Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, à France 2 le 19 juillet 1995, sur les débats parlementaires au sujet du collectif budgétaire, le conflit en Yougoslavie et la réponse aux agressions des "Bosno-serbes".

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Q - Monsieur le Premier ministre, ces images sont très dures, elles sont
malheureusement quotidiennes, Srebrenica est tombée la semaine dernière, Zepa est en phase
de tomber aux mains des Serbes bosniaques ; doit-on se résigner à voir tomber les enclaves
musulmanes les unes après les autres en Bosnie ?

R - Il n'y a plus qu'un pays au monde aujourd'hui qui répond non à cette question, c'est
la France. Je voudrais rappeler que les zones de sécurité ont été instituées en avril 1993 et cela
avait été à l'époque à l'initiative de la France, parce que déjà on voyait à ce moment-là des
images comme celles que nous venons de regarder, qui sont évidemment insoutenables.
Pendant deux ans, deux ans, 93-94 et le début de 95, nous sommes arrivés à maintenir les
zones de sécurité à Srebrenica, à Zepa, à Gorazde, à Tuzla, Sarajevo, à Bihac et puis depuis
deux ou trois mois, face, il faut bien le dire, à la démission de la communauté internationale,
cette construction qui était la nôtre, vers laquelle la France avait beaucoup oeuvré, est en train
de s'effondrer.

Eh bien, nous avons encore une occasion, j'allais dire une chance mais on hésite à
employer ce mot face à ce drame, de marquer un coup d'arrêt face à la folie serbe, c'est
Gorazde. On ne peut pas accepter que se reproduise à Gorazde avec, j'allais dire la complicité
- le mot n'est peut-être pas trop fort - des Nations unies, ce qui s'est passé depuis quelques
jours à Srebrenica. C'est la raison pour laquelle la France dit "il faut aller à Gorazde, il faut
envoyer à Gorazde un millier d'hommes avec des armes, non pas pour faire la guerre aux
Serbes, mais pour défendre les populations et faire respecter la zone de sécurité", et la France
demande à ses partenaires qui le peuvent, aux grands pays, aux Américains, aux Britanniques,
aux Allemands, d'aller avec elle à Gorazde pour faire cesser cela et dire "maintenant ça suffit,
non à cette provocation des combattants serbes face à la communauté internationale". Serons-
nous entendus ?

Q - Oui, on va revenir sur l'application concrète de ce que vous proposez ; il y aura
cette réunion très importante vendredi à Londres de ce groupe de contact ; il y a eu un
entretien aujourd'hui entre Bill Clinton, Jacques Chirac et le Premier ministre britannique.
Est-ce que l'on est d'ores et déjà parvenu à un projet d'accord, à un accord ?

R - Le Président de la République a appelé le Président Clinton cet après-midi. J'ai moi-
même appelé le Premier ministre britannique, en milieu d'après-midi, et nous avons fait cette
proposition sur l'idée qu'il faut marquer un coup d'arrêt. On ne peut plus accepter que des
Casques bleus assistent à la purification ethnique, au tri des femmes, des enfants, des
vieillards. On nous a dit oui, mais un certain nombre d'objections ont été faites à la
proposition française, parce qu'elle semble encore insuffisamment précise. Eh bien, j'ai
demandé qu'immédiatement, ce soir, demain, des experts militaires américains, anglais,
français, se réunissent pour essayer de monter cette opération à Gorazde, et sur ce point j'ai
reçu un accord de nos partenaires et donc nos experts sont en train d'y travailler en ce moment
même.

Q - Très concrètement, pour envoyer un millier d'hommes à Gorazde, il faut des
hélicoptères, c'est obligatoire, les hélicoptères ont été demandés aux Américains. Est-ce que
vous avez une réponse sur ce point ?

R - Je viens de vous dire que la proposition a été faite et qu'on nous a dit, il faut
l'étudier. Il faut une cinquantaine d'hélicoptères. Si on le veut, il faut cesser de se cacher
derrière son petit doigt, si on le veut on le peut ! Une opération de ce type, qui est lourde, mais
qui n'est pas une opération gigantesque, un millier d'hommes, est à la portée des grands pays
occidentaux s'ils veulent en prendre la responsabilité. J'espère qu'on comprendra que la France
ne peut pas le faire toute seule, mais qu'il faut que nous le fassions ensemble. Et vendredi à
Londres, si on n'arrive pas à un accord préalable entre les grands pays, nous ne cautionnerons
pas une solution de compromis, une opération alibi qui consisterait à maintenir quelque
200 Casques bleus à Gorazde. Pour quoi faire ? Pour attendre que se passe à Gorazde ce qui
s'est passé à Srebrenica ? Ca, nous ne l'accepterons pas et nous n'y participerons pas, et nous le
dirons.
Q - Donc, s'il n'y a pas d'accord à Londres vendredi, la France pourrait agir toute seule
ailleurs sur Sarajevo par exemple ?

R - La France est à Sarajevo. Et à Sarajevo, nous avons 2000 à 2500 hommes ; nous ne
laisserons pas faire ce qui se passe depuis quelques jours dans les enclaves orientales. Là-
dessus nous avons déjà montré notre détermination. Il y a quelques semaines, ça a été à
Sarajevo même un tournant. Eh bien, nous sommes décidés à le faire, si ce qu'on appelle entre
guillemets, j'hésite à utiliser ce mot, la communauté internationale, parce que la communauté
c'est un beau mot, et là, la communauté internationale ça n'est pas une belle réalité. Si, une
fois encore, il n'y a pas de volonté, alors un moment viendra où le discours de ce combattant
bosniaque que nous entendions tout à l'heure sera le seul qui soit véritablement logique, c'est-
à-dire "levons l'embargo, retirons la FORPRONU et laissons les combattants se battre". C'est
la solution du désespoir, je l'avais dit en avril 93. Nous avons tout fait pour l'éviter, la France a
tout fait pour l'éviter. Elle y est arrivé pendant deux ans. Si aujourd'hui, nous sommes les seuls
à tenir ce langage, alors il faudra demander la mise en application du plan de l'OTAN pour le
retrait de la FORPRONU. Ce serait contraints et forcés que nous le ferions, mais ce serait pire
de maintenir des soldats français assistant sans rien faire à la purification ethnique ; ça c'est
fini.

Q - Est-ce que finalement ce n'est pas ce qu'attendent les autorités bosniaques ? On dit
beaucoup, ces dernières heures, que les autorités bosniaques s'opposeraient au déploiement
de la Force de Réaction rapide. Est-ce que vous avez des informations précises ? Il y a eu des
rumeurs, des informations en provenance d'un ministère de votre gouvernement.

R - Vous savez, cette guerre est très compliquée et ceux qui ont présenté à un certain
moment la situation comme très tranchée entre le bien et le mal, ont peut-être parfois un peu
simplifié les choses. C'est vrai qu'il y a des provocations de tous les côtés, mais aujourd'hui,
qui est-ce qui agresse Srebrenica et Zepa ? C'est clair, ce sont les Bosno-Serbes ; donc le
moment n'est plus aux analyses diplomatiques un peu trop fines, le moment est à la réaction
internationale. Il faut dire stop !

Q - Mais quand un responsable ministériel dit "le problème ce ne sont pas les Serbes, ce
sont les Bosniaques", il se trompe ?

R - Mais le problème, c'est l'ensemble du débat, ce sont les Croates et les Bosniaques, ce
sont les Serbes. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Ce que nous voyons ce n'est pas aujourd'hui
matière à peser les responsabilités des uns et des autres. Est-ce que nous sommes capables oui
ou non de dire "la zone de sécurité de Gorazde doit être respectée". C'est cela qui doit être
décidé. Dans les 48 heures, il sera trop tard, et personne n'arrêtera le général Mladic, si le
général Mladic voit que la communauté internationale à Londres vendredi est incapable de se
mettre d'accord, pourquoi s'arrêterait-il ?

Q - C'est une façon pour la France de mettre nos alliés au pied du mur ?

R - C'est une façon pour la France de dire ce qu'elle croit, de réaffirmer un certain
nombre de principes, son attachement à la légalité internationale parce qu'il y a un droit
international qui a dit "ces zones de sécurité ne doivent pas être occupées par la force" et son
attachement à un certain nombre de principes fondamentaux. C'est ce que nous n'avons cessé
de dire. J'ai été en première ligne pendant deux ans en tant que ministre des Affaires
étrangères. Sur ce plan, nous avions marqué des points, nous avions fait des zones de sécurité,
nous avions fait l'ultimatum de Sarajevo, nous avions rétabli à peu près une situation vivable à
Sarajevo. Je l'ai dit, depuis deux ou trois mois, par une succession de petites - comment dire -
résignations, ou acceptations de la part des Nations unies et de la communauté internationale,
cette construction est en train de s'effondrer. Nous avons encore une occasion d'arrêter, non
pas le drame, il est déjà là, mais l'accélération du drame. Serons-nous assez courageux les uns
et les autres pour le faire ? La France, je crois, donne le ton.

Q - Monsieur le Premier ministre, si l'embargo est levé, cela signifie l'embrasement
presque à coup sûr de la Bosnie et le retrait des Casques bleus ?

R - Cela signifie le retrait des Casques bleus à l'évidence. Il existe un plan qui porte
d'ailleurs un numéro qui s'appelle le plan 40.104 qui a été préparé par l'OTAN pour retirer les
Casques bleus, parce que la levée de l'embargo cela veut dire, comme vous venez de
l'indiquer, l'embrasement, c'est-à-dire les combats avec des armes lourdes, et on ne peut pas
laisser des soldats des Nations unies sous le feu des canons. Cette levée de l'embargo c'est la
solution de Ponce Pilate, il faut quand même bien le dire. Cela consiste à dire pour la
communauté internationale et pour les Américains, on s'en va, eux n'ont pas à s'en aller
puisqu'ils n'y étaient pas, et on laisse les combattants se battre, c'est ça que cela veut dire. Si
on ne peut rien faire d'autre - et je reprends l'expression que j'ai utilisée il y a deux ans - ce
sera la solution du désespoir, mais je voudrais quand même dire qu'il est un peu facile, quand
j'entends certains sénateurs américains, de donner des leçons. L'Europe n'a pas à être fière de
ce qui s'est passé, c'est sûr, c'est la honte et le déshonneur ; c'est une tache qui restera
longtemps sur notre conscience. Mais si les Américains, il y a un an, deux ans, avaient levé le
petit doigt pour soutenir les plans de paix qui ont été préparés, et que nous avons été à deux
doigts de faire accepter, eh bien, la guerre se serait arrêtée, j'en suis convaincu. Alors c'est un
peu facile aujourd'hui pour certains parlementaires américains de venir donner des leçons de
morale à tout le monde ; qu'ils envoient donc des hélicoptères pour aller à Gorazde puisqu'ils
ne veulent pas envoyer d'hommes, cela sera beaucoup plus efficace que de lever l'embargo et
de s'en aller !

Q - Une dernière question sur ce dossier bosniaque, est-ce que finalement le retrait des
Casques bleus ce n'est pas ce que tout le monde souhaite sans le dire, les Serbes, les
Bosniaques, parce qu'ils veulent se battre et les Casques bleus parce qu'ils sont impuissants à
régler une situation, cette situation ?

R - Le jour où les Casques bleus partiront, s'ils doivent partir, vous me reposerez cette
question en me disant : est-ce que cela n'est pas une lâcheté insoutenable de la communauté
internationale que de retirer les Casques bleus qui, même si on peut leur faire beaucoup de
critiques, et j'en ai fait moi-même, ont quand même pendant deux ans sauvé des milliers de
vies humaines ? Alors on arrivera peut-être à cette extrémité mais cela sera un échec, ce n'est
pas une vraie solution, ce n'est que la sanction d'une déroute de la communauté internationale.
Je voudrais encore le redire. A Gorazde et à Sarajevo, nous avons la possibilité, à condition
d'une toute petite marque de volonté internationale, notamment de nos grands alliés, d'arrêter
cela et ensuite reprendre un processus diplomatique parce qu'il ne s'agit pas de faire la guerre,
il s'agit de marquer un coup d'arrêt pour reprendre la discussion, alors faisons-le et faisons-le
avant vendredi.
(Source http://www.doc.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2002)