Interviews de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, sur France Inter le 4 octobre 2005 et dans "L'Humanité" le 5 octobre 2005, sur la participation constatée lors de la journée de mobilisation syndicale du 4 octobre 2005 et la position de la CGT dans le conflit du travail à la SNCM.

Prononcé le

Média : France Info - L'Humanité

Texte intégral

Interview sur France Inter le 4 octobre 2005 :
S. Paoli - Et demain ? De quel poids cette journée d'action pèsera-t-elle sur le gouvernement Villepin et sur les syndicats, assurés, d'après les sondages du soutien populaire - 74 % des personnes interrogées expriment leur sympathie au mouvement ? Mobiliseront-ils autant ou plus que le 10 mars dernier, sur le thème du pouvoir d'achat ? Mais où sont, aujourd'hui, les marges de manuvre, permettant de répondre aux questions de l'emploi, du pouvoir d'achat, de la défense du service public ? Voyez-vous dans cette journée, aujourd'hui, un point de bascule ? S'agissant des syndicats, on s'est beaucoup posé, ces derniers temps, la question de la représentativité des syndicats. Y a-t-il aujourd'hui une journée, un moment, où tout à coup, les syndicats pourraient reprendre la main ?
B. Thibault - Nous sommes sur une continuité, je voudrais y insister. Certains observateurs ont tendance à considérer que ce serait un point de départ ; moi, je pense que cette journée s'inscrit dans une continuité de ce qui a déjà été exprimé à plusieurs reprises dans notre pays. Il ne faut pas oublier ce qui s'est passé en janvier, février, mars - le 10 mars - dans notre pays.
Q- Un million de personnes dans la rue...
R- Oui, et beaucoup de responsables politiques aiment bien tourner la page rapidement, lorsqu'il y a des mobilisations sociales, des revendications qu'on ne veut pas entendre et on fait comme si d'autres évènements par la suite allaient effacer ce qui c'était passé. Que c'était-il passé par la suite ? Le lundi de Pentecôte, très contesté, pour une raison simple : le Gouvernement nous disait - monsieur Raffarin, Raffarin III à l'époque - qu'il fallait permettre à ceux qui veulent qui gagner plus, de travailler plus. Et il prend deux décisions : il instaure un jour de travail gratuit, le lundi de Pentecôte, et il diminue la majoration pour heures supplémentaires travaillées dans les petites entreprises. Vous avouerez que la démonstration n'est pas évidente. Contestation. Référendum sur le projet de Constitution européenne : je fais abstraction du débat politique, au vrai sens du terme, l'enjeu lié à la Constitution, tout simplement pour rappeler ce que beaucoup d'observateurs ont remarqué à l'occasion de ce référendum, c'est que les questions sociales, les inquiétudes sociales, les préoccupations, les désaccords au plan social étaient prégnants et ont influencé beaucoup de nos concitoyens sur la manière de voter le 29 mai, à la fois par ce qui se faisait ou pas au plan national et aussi par la représentation qu'ils avaient de ce qui se faisait ou pas au plan européen. C'est dans cette continuité-là que doit s'apprécier les orientations au plan économique et au plan social du gouvernement Villepin.
Q- Mais c'est cette continuité que vous évoquez à l'instant, qui vous rend si sûr de vous, quand vous annoncez qu'il y aura probablement plus d'un million de personnes aujourd'hui dans la rue ?
R- C'est simplement au vu d'indications très précises que nous avons recensées. Vous savez que je ne suis pas de ceux, en général, qui lancent des pronostics, comme ça, pour se faire plaisir. Je crois pouvoir dire ce matin...
Q- D'autant que vous prenez un risque, si ce n'est pas le cas !
R- Ce que j'ai recensé hier soir, c'est un nombre d'arrêts de travail, d'appels à des arrêts de travail dans le secteur privé très supérieur au nombre d'arrêts de travail programmés le 10 mars. C'est un nombre de cars se rendant aux manifestations aujourd'hui, très supérieur à ce qu'ils étaient le 10 mars. Donc j'ai tendance à considérer - mais j'espère bien que la journée d'aujourd'hui va nous le confirmer - que la participation à la manifestation va être à ce point importante. Mais c'est vrai que ce matin, je pense que nous pouvons être confiants sur la réussite d'une mobilisation qui, soulignons-le, se fait à l'appel de tous les syndicats de notre pays. Ce n'est quand même pas une chose totalement banale et que le Gouvernement peut minorer.
Q- Le contexte social de ces derniers jours est-il un accélérateur ? L'affaire Hewlett-Packard, probablement, sensibilise aussi beaucoup les cadres ; l'affaire de la SNCM qui a été mal gérée par le Gouvernement, est-elle un accélérateur ?
R- Ce sont des révélateurs parmi d'autres. Parce que, malheureusement, toutes les semaines, nous avons des annonces de suppressions d'emplois, de restructuration. HP est un cas extrême : une multinationale dont la situation financière est florissante - plusieurs milliards de dollars de bénéfices. Ce n'est pas un problème de rentabilité économique qui justifie une restructuration mondiale des activités de HP, c'est un taux de rentabilité jugé insuffisant. La rentabilité du capital investit est déjà importante, elle est jugé encore insuffisante aux yeux des actionnaires. Et nous voyons donc plusieurs choses au travers de cette situation particulière : c'est qu'aucune catégorie de salariés ne peut se considérer à l'abri du phénomène de restructuration, alors que pendant très longtemps, on a expliqué, notamment dans notre pays, que seuls les emplois peu qualifiés, que les secteurs à fort taux de main d'uvre allaient être les victimes. Non, on s'aperçoit aujourd'hui que si on ne réfléchit pas sur d'autres paramètres, s'agissant du fonctionnement de l'économie d'un certain nombre de groupes, eh bien, il n'y a plus de référence sociale qui vaille dans la société que l'on nous prépare pour demain.
Q- Mais ça, c'est vraiment la grande question, et j'allais vous la poser, c'est celle de demain : qu'est-ce que vous faites demain, dans un monde où la délocalisation est une réalité, où la valeur ajoutée n'est pas qu'en Europe ? Il suffit de regarder ce que font les Indiens aujourd'hui en matière, notamment, de réseaux électroniques et leur rôle dans l'espace virtuel... Tout cela est une réalité, et la sous-traitance, de plus en plus répandue... Qu'est-ce que les syndicats peuvent proposer, demain ?
R- Exiger, comme nous le faisons aujourd'hui, un autre traitement des questions sociales, à la fois sur les questions d'emploi et de pouvoir d'achat, c'est pousser un peu plus l'exigence qu'il y a à réinjecter la dimension sociale dans l'économie.
Q- Mais comment ?
R- En faisant des éléments sociaux des éléments de comparaison. Je prends un cas : la SNCM. On vous dit qu'il y a deux entreprises qui servent la desserte de la Corse. Elles n'ont pas toutes les deux la même mission : il y a une entreprise exclusivement privée d'un côté, il y a une entreprise qui est publique sous maîtrise d'Etat, qui a des missions de services publics. Si on ne prend pas la comparaison sur les paramètres sociaux, les salaires pratiqués, les horaires de travail, la question de la qualité des prestations, de la sécurité des prestations, on ne parle de concurrence que d'un strict point de vue de rentabilité financière. Or, Corsica ferries, par exemple, a été épinglée à trois reprises pour avoir dégazé en Méditerranée : est-ce que c'est comme cela que l'on considère la compétitivité économique ? Lorsque l'on nous met des comparaisons internationales sur le coût de la main d'uvre, est-on pour que la norme, la référence de l'économie, et au plan social, soit les moins bien payés, ceux qui n'ont pas de droits sociaux, voire qui n'ont pas de droits démocratiques, qui sont parfois condamnés à produire, y compris dans des enceintes de prison ? Est-ce cette économie compétitive-là qu'on nous prépare au détriment des libertés fondamentales, des libertés humaines ?
Q- L'autre grande question - on l'a souvent évoquée ici -, est celle du réformisme : dans une économie mondiale à ce point concurrentielle, n'est-il pas temps, dans ce pays, que le principe de négociation entre les syndicats et le Gouvernement change ? A la SNCM, on l'a vu venir de très loin, le conflit ! Pardon, mais la CGT, elle aussi, a une forme de responsabilité dans la surenchère au sein de la SNCM. N'y avait-il pas là moyen - c'est un cas d'école presque ! - de trouver une meilleure réponse que celle que le Gouvernement et vous avez apportée à un conflit de cette nature ?
R- Nous n'avons pas pu apporter de réponses, dans la mesure où nous ne sommes pas dans la position du décideur. Par contre, je voudrais rappelez que depuis septembre 2004, j'ai demandé une table ronde nationale avec le Gouvernement sur l'avenir de la SNCM. Nous sommes déjà dans une phase de restructuration de la SNCM qui avait été décidée par le Gouvernement et les autorités de Bruxelles. Mais c'est parce que nous voyons bien l'inefficacité de ce plan que nous avions demandé en son temps, au Gouvernement Raffarin, des tables rondes pour discuter avec les organisations syndicales. Il a fallu attendre février 2005 pour avoir la première table ronde avec monsieur Goulard. Il y a eu huit réunions dites "techniques", pour livrer un diagnostic. Mais dès lors qu'il s'est agi de discuter de l'avenir de la SNCM, les portes se sont fermées, les téléphones sont restés sourds et les portes sont restées fermées ! Les salariés, comme la population, découvrent par voie de presse que le Gouvernement a choisi une voie de reprise de l'activité par le privé. On passe d'une entreprise nationale à une activité qui serait entièrement privatisée. D'où la colère, l'incompréhension, l'exaspération légitime des salariés. Vous parlez des conflits à la SNCM, c'est vrai qu'il y a eu des conflits à la SNCM ; je voudrais dire qu'on aurait pu faire l'économie d'un certain nombre de conflits. C'est vrai qu'il a fallu faire grève, par exemple, pour s'opposer à la volonté d'introduire, par accord d'entreprise, un glissement vers ce qu'on a appelé, à l'époque, la "corsisation" des emplois. Parce que c'est vrai que nous faisons partie des organisations qui ne souhaitent pas que dans le droit social français s'installe ce genre de paramètres ou de nouvelles références. Alors, fallait-il ou pas faire grève ? Malheureusement, il a fallu faire grève pour faire revenir sur des principes républicains du droit social français.
Q- C'est une journée importante pour les syndicats, c'est une journée importante pour le Gouvernement. Vous avez en face de vous - vous avez rencontré plusieurs fois déjà - un Premier ministre qui s'appelle D. de Villepin, et vous avez aussi un homme, N. Sarkozy, qui est partisan du service minimum. Où sont les voies de passage, aujourd'hui, entre la ligne Villepin et la ligne Sarkozy, pour un homme comme vous ?
R- Je crois que les personnes qui sont en responsabilité ministérielle feraient bien d'accorder plus d'attention à ce que disent les Français qu'à leur compétition respective en vue d'échéances, qui, pour l'instant, je le dis en tant que syndicaliste, ne sont pas considérées comme l'urgence du moment. L'urgence du moment, c'est d'avoir des réponses rapides sur les questions qui sont posées aujourd'hui, sur la question des salaires et la question de l'emploi. Alors qu'il y ait - comme c'est, de manière assez classique dans les rangs de la droite aujourd'hui, et plus singulièrement dans les rangs de l'UMP - des va-t-en-guerre qui veulent détourner les revendications d'aujourd'hui en essayant de faire porter le débat sur le droit de grève, cela ne me surprend pas. Mais je redis humblement que si la majorité actuelle pense que résoudre la crise sociale dans laquelle est notre pays passe d'abord et avant tout par restreindre l'exercice du droit de grève, alors là, je crois que cela nous réserve effectivement de beaux jours.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 6 octobre 2005)
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Interview dans L'HUMANITÉ du 5 octobre 2005 :
P. Masson - Comment analysez-vous le succès de la journée de grèves et de manifestations d'hier ?
B. Thibault - Le succès est incontestable. Les manifestations sont plus nombreuses que le 10 mars dernier et rassemblent plus de manifestants. Il y a plus d'arrêts de travail dans le secteur privé. Le gouvernement ne pourra donc pas ressortir l'argument classique qui consiste à dire que seul le secteur public se mobilise. L'opinion publique soutient majoritairement ce mouvement, toutes catégories sociales et toutes sensibilités politiques confondues. Le 4 octobre témoigne de la persistance d'un très fort mécontentement sur les orientations économiques et sociales du gouvernement. Il s'inscrit dans la continuité des protestations du 10 mars dernier, du rejet du lundi de Pentecôte travaillé, du résultat du référendum sur l'Europe. Les salariés exigent un autre traitement des questions sociales. Je ne vois pas d'autres alternatives pour le gouvernement et le patronat que de montrer, dans les jours qui viennent, par des actes précis, qu'ils ont entendu le message de la rue.
Q - Pourquoi la CGT appelle déjà à prolonger l'action°?
R - Très tôt dans cette rentrée, et de manière assez spectaculaire, les organisations syndicales ont été unanimes à appeler à cette journée de mobilisation. Le principe de faire le point entre syndicats est acquis. S'il n'y a pas très vite des avancées réelles et concrètes, il nous reviendra d'organiser d'autres rendez-vous.
Il faut continuer de mener la bataille à tous les niveaux, de l'entreprise au plan interprofessionnel. Depuis le 10 mars, dans certaines entreprises, les salariés ont arraché des augmentations de salaires ou des embauches en CDI. Dans les branches professionnelles, une mesure d'urgence s'impose : aucun salaire en dessous du SMIC. Concernant les fonctionnaires, le gouvernement joue la montre mais personne n'est dupe. Dès lors que l'Assemblée nationale va discuter le budget de l'Etat, le cadre des négociations salariales est forcément limité. On n'est jamais certain à l'avance d'être entendu sur une revendication. Mais si les salariés laissaient faire, leur situation continuera de se dégrader très rapidement et dans tous les domaines.
Q - Dans ce cadre, quelles sont vos exigences les plus urgentes°?
R - Le gouvernement devrait immédiatement nous inviter à une table de discussion pour lister les sujets à soumettre à des négociations. Le Medef lui, doit accepter de changer son fusil d'épaule sur les négociations en cours, pénibilité du travail, emploi des seniors et celles à venir, notamment l'assurance chômage, et négocier réellement une augmentation des salaires par branche. Nous sommes légitimes à donner notre avis sur des réformes qui touchent au droit social et au quotidien des salariés. Les organisations syndicales ne veulent plus être systématiquement mises devant le fait accompli. Le Contrat nouvelles embauches s'attaque au droit social en autorisant les employeurs à licencier sans motif et il est décidé par voie d'ordonnance malgré l'opposition unanime des syndicats. Je constate que, sauf quand elle y est forcée, pour la SNCM par exemple, la majorité politique actuelle prétend passer outre l'opinion des organisations syndicales. C'est une question de rapport de force.
Q - Vous êtes justement allé chez Le Premier ministre pour discuter de la SNCM. Ce n'est pas un acte habituel pour un secrétaire général. Qu'est ce qui vous inquiète°?
R - C'est le véritable sabordage de la SNCM, délibérément organisé par les gouvernements Raffarin et Villepin, alors que les salariés et leurs représentants ont demandé, sans succès depuis des mois, de pouvoir discuter de l'avenir de la compagnie nationale. Une fois de plus, on veut imposer des choix qui ne sont pas débattus alors qu'ils peuvent avoir de graves conséquences sur le service public, l'emploi, l'avenir de la Corse et des corses. Le conflit de la SNCM concentre des enjeux sociaux, économiques, mais aussi politiques bien particuliers qui justifiaient une interpellation directe du Premier ministre. C'est le gouvernement qui porte l'entière responsabilité du conflit qui ne se résoudra pas par le chantage, mais par la négociation avec les salariés. Lors de la réunion de ce jour, le gouvernement doit faire la démonstration qu'il a pris conscience du rapport de forces qui s'est exprimé hier.
Q - Sur l'emploi, l'idée grandit qu'il faut exiger des contreparties aux allégements de charges patronales. Cela vous satisfait-il°?
R - Oui, en se posant aussi la question plus fondamentale de leur utilité, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle le gouvernement refuse de nous rencontrer. Le soutien financier de l'Etat aux entreprises privées devrait passer de 20 milliards d'euros en 2005 à près de23 milliards en 2006, pour un chômage à 10 %. Chaque semaine qui passe nous montre les effets pervers, notamment en terme de développement de la précarité, de ces aides accordées de manières uniformes et sans aucune contrepartie. Nous sommes, de ce point de vue, dans une période paradoxale. Le gouvernement continue de défendre le bien fondée de soutiens financiers publics pour des entreprises privées. Mais il refuse le débat sur tout soutien public à des entreprises publiques. C'est quand même le monde à l'envers°! L'argent public est en train de se substituer à la responsabilité des entreprises dans la rémunération du travail. Les grands bénéficiaires de cette politique sont les actionnaires. Les salariés ont donc bien raison de réclamer un retour sur la richesse produite plus important.
(Source http://www.cgt.fr, le 5 octobre 2005)