexte d'extrêmes tensions, pour éviter un nombre croissant de victimes.
Plusieurs centaines de milliers de vies humaines ont été épargnées grâce à cette intervention. Je crois que cette polémique est particulièrement déplacée.
Q - L'instruction des génocidaires par les troupes françaises, que répond-on à cela ?
R - La France n'a rien à cacher. La France agit et a agi en parfaite transparence, une fois de plus, à la demande de la communauté internationale. Quand le gouvernement d'Edouard Balladur a été mis en place, nous avons été saisis de cette situation, nous avons répondu présents, la France a répondu présent devant un peuple confronté à une tragédie. Je crois que la France n'a pas à rougir de ce qu'elle a fait au Rwanda à travers l'opération Turquoise.
Q - Irez-vous à Kigali pour le 6 avril ?
R - Nous enverrons un ministre qui sera présent à Kigali. Nous n'avons pas encore déterminé qui sera ce responsable français, mais nous serons présents bien sûr.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2004)
R - Tout simplement parce que c'est difficile dans un pays où les tensions entre communautés serbes et albanaises restent très vives. C'est difficile d'éviter ces affrontements qui font, comme on le voit, à la fois beaucoup de morts et beaucoup de blessés.
Cela fait près de 5 ans que la communauté internationale est engagée au Kosovo, avec le souci d'un rapprochement des uns et des autres, d'apporter le calme, un processus de réconciliation, un processus politique. C'est à la fois le travail des Nations unies et, en même temps, des forces de l'OTAN. Vous savez que nous sommes fortement présents puisque nous avons près de 1.800 soldats, que nous avons vocation à prendre la tête de la KFOR, cette force de l'OTAN, à l'été. C'est donc, bien sûr, quelque chose qui nous concerne tous.
Q - Faut-il envoyer des renforts ?
R - Je ne crois pas que ce soit un problème d'effectifs. C'est un problème de lien de confiance avec ces populations ; il y a un travail qu'il faut faire au quotidien et que font d'ailleurs ces forces au quotidien. Mais, une fois de plus, c'est difficile d'empêcher de s'affronter des communautés qui sont, à un moment donné, emportées par la passion, par la suspicion. Cela nous montre les limites de l'action de la communauté internationale mais aussi l'exigence de vigilance. Il n'y a pas de garantie absolue. Vous pouvez avoir 130.000 ou 140.000 soldats en Irak et ne pas empêcher des actions terroristes. Je crois donc qu'il faut prendre en compte cela et aussi l'importance de la recherche de solutions politiques.
Q - Et apaiser ?
R - Pour rétablir la sécurité, il faut bien sûr lutter avec les moyens qui sont les nôtres, les moyens militaires, policiers, judiciaires. Mais la meilleure garantie de sécurité, c'est encore une véritable stratégie politique, une véritable stratégie de réconciliation. Cela nous rappelle donc la complexité de la gestion de ces crises ; il n'y a pas de remèdes miracles, il y a la patience, la détermination, la mobilisation.
Q - Vous êtes en liaison avec les autorités albanaises du Kosovo ?
R - Nous sommes en liaison avec l'ensemble des parties, bien sûr, parce qu'il faut parler avec chacun.
Q - Comment les calme-t-on ?
R - C'est un long processus de confiance, c'est un long processus de dialogue, mais c'est la responsabilité de l'ensemble des pays européens. Et vous savez que l'Union européenne est fortement engagée. Nous le faisons avec tous nos partenaires de la communauté internationale, et c'est ce que nous allons continuer de faire au cours des prochains jours et des prochains mois.
Q - En Irak, une année de l'histoire vient de s'écrire dans la fureur, dans le sang. L'attentat d'hier l'a encore prouvé à Bagdad, vous n'avez pas pu, la France n'a pas pu empêcher cette écriture de l'histoire. Etes-vous amer ? Changeriez-vous de stratégie par exemple ?
R - Pas du tout. Je crois que face au terrorisme, nous avons trois devoirs :
Le premier est celui de fidélité à nos principes, à nos valeurs. Tout le jeu des terroristes, c'est d'essayer de diviser la communauté internationale, de monter les uns contre les autres, d'exploiter les failles et les peurs de la communauté internationale. Face à cela, il faut être fidèle à nos valeurs et à nos convictions, fidèle au droit. Il faut une boussole, et la boussole, c'est le droit, ce sont nos valeurs démocratiques.
Le second devoir est celui de la responsabilité. Il faut agir ! Agir à la fois pour mettre en place des politiques de sécurité adaptées dans les domaines policier, judiciaire, du renseignement, dans le domaine financier, tenter de bloquer la capacité à agir de ces terroristes, mais il faut savoir que la meilleure arme, la meilleure protection face au terrorisme, ce sont les stratégies politiques de paix répondant aux crises, éviter que l'humiliation, la frustration, le ressentiment n'alimentent justement ce cycle de violence et de terrorisme.
La troisième règle absolue, la troisième arme face au terrorisme, c'est le devoir de responsabilité collective. Nous ne devons pas nous diviser, nous devons agir ensemble pour être efficaces et il faut le faire rapidement, car nous sommes devant un virus opportuniste, un virus qui ne cesse de changer et de s'adapter. Nous devons donc être en permanente adaptation.
Q - Tout montre qu'il n'y avait pas d'armes de destruction massive en Irak et que les gouvernements anglais et américain ont manipulé, voire menti aux opinions publiques. Avions-nous, la France, les moyens de démontrer, de démonter la faiblesse des preuves américaines et britanniques ?
R -Le processus qui avait été choisi donnait toutes les garanties à la communauté internationale que les informations dont nous allions disposer seraient fournies par des gens sérieux - les inspecteurs - qui faisaient un travail sur place. Je l'ai dit cent fois : ils étaient à la fois l'oeil et la main de la communauté internationale. Il fallait donc faire confiance à ces inspecteurs pour avancer. Et c'est pour cela que nous avons souhaité qu'à chaque étape, ces inspecteurs fassent rapport devant le Conseil de sécurité. Il faut être guidé dans de telles affaires, il faut agir en fonction des connaissances dont on dispose sur le terrain. Et c'est pour cela qu'aujourd'hui, tirant les leçons de cette affaire irakienne, nous proposons la création d'un véritable corps du désarmement qui, dans des situations de crises peut, sur place, informer le Conseil de sécurité de la même façon. Parce que nous ne pouvons pas accepter le maintien au pouvoir de dictatures souvent sanguinaires. Nous demandons donc la création d'un corps des Droits de l'Homme qui, là encore, informera la communauté internationale et lui permettra d'agir en connaissance de cause. Je crois que personne, aucune puissance aujourd'hui ne peut s'arroger seule le droit d'agir au nom de la communauté internationale. Pour agir efficacement, il faut s'appuyer sur le droit, sur une volonté collective. Il faut de la légitimité, et la légitimité, c'est la condition de l'efficacité.
Q - Hans Blix dit que l'affaire d'Irak, la guerre d'Irak a été la faillite de tous les services de renseignement. Etes-vous d'accord avec cette affirmation ?
R - Faillite, je ne le crois pas, parce qu'un certain nombre de services de renseignement ont fourni des informations précises et ont marqué les limites, justement, de leurs connaissances. Concernant nos propres services de renseignement, je crois qu'ils ont fait leur travail. La question est de savoir parfois, comment on interprète les renseignements qui sont fournis, ce que l'on extrapole à partir de ces renseignements. C'est là où, je crois, il faut beaucoup d'humilité, il faut partager l'information, travailler ensemble. Et la règle pour moi, c'est unité de la communauté internationale.
Q - Selon M. Blix d'ailleurs, M. Chirac se méfiait des services de renseignement puisqu'il était persuadé qu'il n'y avait pas d'armes de destruction massive en Irak et que les services s'auto-intoxiquaient.
R - Dans des situations de crise, le politique a une responsabilité supérieure : c'est celle d'avancer et de le faire, à chaque fois, en prenant ses responsabilités. Il doit, bien sûr, faire la somme des informations qui sont les siennes, le renseignement est un élément de la décision, il n'est pas toute la décision.
Q - Un an après, qui a le pouvoir en Irak aujourd'hui, Al Qaïda ou les Etats-Unis ?
R - Toute la question de l'Irak est de savoir comment nous comblons le vide politique qui y existe toujours aujourd'hui. Comment faisons-nous en sorte qu'un processus puisse conduire ce pays à retrouver pleinement sa souveraineté. La communauté internationale a fixé la date du 30 juin.
Q - Que va-t-il se passer ?
R - C'est là où je m'inquiète, c'est là où je crois qu'il faut que la communauté internationale se mobilise beaucoup plus fortement et beaucoup plus rapidement. Nous devons clairement fixer la règle qui déterminera les conditions dans lesquelles ce gouvernement agira. Au 30 juin, nous devons avoir un gouvernement à la fois légitime et souverain. Ceci implique que ce processus politique soit déterminé par l'ensemble de la communauté internationale. C'est dire que nous n'avons pas de temps à perdre.
Q - Faut-il relancer la force internationale sous l'égide des Nations unies ?
R - Bien sûr. Je crois que tout ce qui va dans le sens de la légitimité, de la souveraineté et de l'unité de la communauté internationale va dans le sens de la stabilisation. On le voit bien en Irak, cette légitimité est indispensable. Cela ne veut pas dire, dans une situation très difficile, que nous réglerons le problème du terrorisme du jour au lendemain, mais nous en limiterons les effets. Il s'agit donc d'avancer ensemble, étape par étape, avec patience et humilité. Evidemment, pour avancer ensemble, il faut être mobilisés.
Q - Avancer aussi avec les Etats-Unis ?
R - Bien sûr, avec les Américains. Nous demandons aujourd'hui des réunions d'urgence, à la fois au niveau européen et en même temps, au niveau du Conseil de sécurité, justement parce que, tous les problèmes qui sont sur la table ne peuvent pas être réglés seuls, par quelques-uns des acteurs. Il faut que toute la communauté internationale puisse agir, décider. Nous devons le faire dans le cadre du Conseil de sécurité, dans le cadre du G8 ou de l'Union européenne, mais il est essentiel que cette concertation puisse avoir lieu et que le meilleur des processus possibles soit défini. Je crois qu'il y a trois dynamiques qui doivent être enclenchées :
La première, c'est une dynamique intérieure irakienne, toutes les forces politiques qui renoncent à la violence doivent pouvoir participer à l'exercice du pouvoir.
La deuxième règle est une dynamique régionale essentielle. Il faut que l'ensemble des pays voisins joue le jeu, apporte une contribution positive. On le voit aujourd'hui, les frontières sont poreuses, c'est un élément d'instabilité.
La troisième dynamique, c'est la dynamique internationale. Toute la communauté rassemblée doit avancer dans la même direction. C'est pour cela que la France propose une conférence internationale. Rappelons-nous, dans le cadre de l'Afghanistan, au lendemain de l'intervention militaire, nous nous sommes réunis pour une conférence internationale à Bonn. Nous avons défini un chemin. Il y a eu une conférence internationale et, à partir de là, jour après jour, les choses ont progressé. Il y a, c'est vrai, au départ en Irak, une division de la communauté internationale. Mais si nous voulons pouvoir avancer malgré tout, il faut retrouver les clefs de l'unité, de l'action collective.
Q - Les Etats-Unis ont un plan très clair pour le Moyen-Orient. L'Europe ne doit-elle pas tenter de contrebalancer ce plan ?
R - Nous avons aussi nos propres convictions et notre propre expérience.
Q - La France et l'Europe ?
R - La France et l'Europe. Il y a plusieurs années, nous avons lancé un processus euro-méditerranéen qui fonctionne bien, avec un volet à la fois politique, économique et social. Nous parlons franchement avec nos amis américains car nous avons le souci de déterminer ensemble la meilleure voie d'action au Moyen-Orient. La première règle pour nous, c'est que l'on ne peut dicter seuls l'avenir de cette région. Il faut le faire en partenariat avec ces pays, les écouter, et déterminer une ligne de conduite commune. Le second point, c'est que les situations sont très différentes. La situation de l'Egypte ou de l'Arabie saoudite n'est pas identique, les situations du Pakistan ou du Maghreb ne se ressemblent pas. Prenons en compte les différences.
Ensuite, il faut avoir une vision globale. C'est-à-dire qu'il faut, certes, s'attaquer aux questions de sécurité avec prudence et, en même temps, s'attaquer aux questions politiques, économiques et sociales. Pour nous, il y a un préalable essentiel : on ne peut pas espérer que cette région aille mieux si nous ne réglons pas le grand conflit de cette région, celui du Proche-Orient, le conflit entre Israël et les pays arabes.
Q - Et là, c'est l'impasse totale.
R - Oui et pourtant, il n'y a pas de fatalité, il y a même des perspectives qui s'ouvrent. Le Premier ministre israélien marque sa volonté de se retirer de Gaza. Faisons de cette volonté, qui est aujourd'hui une nécessité, une chance, pour inscrire ce retrait dans le cadre d'un plan négocié. A partir de là, que la communauté internationale prenne ses responsabilités, se déploie à Gaza, qu'une conférence internationale, là encore relance la perspective.
Q - Par exemple, une force d'interposition ?
R - Oui, une force d'interposition à Gaza qui permette de marquer clairement l'engagement de la communauté internationale. Il faut que les implantations qui existent à Gaza ne soient pas déplacées de la Cisjordanie, que l'on crée à nouveau la dynamique, que l'on retrouve l'esprit et la règle de la Feuille de route. Je crois que le chemin existe. Il n'y a pas de fatalité non plus dans cette région-là.
Q - L'Europe, terre de Jihad ! Les Européens se mobilisent pour lutter contre le terrorisme, que faut-il faire, ajouter des "gimmicks" supplémentaires ? Il y a déjà Europol, Eurojust, faut-il créer une agence centrale de renseignements européenne, un "Monsieur lutte anti-terrorisme" ?
R - Nous disposons déjà de beaucoup d'atouts dans cette lutte contre le terrorisme et nous avons beaucoup progressé. Je crois qu'il faut d'abord retrouver l'élan qui fut celui d'après le 11 septembre. Il est très important que cette mobilisation soit une mobilisation totale de l'ensemble de nos pays avec, une fois de plus, beaucoup d'atouts, beaucoup de leviers, vous en avez rappelez quelques-uns. Il faut que nous cherchions à mieux coordonner notre action d'Européens, qu'il y ait, comme l'a proposé Javier Solana, un responsable.
Q - Vous êtes pour ?
R - Je crois que c'est une bonne idée.
Q - Un commissaire ?
R - Un commissaire ou un coordonnateur. Je crois qu'il faut être pratique et pragmatique. A partir de là, il faut bien sûr, non seulement coordonner notre action sur le plan technique pour nous permettre de mieux cerner la réalité, de mieux lutter contre le terrorisme mais, une fois de plus, il faut que nous retrouvions notre vocation d'Européens qui est d'apporter des solutions aux crises. L'Europe doit jouer un rôle au Moyen-Orient, d'autant plus fort que c'est une région voisine et que les conséquences de ce qui s'y passe sont très directes chez nous. A partir de là, oui, reprenons l'initiative au Proche-Orient en liaison avec nos partenaires américains ! Reprenons une position coordonnée vis-à-vis de l'Irak ! Je crois que le monde a besoin d'une voix forte de l'Europe, d'une voix unie, une voix qui propose. C'est dans ce sens que nous devons travailler.
Q - L'Europe et les Etats-Unis, c'est la réconciliation, avec la France en particulier. Attend-on M. Bush pour l'anniversaire du débarquement en juin ?
R - Nous le souhaitons.
Q - A-t-il dit oui ?
R - Cet anniversaire doit être l'anniversaire de tous, rassembler tous ceux qui ont lutté et souffert dans ces moments tragiques de notre histoire, que cela soit un grand moment de commémoration, un grand moment de réconciliation. C'est important, nous avons devant nous, un agenda très important : faisons en sorte qu'il soit valorisé par chacune de nos démocraties. Nous avons le Sommet du G8, le Sommet de l'OTAN à Istanbul, le Conseil européen.
Q - Donc, M. Bush viendra en France en juin ?
R - Je le souhaite. Il appartient aux Américains d'apporter eux-mêmes leur réponse, mais je suis confiant. Je crois que c'est une date importante et que les Américains doivent être à ce rendez-vous bien sûr.
Q - Une autre date importante, l'anniversaire du génocide au Rwanda. Le juge Bruguière accuse le FPR d'être derrière l'attentat contre le président Habyarimana, le président Kagamé rétorque que la France devrait d'abord regarder quelles étaient ses implications pendant et avant le génocide. Que répondez-vous au président Kagamé ?
R - D'abord, je crois qu'il ne faut pas mélanger les choses. Il y a d'un côté la justice et de l'autre, l'exécutif. Le gouvernement français n'a pas vocation à se mêler d'une affaire de justice, d'autant que cette affaire est couverte aujourd'hui par le secret de l'instruction. Il y a des fuites de presse, vous comprendrez bien que ce n'est pas à moi de les commenter.
Q - Non, mais les accusations du président Kagamé sont claires.
R - En ce qui concerne les reproches qui ont été faits en particulier à l'intervention humanitaire française, l'opération Turquoise, je crois vraiment que ce n'est pas conforme à la vérité de l'histoire. Nous sommes intervenus à la demande des Nations unies, dans un contexte d'extrêmes tensions, pour éviter un nombre croissant de victimes.
Plusieurs centaines de milliers de vies humaines ont été épargnées grâce à cette intervention. Je crois que cette polémique est particulièrement déplacée.
Q - L'instruction des génocidaires par les troupes françaises, que répond-on à cela ?
R - La France n'a rien à cacher. La France agit et a agi en parfaite transparence, une fois de plus, à la demande de la communauté internationale. Quand le gouvernement d'Edouard Balladur a été mis en place, nous avons été saisis de cette situation, nous avons répondu présents, la France a répondu présent devant un peuple confronté à une tragédie. Je crois que la France n'a pas à rougir de ce qu'elle a fait au Rwanda à travers l'opération Turquoise.
Q - Irez-vous à Kigali pour le 6 avril ?
R - Nous enverrons un ministre qui sera présent à Kigali. Nous n'avons pas encore déterminé qui sera ce responsable français, mais nous serons présents bien sûr.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2004)