Interview de M. Denis Kessler, vice-président délégué du MEDEF, à France 2 le 4 décembre 2000, sur le libéralisme économique, la notion de responsabilité, l'Europe et le rôle de l'Etat.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Denis Kessler était l'invité de Alain Duhamel dans le cadre de l'émission " L'entretien " diffusé sur France 2, lundi 4 décembre. Au cours de cet entretien, le vice-président délégué du MEDEF a abordé les sujets suivants : la gestion du risque et la responsabilité, le libéralisme, l'Europe et le rôle de l'Etat.
I- LE RISQUE
" Toutes les sociétés s'organisent autour du risque "
Gérer le risque
/ La plupart du temps en France on gère les crises à chaud. On attend qu'elle soit manifestée et puis à ce moment-là tout-à-coup tout le monde monte au créneau, on demande des rapports immédiats, on nomme de commissions, on annonce des grandes décisions, c'est une gestion des crises qui ne me semble pas appropriée.
Un rôle nouveau pour l'Etat
/ Je crois que c'est le principe d'une démocratie que de faire en sorte d'identifier les risques émergents, ceux qui vont apparaître, de les traiter à froid et non pas à chaud de façon à mettre l'accent sur la prévention.
/ Le principe de précaution qui prévaut à l'heure actuelle suppose que l'Etat, même en situation d'incertitude, doit prendre des décisions. / il faut que l'Etat soit celui qui donne les normes, celui qui demande que des actions de prévention soient menées, celui qui interdit, celui qui contrôle, c'est un aspect régalien de l'intervention de l'Etat. Et dans les sociétés modernes, c'est sans doute un rôle nouveau de l'Etat que d'être en permanence celui qui vis-à-vis de la collectivité, de la communauté attire l'attention et édicte en temps les règles et bien entendu les contrôles qui permettent de faire en sorte que les risques soient évités.
/ Dans les missions essentielles d'un Etat moderne, il y a cette idée d'identification des risques.
/ Nous souhaitons davantage d'Etat dans ce domaine-là. C'est là où les libéraux reconnaissent pleinement le rôle de l'Etat.
Le risque zéro, une utopie totale
/ Le risque zéro n'est pas un objectif. Le risque zéro est une utopie totale et éventuellement d'ailleurs une utopie qui pourrait être dangereuse.
/ Si on ne s'expose pas à des risques, nous allons freiner le développement économique, nous allons ralentir le progrès scientifique. Mais il faut trouver la juste balance entre l'exposition au risque et la minimisation de ses effets.
II - LA RESPONSABILITE
" Une société libérale met en avant le principe de responsabilité "
/ Aux Etats-Unis tout le monde est responsable de tout / Tout a été judiciarisé, la recherche de responsabilité est omniprésente. . Ca pays dépense trois fois plus que nous par an dans la mise en jeu des responsabilités comme le montre le montant des indemnisations accordées.
Responsabilité et solidarité
/ Il ne faut absolument pas mélanger les principes d'assurance dans lesquels spontanément on décide de s'assurer et les principes d'assurance dans lesquels nous sommes couverts par la collectivité.
/ dans le cas de la Sécurité sociale, c'est financé à partir des revenus, c'est-à-dire que ce n'est pas en fonction des risques auxquels chacun est exposé, c'est en fonction des revenus que l'on perçoit. () Dans le cas de l'assurance de marché, les cotisations, les primes de l'assurance ne dépendent pas des revenus mais dépendent des risques particuliers () On demande une prime correspondant au risque et non pas au revenu. Lorsque c'est obligatoire on peut prendre sur tout le monde en fonction des revenus et le redistribuer.
III- LE LIBERALISME
" Il n'y a pas de modèle alternatif à l'économie de marché. Il n'y en a plus "
Le libéralisme, une nécessité ?
Qu'elle soit mûre ou pas pour le passage au libéralisme, la France sera obligée d'y aller. () De toute façon il n'y a pas de modèle alternatif à l'économie de marché. Il n'y en a plus. Nous vivrons dans une économie de marché, qu'on le veuille ou non. Et ceci s'applique à tous les pays . Tout simplement parce que c'est l'état des techniques, l'état de la technologie, c'est l'état des échanges qui veut ça.
Le libéralisme, un avantage ?
Evidemment que l'on y gagne. Si on avait pu trouver un système alternatif à l'économie de marché, qui assure la croissance régulière de l'économie, la création de richesses, l'augmentation du pouvoir d'achat en longue période et arriver à faire en sorte qu'effectivement les générations qui succèdent sont systématiquement dans une situation supérieure à la génération d'avant, si on avait trouvé un modèle alternatif, on le saurait.
/ Non seulement le libéralisme réduira les inégalités mais permettra un enrichissement de la collectivité supérieur à celui que nous avons. J'en suis convaincu et la preuve est apportée chaque jour de ceci.
/ L'inégalité des revenus n'a pas vraiment changé en 20 ans, l'inégalité des patrimoines n'a pas vraiment changé en 20 ans, la précarité s'est développée, le chômage n'a pas reculé, en dépit de toutes les interventions de l'Etat ! On a nationalisé, on a fait du déficit, on a tout fait ! Ca n'a pas marché !
/ Il faut bien entendu aménager l'économie de marché il faut tenir compte des principes culturels qui ont gouverné nos sociétés.
Le libéralisme, le choix de la liberté, de l'individu et de la confiance
L'économie de marché, c'est des choix. Ces choix, ils sont faits par des personnes concernées. Et ces gens-là décident contractuellement des dispositions qui les gouvernent.
/ Dans le cas du libéralisme, qu'est-ce qui est le fondement de la société ? C'est le contrat ou la convention, c'est l'accord entre les deux parties. C'est ça qui oppose les partisans du socialisme étatique dans lequel on ne laisse quasiment aucun choix aux individus, peu de choix aux entreprises et que l'on décide à leur place le nombre d'heures de travail, les âges de départ à la retraite, etc. Le choix d'une économie de marché, ça suppose que l'on fasse confiance - c'est le terme-clé- aux acteurs économiques pour décider ensemble, par le contrat, par la convention, qui évolue en fonction des aspirations individuelles.
/ Je fais confiance aux gens et je crois que demain nous rentrerons dans une société libéralisée au sens où les gens partiront à la retraite à l'âge qui leur convient. Laissons les gens. L'idée, c'est que les gens sont libres de choisir.
IV- L'EUROPE
" C'est l'Europe qui fait progresser notre pays dans le bons sens "
L'Europe est-elle libérale ?
Heureusement que l'Europe est libérale. Heureusement, oui.
Par définition, quand vous faites un marché commun, vous n'allez pas dire que c'est quelque chose qui n'est pas libéral. C'est bien un marché élargi. L'Europe, une chance pour la France La France sera insérée dans l'Europe et l'Europe dans le monde, ou ne sera pas.
/ Heureusement que l'Europe a été là. S'il n'y avait pas l'Europe, nos serions à l'heure actuelle encore empêtrés dans des discours franco-français, dans des exceptions françaises d'un autre temps. Je regrette que l'Europe nous impose une discipline qu'on n'est pas capable de se donner à soi-même.
L'Europe, c'est une machine à réformer la France malgré elle. () Nous avons un retard par rapport à d'autres pays européens () c'est l'Europe qui fait progresser notre pays dans le bon sens () nous empêche de prendre du retard, nous permet de nous adapter à notre monde.
L'exception culturelle
J'ai cru que la France avait historiquement un rôle non pas d'exception mais au contraire de porte-drapeau. Nous avions des valeurs universelles () Et à l'époque on était respecté parce que dans tous les domaines nous avions des valeurs que nous pensions non seulement bonnes pour nous mais bonnes pour tout le monde. Mais quelle régression depuis 10,15 ans où on a substitué à quelque chose qui était emblématique d'une volonté universelle () l'exception. Nous justifions des exceptions. Lorsque l'on ne croit plus dans ses valeurs, on ne veut pas les porter aux autres.
/ Mon rêve c'est que le cinéma français progresse dans le monde et non pas de protéger le cinéma français pour les Français. / Partout, plutôt que de se protéger, il faut conquérir.
Service public : la fin et les moyens.
La défense du service public, il faut savoir ce que c'est. Plutôt que de dire quelles sont les missions d'éducation, on défend le personnel du ministère de l'Education nationale Plutôt que de penser politique de transport, on défend le personnel de la SNCF. La plupart du temps, c'est la défense d'avantages corporatistes dans lesquels on confond la fin et les moyens. () Le service public ne m'intéresse pas en tant que fin, ce qui m'intéresse en tant que fin, c'est quoi ? C'est l'éducation, c'est la santé, c'est la solidarité, c'est la résorption du chômage, c'est l'aide à la précarité.
/... Les libéraux demandent que dans ce pays, dans le nôtre, on cesse les débats sempiternels sur les moyens, qui ne débouchent sur rien et qu'on entre enfin dans un vrai débat de société fondamental. Quelles sont les fins que l'on poursuit ? Et après trouvons les moyens adaptés.
José Bové, c'est quoi ?
Il y a toujours, lorsqu'il y a une transformation, une partie des gens qui sont décalés, qui sont en retard, qui souffrent. A partir de ce moment-là, vous avez Robin des Bois, un héros, un porte-flamberge. José Bové c'est le porte-flamberge des gens qui utilisent à l'heure actuelle les conséquences mal maîtrisées de la mondialisation pour en faire un fond de commerce. () Des gens comme José Bové utilisent la peur (), surfent sur l'angoisse, surfent sur les malheurs pour en faire une espèce de fond de commerce de lutte, de résistance.
/ Toute transition a des coûts, la mondialisation, l'européanisation ça a des coûts, l'introduction des nouvelles technologies ça a des coûts. La grandeur d'un pays c'est de les identifier, de les rendre supportables, d'expliquer où l'on va Il est beaucoup plus intelligent d'utiliser son énergie à essayer de trouver des solutions aux problèmes que nous pose la vie.
V- LE ROLE DE L'ETAT
" Que l'Etat s'occupe de lui-même "
Les politiques, seuls responsables ?
Les seuls responsables seraient les politiques ? C'est une vue totalement dépassée de la situation.
/ On est comptable devant tout le monde ! Le principe d'être acteur économique dans une société c'est que l'on passe son temps à assumer des responsabilités vis-à-vis de toutes les parties prenantes à l'entreprise.
/ Notre principe à nous, ce n'est pas l'électeur, c'est la réalité.
L'Etat seul garant de l'intérêt général ?
Que l'Etat a le monopole de l'intérêt général, nous sommes le dernier pays à croire ça ! L'intérêt général, c'est quoi ? C'est d'abord et avant chacun qui poursuit ses responsabilités. C'est ça le fond du problème.
/ Je suis pour une économie décentralisée dans laquelle tout ne remonte pas à l'Etat. Et quand on me dit que les gens se tournent vers l'Etat c'est parce que l'Etat en permanence a organisé la société civile française en une espèce de quémandeur.
Que l'Etat assume ses missions régaliennes
Je ne dénierai jamais à l'Etat de poursuivre ses missions essentielles, de faire que la cohésion sociale, la cohésion nationale soit plus importante.
/ Ce que je reproche à l'Etat ? C'est que souvent dans les domaines où il est vraiment non-contesté il fasse la preuve de son impéritie ou de son incapacité à gérer. Un exemple, la justice. Là, il n'y a pas de pression du marché, personne ne conteste le rôle de la justice dans la gestion des prisons. Nos venons de dépenser de l'ordre de 85 milliards de francs pour la promotion du loisir - la loi sur les 35 heures- alors que ceci représente trois fois le budget de la Justice. () Alors que l'on n'arrive pas à faire en sorte que la justice soit rendue en temps et en heure et quand malheureusement on se retrouve en prison, on s'y retrouve dans des conditions inhumaines.
et se réforme !
/ Mon problème a l'heure actuelle, c'est que l'Etat souhaite toujours s'occuper de nous, c'est-à-dire les acteurs de la société civile, alors qu'il devrait utiliser toute son énergie, toute sa force, toute sa foi dans la réforme de l'Etat. Nous fonctionnerons mal dans ce pays tant que l'Etat n'aura pas procédé à sa réforme. Et je m'étonne qu'à chaque fois les politiques disent : on ne nous respecte pas assez, etc. Mais ils ont un domaine de compétences formidable ! Ils ont 5 millions de salariés, ils ont à l'heure actuelle un budget de plus de 1 700 milliards de francs, ils ont des sous-préfectures partout dans les départements, ils ont la responsabilité de l'éducation, de la justice, de tout ! Mais qu'ils s'en occupent !
/ Nous avons tous intérêt à un Etat qui fonctionne mieux parce que c'est l'intérêt supérieur de la Nation à l'heure actuelle. Nous avons différé toutes les réformes de l'Etat, rien n'a marché ! La réforme de la collecte des impôts, la réforme fiscale, la réforme budgétaire, la réforme des régimes spéciaux du public, la réforme de la fonction publique, la réforme administrative, tout est en retard, rien n'a été fait !
De droite, de gauche ?
Dire que les valeurs sont de droite ou de gauche est une horrible chose. / On peut être sensible à la pauvreté, on peut être sensible à la cohésion sociale sans être catalogué immédiatement dans un sens ou un autre.
Le MEDEF, un parti politique ?
Que chacun fasse son métier. Un parti politique a un objectif : c'est le pouvoir d'Etat, s'emparer du pouvoir d'Etat pour exercer le pouvoir d'Etat. Nous sommes des acteurs de la société civile, nous voulons tout sauf le pouvoir d'Etat. Nous ne voulons pas de pouvoir d'Etat. Nous voulons au contraire le respect des acteurs de la société civile.
/ Nous souhaitons une recomposition de la société française dans laquelle on respecte pleinement la responsabilité, l'autonomie, l'indépendance des acteurs sociaux.
() Nous souhaitons, comme dans tout pays démocratique, participer au débat démocratique et ça, nous le faisons, et nous le faisons avec force, et assumer nos responsabilités sociales.
Le MEDEF un discours de droite, pour la droite ?
Nous avons un discours. Il s'adresse à la totalité de la classe politique, indépendamment des partis de gauche et de droite, tout le monde. Pourquoi ? Parce que les principes que nous mettons en avant, de type économie de marché, de type attention à la compétition mondiale, respecter les partenaires sociaux, s'applique à tout le monde. C'est un discours urbi et orbi. / Nous avons des gens qui sont libéraux, de gauche ou de droite.
/Et croire systématiquement que tel porteur va mieux porter notre discours ! () c'est la meilleure manière d'être déçu.
Le message du MEDEF
Ce que nous souhaitons, c'est que l'on respecte le secteur productif, que l'on respecte le monde des entreprises, que l'on respecte les partenaires sociaux dans leurs attributions.
/ Le vrai problème de la classe politique française, ils veulent s'occuper de nous alors que nos souhaitons nous occuper de nous-mêmes et que nous savons le faire. Nous avons une grande échéance dans à peine deux ans. Ce que je dis à la classe politique ? Bossez, donnez-nous une réforme, montrez-nous la voie, indiquez-nous l'avenir, faites une réflexion sur l'Etat et laissez, laissez la société civile s'épanouir, s'oxygéner, se revivifier.
(Source http://www.medef.fr, le 22 décembre 2000).