Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, dans "Le Monde" du 7 janvier 1999, sur la préparation des élections européennes, l'influence de la France sur la scène internationale, la politique économique, budgétaire et sociale.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

- Votre majorité ne risque-t-elle pas d'être déstabilisée par la mise en place de l'euro et, plus généralement, par la poursuite de l'intégration européenne ?
Je rappelle d'abord qu'en juin 1997 la France n'était pas qualifiée pour l'euro. Les Français et leur gouvernement ont réussi cette qualification. La mise en place de l'euro au niveau des institutions financières semble se faire presque naturellement. Cela a bien démarré, et je m'en réjouis, car c'est une bonne chose pour le climat économique. Mais il faut encore travailler pour que, dans trois ans, quand l'euro deviendra la monnaie de tous les jours pour les Européens, ce soit également une réussite. L'euro doit permettre avant tout aux pays européens qui l'ont adopté d'avoir une économie prospère. Cela nécessite un pilotage adapté de la part des autorités monétaires et, notamment, de la Banque centrale européenne.
Pour l'Europe, il s'agit d'affirmer une nouvelle monnaie internationale fondée sur une puissance dynamique, celle de lUnion européenne, et d'échapper à la domination du dollar. Pour jouer ce rôle, l'euro doit être robuste. Il le sera d'autant plus que l'Europe sera une zone de croissance. Il ne peut pas être une monnaie faible s'il veut être une monnaie de réserve à côté du dollar. Il ne doit pas être, pour autant, surévalué. Sinon, ce que nous gagnerions sur le terrain monétaire nous le perdrions sur le terrain commercial et, au bout du compte, sur le terrain économique. L'important n'est pas la valeur de l'euro sur trois jours ou trois mois : c'est qu'un bon équilibre s'instaure sur une longue période entre l'euro et le dollar, et d'autres monnaies, comme le yen. Je ne vois rien là qui puisse déstabiliser la majorité plurielle.
Cependant, alors que vous n'avez pu faire adopter votre réforme du mode de scrutin européen, les élections européennes ne vont-elles pas faire resurgir les contradictions internes à votre majorité ?
La démarche de la gauche plurielle est tout à fait différente de celle de la droite. Elle est partie d'une diversité assumée pour aboutir à une construction commune dont le gouvernement est l'expression. La droite, au contraire, proclame une unité de façade, mais se fragmente constamment.
Au-delà de tel ou tel épisode, ce qui frappe d'abord les Français, sur dix-neuf mois, c'est la cohérence de l'action de la majorité. Pour moi, les élections européennes ne sont pas un problème, mais, simplement, un rendez-vous démocratique. A partir du moment où l'on a un mode de scrutin à la proportionnelle intégrale, il n'est pas anormal qu'il y ait plusieurs listes. Le Parti communiste, par exemple, a toujours présenté des listes aux européennes.
La majorité plurielle est pour moi un choix stratégique, qui n'est pas dépendant du scrutin européen. Je crois qu'il en va de même pour tous nos partenaires. Nul ne se réfère à une stratégie de rechange, et chacun gagne à être membre de cette majorité.
Bien sûr, dans les élections, je soutiendrai le Parti socialiste ; mais j'applaudirai aux résultats de chaque composante de la majorité, pour peu qu'elle sache valoriser son propre message sans dévaloriser celui des autres. Pour juger de ces élections, il faudra comparer le score de la majorité plurielle avec celui de la droite républicaine.
Estimez-vous légitime que le premier secrétaire du PS conduise, comme vous l'aviez fait vous-même, la liste socialiste aux élections européennes ?
Le premier secrétaire du Parti socialiste peut naturellement conduire la liste. Non seulement François Hollande est à cet égard légitime, mais il serait un excellent candidat.
Il ne serait pas obligé de siéger à Strasbourg ?
C'est un problème qui s'est toujours posé pour les leaders des grandes formations politiques nationales, qui ont vocation à éclairer le débat public dans les rendez-vous électoraux importants. François Hollande doit se sentir libre. Si le choix final n'était pas celui-là, d'autres femmes et hommes seraient parfaitement aptes à conduire la liste du PS.
Reste le débat de fond sur l'Europe. A cet égard, la question que M. Pasqua essaie de poser à propos de l'Europe et de la nation est intéressante, même si je ne pense pas qu'il apporte la bonne réponse. Nous n'avons pas à renoncer à la nation. La France ne peut pas vivre sans avoir son identité propre. Le peuple français ne peut pas se vivre comme un peuple dont le destin serait de se fondre parmi les autres. Je sais que nous vivrons pleinement comme peuple et comme nation dans l'Europe. Je respecte le fait que M. Pasqua, lui, soit resté fidèle à ses convictions d'hier et veuille les défendre ; mais il se trompe.
Nous n'avons à renoncer ni à la nation, ni à l'Europe, ni à notre identité. La réponse juste à la question qu'il se pose est dans le contenu qu'on veut donner à l'Europe. Une Europe qui s'exprime sur la scène internationale et affirme son modèle propre prend en compte nos intérêts nationaux : c'est à cette Europe que le gouvernement travaille, en défendant la coordination des politiques économiques, en contribuant à la naissance d'un gouvernement économique avec les autres pays de leuro, en réinsistant sur la croissance, l'emploi, l'harmonisation fiscale.
Vous avez évoqué la nécessaire originalité de la politique internationale de la France. Estimez-vous que cette originalité n'est pas, aujourd'hui, suffisamment marquée ?
Sur la scène internationale, nous sommes confrontés à un problème nouveau. Les Etats-Unis se comportent souvent d'une manière unilatérale et ont du mal à assumer le rôle d'animateur de la communauté internationale auquel ils prétendent. Cela s'est vu dans le conflit avec lIrak. Quelle est la réalité après les frappes anglo-américaines ? Nous sommes passés d'une situation où l'ensemble de la communauté internationale avec l'ONU rappelait l'Irak à ses obligations à une confrontation directe entre le régime de Bagdad et nos amis américains et britanniques. Je ne vois pas où est le progrès. La France a des idées pour une sortie de crise assurant une sécurité régionale durable et permettant la levée de l'embargo. Elle y travaille et les présentera le moment venu.
De manière générale, je crois que l'on a besoin que la France s'affirme davantage sur la scène internationale. Pas en raison de sa puissance ou des leçons qu'elle aurait à distribuer, mais parce qu'elle regarde un certain nombre de réalités internationales de façon différente. Amie des Etats-Unis, elle ne partage pas automatiquement le point de vue de cette grande nation. En outre, elle s'exprime en tant que pays profondément européen, ce qui permet, là aussi, de réconcilier intérêt national et ambition européenne.
Qui définit ce message : le gouvernement ou le président ?
Le gouvernement contribue fortement à cette affirmation d'une image positive de la France. On peut citer, à ce propos, la rénovation de notre politique de coopération avec les pays africains, ou bien encore l'évolution qu'a proposée le gouvernement en ce qui concerne le projet de Cour pénale internationale, de même que la diligence apportée à la signature de différentes conventions internationales en faveur des droits de l'homme.
Il est aussi à l'honneur de la nouvelle majorité d'avoir voulu, grâce à la mission parlementaire présidée par Paul Quilès, faire la lumière sur les événements tragiques du Rwanda. Cette coloration nouvelle, que le gouvernement imprime aux côtés du président, s'affirmera davantage dans l'année 1999. Le monde a besoin d'une France qui ne soit pas banale, qui ne soit pas celle de la pensée unique internationale.
La logique de la Cour pénale doit-elle conduire à juger les auteurs du génocide cambodgien ?
Face à l'horreur du génocide cambodgien, il serait inacceptable que ses auteurs restent impunis. D'une façon ou d'une autre, il faut qu'ils aient à rendre compte de leurs crimes.
Le gouvernement a trouvé face à lui, depuis octobre, une opposition plus consistante qu'elle ne l'avait été pendant les quinze mois précédents. Est-ce la droite qui amorce son rétablissement ou bien est-ce la gauche qui s'essouffle ?
La droite est sans doute plus consistante sur le plan parlementaire. C'est une force d'opposition à l'Assemblée nationale et, plus encore, au Sénat, qu'elle domine sans partage. A l'Assemblée, cette force d'opposition a pu s'exercer d'autant plus que l'écart entre la gauche et la droite est assez faible.
En revanche, je ne crois pas que la droite soit redevenue, pour le pays, une force de propositions. Par ailleurs, elle vient de connaître une nouvelle division : après les ruptures provoquées par Philippe de Villiers, Alain Madelin et Charles Millon, voilà que Charles Pasqua annonce qu'il présentera sa propre liste aux élections européennes.
En tant que chef du gouvernement, j'ai certainement à tirer des leçons du fait que le Parlement est, désormais, un lieu où la majorité doit se mobiliser pour gagner ; même si, naturellement, la majorité issue du vote des électeurs ne saurait, par des moyens de procédure, devenir la minorité dans l'Hémicycle.
Quelles leçons ?
Il faudra certainement, pour 1999, alléger le calendrier parlementaire. A chaque fois que le gouvernement pourra agir sans passer par la loi, il devra le faire. Il faudra, aussi, s'en tenir à trois jours de séance par semaine pour l'examen et le vote des textes. Et nous devrons bien sûr veiller à prendre le temps nécessaire au mûrissement des projets, en liaison avec la majorité parlementaire.
Avez-vous reconnu le PACS dans les propos de Jacques Chirac regrettant, le 31 décembre, "ce qui divise inutilement, ce qui blesse les gens dans leurs convictions" ?
Comme beaucoup de Français qui ont regardé les voeux de Nouvel an du président de la République, je ne les ai pas pris négativement. J'imagine que, si le président avait voulu critiquer le gouvernement, il ne laurait pas fait de façon allusive ou oblique, mais l'aurait dit franchement, comme il convient à tout responsable politique s'adressant aux Français.
Les propos de M. Chirac, qu'il s'agisse de son discours du 4 décembre à Rennes ou de ses voeux du 31 décembre, n'interfèrent-ils pas dans la relation du gouvernement avec l'opinion ?
Ce qui importe, pour le gouvernement, c'est la relation directe avec les Français, qu'il construit sur ses actes, avec l'appui de sa majorité.
Quelle importance donnez-vous aux discours et prises de position du président de la République ?
Ils sont, naturellement, importants. Mais ils n'ont pas le même caractère quand le président est l'inspirateur de la politique comme il la été entre 1995 et 1997 et quand il ne l'est plus. Ils n'ont pas, non plus, la même signification selon qu'il s'exprime au nom de tous les Français ou pour l'opposition.
Vous avez revendiqué, récemment, la stabilité comme une donnée de l'action gouvernementale que vous jugez nécessaire de réhabiliter
L'image qui est souvent donnée de la situation des responsables gouvernementaux ressemble à celle d'un sablier, comme s'ils disposaient, au départ, d'une sorte de crédit qui, fatalement, avec le temps, devrait s'épuiser, de même que le sable s'écoule. Je ne crois pas que l'action politique se réduise à cette vision. Le temps ne conduit pas nécessairement à l'usure ; il sert aussi à construire. Peut-être, en dix-neuf mois, avons-nous construit davantage que nous ne nous sommes usés.
Comment revendiquer la durée et la stabilité dans une situation institutionnelle la cohabitation que l'un des acteurs peut interrompre à sa guise, au moment qu'il jugera le plus avantageux pour lui ?
Etre maître des échéances électorales n'est pas être maître de leurs résultats. Ces jours-là, c'est le peuple qui tranche. La démarche du gouvernement est d'agir dans le cadre normal d'une législature. Le reste relève de la conjecture. Je n'ai pas à conjecturer.
Aujourd'hui, la mission du gouvernement, c'est de mettre le cap sur lan 2000. Nous voulons inscrire la France dans le grand flux de la modernité. Nous pensons qu'il est possible de le faire sans qu'elle renonce à sa personnalité et sans qu'elle oublie la solidarité.
Notre volonté est forte, et nos objectifs sont clairs : l'emploi ; la sécurité ; la modernisation de la vie publique et de la société françaises ; la réduction des tensions et des inégalités ; le renforcement du rôle original de la France sur la scène internationale.
Ne craignez-vous pas que les marges de manoeuvre du gouvernement ne soient réduites par une conjoncture économique plus mauvaise que prévu ?
Avant d'évoquer la conjoncture à venir, une remarque, tout de même, sur la conjoncture présente. Si nous n'avions pas mené la politique économique que vous connaissez, en rétablissant la confiance, en transférant du pouvoir d'achat aux salariés, en conduisant un plan de lutte volontariste contre le chômage, avec notamment les 35 heures et les emplois-jeunes, dans quelle situation serions-nous aujourd'hui !
Nous avons su rallumer les moteurs de la croissance intérieure, ce qui nous permettra d'atteindre, en 1998, l'objectif que nous nous étions fixé dans le scepticisme général, faut-il le rappeler , c'est-à-dire une hausse de 3 % de l'activité. Pour 1999, nous avons retenu lhypothèse de 2,7 % de croissance, soit un dixième de moins que lors de notre prévision initiale. Le FMI et la Commission européenne avancent, eux, le chiffre de 2,6 %. L'OCDE dit 2,4 %. Toutes ces prévisions sont donc assez proches.
Cette prévision de 2,7 % de croissance est toujours celle que vous retenez ?
Nous apprécierons, au printemps, comme c'est l'usage, si nous devons réviser cette prévision pour 1999.
La France vient de faire connaître sa programmation en matière de finances publiques d'ici à 2002. Comment l'adapterez-vous si la conjoncture est effectivement plus mauvaise que
prévu ?
Ce que nous venons de tracer, c'est un trait sur le sol, ce ne sont pas des rails ; pas des normes contraignantes, mais une référence que nous indiquons à nos partenaires européens, pour faciliter la coordination des politiques économiques, et, aussi, que nous nous donnons à nous-mêmes. Dans une période d'incertitude économique, c'est une bonne idée que de s'appuyer sur une programmation pluriannuelle.
Cette programmation retient l'objectif d'une progression des dépenses de l'Etat de 1 % sur la totalité des trois années 2000, 2001 et 2002, soit une norme beaucoup plus faible que la hausse de 1 % pour la seule année de 1999. Pourquoi ce choix ?
C'est vrai que cette norme est inférieure à celle du budget de 1999, mais elle est supérieure à celle du budget de 1998 et supérieure, aussi, à celle retenue par la plupart de nos partenaires européens. Nous avons calibré la hausse de telle sorte que la dé pense publique puisse jouer son rôle de soutien de la croissance, que nous puissions atteindre nos objectifs de réduction progressive des déficits publics pour diminuer le poids de la dette, et que les prélèvements publics soient allégés. Cest ce triple objectif dont parle Dominique Strauss-Kahn quand il se réfère à un « triangle de la croissance».
- Dans ce schéma, la norme d'évolution de la dépense est invariable, et c'est le niveau des déficits qui pourrait fluctuer, en fonction de la conjoncture
- Il est clair que si la croissance est plus forte, il sera plus facile de réduire les déficits.
- Peut-on inverser la formule et dire que les déficits seront plus élevés si la conjoncture est plus mauvaise ? Que ferez-vous si, au printemps, la Commission des comptes de la nation retient des prévisions économiques plus défavorables ?
- J'ai bon espoir que ce ne soit pas le cas. En tout état de cause, rien ne sera fait qui puisse affecter la croissance.
- Autrement dit, vous n'avez pas décidé par avance, en cas de ralentissement, si vous laisseriez filer un peu les déficits ou si vous engageriez des mesures d'économie
- Je ne veux pas répondre par avance à une question qui n'est pas posée. Notre pronostic, comme celui de la plupart des instituts de conjoncture, c'est qu'après les six premiers mois de l'année 1999, où le contrecoup de la crise financière internationale pourrait continuer à se faire sentir, nous devrions connaître un rebond de l'activité. Il est donc trop tôt pour donner du crédit à une hypothèse que nous espérons écarter.
- Et qu'en est-il des baisses d'impôt ? Cet objectif ne vient-il quen troisième rang de vos priorités, après la hausse modérée des dépenses et la baisse des déficits ?
- A l'opposé de la période 1993-1997, pendant laquelle la droite était au pouvoir, non seulement nous n'entendons pas augmenter les prélèvements obligatoires, mais nous souhaitons continuer à les abaisser, tout en renforçant encore la justice fiscale et sociale.
- Le gouvernement devra s'atteler, d'ici à l'automne, à la préparation de la seconde loi sur les 35 heures. Compte tenu des résultats modestes constatés depuis six mois à peine plus de 6 000 emplois créés depuis la mise en route de la première loi , pourrez-vous respecter votre calendrier ?
- Avant d'en venir aux 35 heures, regardons les résultats déjà obtenus sur le terrain de l'emploi :
190 000 chômeurs de moins depuis juin 1997 ; le taux de chômage est passé, sur la même période, de 12,6 % à 11,5 % ; plus de 350 000 emplois ont été créés en 1998. Parallèlement, le pouvoir d'achat des salariés a crû de 2,5 % en 1998. Ainsi, sur le plan tant de la création d'emplois que de la progression du pouvoir d'achat, nous enregistrons les meilleurs résultats depuis le début de la décennie. Par ailleurs, les minima sociaux ont été sensiblement revalorisés.
Quant aux 35 heures, comme vous le soulignez vous-mêmes, nous n'en sommes qu'à la mise en route. Compte tenu de l'été, qui a évidemment ralenti les négociations entre les partenaires sociaux, la première loi n'est appliquée que depuis quatre mois. Elle n'en a pas moins abouti, à la mi-décembre, à la conclusion de près de 1 100 accords de réduction du temps de travail, avec une centaine de branches qui ont engagé des négociations, dont vingt sont parvenues à des accords. Ce mouvement devrait s'amplifier, et le calendrier prévu être respecté.
La première loi a déjà abouti à un résultat positif. Les 35 heures permettent de revivifier le débat social, la démarche contractuelle dans le pays. Cette perspective conduit le patronat et les syndicats, au niveau des entreprises comme au niveau des branches, à débattre, à négocier, tout à la fois sur ce qui intéresse les salariés les salaires, l'emploi et, aussi, sur ce qui intéresse l'entreprise, son organisation, sa productivité. Les partenaires sociaux se saisissent ainsi d'un enjeu essentiel, qui comporte une dimension à la fois sociale et économique. Ce qui correspond très exactement à la philosophie du gouvernement. La France a besoin d'une société généreuse et d'une économie sérieuse.
Mais les 35 heures ne sont pas le seul moyen de faire reculer le chômage. Il faut, en 1999, franchir une nouvelle étape pour les emplois-jeunes, lutter contre la trop grande précarité de certains emplois. Martine Aubry a d'ores et déjà engagé des discussions avec les partenaires sociaux sur ces sujets.
- Le commissaire au Plan est en passe d'achever la mission de concertation que vous lui aviez confiée sur l'avenir du système des retraites. Ensuite, comment allez-vous procéder ?
- Je veux d'abord attendre que cette phase de concertation soit achevée et que le rapport du commissaire au Plan me soit remis. Ce qui est certain, c'est que ce problème ne peut pas être éludé, notamment parce que l'amélioration de l'espérance de vie qui est, bien sûr, positive , l'arrivée à l'âge de la retraite des classes nombreuses de l'après-guerre et la baisse de la fécondité vont entraîner dans les prochaines décennies, si rien n'est fait, un déséquilibre majeur de nos systèmes de retraite. Il faut sauvegarder nos régimes de répartition ; c'est là une exigence fondamentale de justice et de solidarité.
- Concrètement, qu'envisagez-vous ?
- Nous aborderons cette question dans la seconde partie de lannée 1999, mais je tiens à ce que la démarche de concertation que nous avons engagée sous l'égide du commissariat général du Plan ait d'autres prolongements. Il faudra que ces premières réflexions fassent l'objet d'une large information auprès des Français. En effet, chacun doit être convaincu du choc démographique qui est devant nous. Cette réforme se fera par la concertation. C'est le seul moyen de réussir.
De manière générale, l'objectif du gouvernement est de défendre notre système de protection sociale, de l'améliorer et de l'étendre. C'est en particulier le but du projet de loi sur la couverture maladie universelle, qui assurera à tous l'accès aux soins, aussi bien par la généralisation d'un régime de base que par la mise en place, pour tous ceux qui n'en bénéficient pas, d'un régime complémentaire.
- Vous entendez, avez-vous dit, continuer à travailler sur la voie qui est la vôtre depuis dix-huit mois, mais, sur cette voie, des problèmes restent en suspens. Les immigrés non régularisés sont-ils condamnés au régime du pas vu, pas pris, comme vous l'a reproché Philippe Séguin, ou bien avez-vous trouvé le moyen de sortir de cette contradiction ?
- Le gouvernement a dit, depuis le début, qu'il régulariserait non pas sur demande, mais sur critères. Ces critères sont fondés sur deux idées : le droit de vivre en famille et la reconnaissance d'une véritable intégration. Nous nous sommes constamment tenus à cette démarche, soumise aux électeurs lors de la campagne des élections législatives de 1997 et, même, pour ce qui me concerne, dès celle de l'élection présidentielle de 1995. La circulaire que nous avons prise en juin 1997, puis la loi Chevènement, sont conformes à cette approche, qui est juste et réaliste.
Nous sommes revenus au droit du sol, nous avons élargi le droit d'asile et nous avons régularisé
80 000 personnes qui, sans nous, seraient encore en situation irrégulière. Alors, c'est vrai, ceux qui ne sont pas régularisés ont vocation à retourner dans leurs pays, et nous les y aiderons par une politique de co-développement.
J'ai le plus grand respect pour les minorités agissantes, dans ce domaine ; mais elles ne peuvent pas l'emporter sur les majorités démocratiques. Une loi a été votée ; elle est comprise par l'opinion, et je crois que notre attitude a dépassionné cette question de l'immigration pour la majorité de nos concitoyens. Donc, nous nous tiendrons à cette politique, respectueuse de la dignité de la personne et de l'Etat de droit.
- S'agissant de la réforme de la justice, la discussion parlementaire du projet de loi sur la présomption d'innocence a été retardée. Pourrait-il être substantiellement modifié ?
- Tout ce qui va dans le sens du respect de la présomption d'innocence est utile et peut trouver sa place dans un tel projet de loi. Rien de ce qui, sous prétexte du respect de la présomption d'innocence, serait fait, en réalité, pour interdire à la presse de parler de certaines affaires, ne sera, dans la discussion parlementaire, accepté par le gouvernement.
S'agissant de la justice, en général, la droite et nous, ce nest pas la même chose. C'est avec ce gouvernement que les pratiques ont changé : plus aucune intervention dans les dossiers individuels, pas de nominations contraires à l'avis du Conseil supérieur de la magistrature.
Le gouvernement a élaboré plusieurs projets de réforme préparés par Elisabeth Guigou. L'un, relatif à l'accès au droit, a d'ores et déjà été voté ; un autre, de nature constitutionnelle, qui porte réforme du Conseil supérieur de la magistrature, n'attend plus que sa présentation au Congrès. Les autres seront discutés au Parlement cette année.
- A quel compromis êtes-vous prêt au sujet du cumul des mandats ?
- J'ai fait des propositions, attendues par les Français, dinterdiction du cumul d'un mandat parlementaire avec une responsabilité exécutive. Je ne vois pas où pourrait se situer un compromis, puisque le Sénat, dont l'accord est constitutionnellement requis, a déjà manifesté quil se refuserait à toute évolution de la position très minimaliste qu'il a prise. Quel que soit le résultat, dont je crains qu'il ne corresponde ni à nos ambitions, ni aux attentes des Français, ce sera, pour moi, une étape vers un objectif que je poursuivrai et qui, je lespère, sera atteint dans d'autres circonstances.
- Puisque cette réforme est plébiscitée, comme vous le dites, parles Français, pourquoi le gouvernement ne proposerait-il pas au président de la République de la soumettre à un référendum ?
- Parce que le président de la République, qui est maître de linitiative référendaire, a déjà marqué nettement qu'il restait favorable à ce cumul.
- Vous avez retiré de l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, le 1er décembre, le projet de loi sur l'audiovisuel. Pensez-vous présenter bientôt un nouveau texte ?
- J'ai voulu ce texte, en accord avec Catherine Trautmann, parce que nous souhaitions un pôle audiovisuel public fort, aux missions mieux affirmées, mieux structuré, dégagé des contraintes de la publicité. Cet objectif demeure celui du gouvernement.
- Les questions de sécurité, évoquées notamment par le président de la République dans ses voeux de Nouvel an, sont au centre du débat public. Quelle est votre analyse de la situation et quelles réponses le gouvernement entend-il apporter à ces problèmes ?
- Dès notre prise de fonctions, nous avons insisté sur les problèmes de sécurité. Prévenir et sanctionner sont les deux pôles de l'action que nous menons.
Ces problèmes sont liés à des phénomènes graves d'urbanisme mal maîtrisé, de déstructuration familiale, de misère sociale, mais aussi de défaut d'intégration d'une partie de la jeunesse vivant dans les cités. Mais ceux-ci ne constituent pas, pour autant, une excuse pour des comportements individuels délictueux. Il ne faut pas confondre la sociologie et le droit. Chacun reste responsable de ses actes. Tant qu'on admettra des excuses sociologiques et qu'on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle, on ne résoudra pas ces questions.
La lutte contre l'insécurité sera, après l'emploi, la deuxième priorité de l'année 1999. La violence dans les quartiers pousse à la ségrégation et au ghetto. La lutte contre cette violence doit être menée aussi au nom de l'intégration. Je ne veux pas laisser des jeunes de douze ou treize ans, qui brûlent les voitures le soir et vont à l'école le lendemain, dans une impasse suicidaire. Nous devons concentrer une part essentielle de notre action sur ce problème de la sécurité et de lintégration ; sinon, c'est le modèle républicain lui-même qui serait mis en cause.
- Quelles mesures concrètes allez-vous prendre ?
- Nous aurons l'occasion de les présenter prochainement. Il faudra, bien sûr, mobiliser des moyens accrus ; mais, plutôt que de définir des politiques globales, nous devons partir du phénomène des bandes et regarder par quels moyens on peut le juguler. Cela passe par le développement de la police de proximité dans les quartiers et les transports collectifs. Il faut plus de présence et moins de face à face. Il faut plus de fermeté et encore davantage d'emplois-jeunes.
- Vous insistez sur l'éthique. Le gouvernement est-il définitivement impuissant face aux questions d'éthique que soulèvent les procédures judiciaires engagées contre le président du Conseil constitutionnel ?
- Il n'est pas dans mon rôle de premier ministre de porter une appréciation sur la présidence du Conseil constitutionnel, ni sur le fonctionnement de cette haute institution.
- Qu'en pense le responsable socialiste qui a beaucoup plaidé pour la restauration du pacte
républicain ?
- Vous ne saurez pas ce qu'aurait dit Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, puisque je ne le suis plus. Pour le premier ministre, le pacte républicain signifie que je dois m'en tenir au respect des règles et des procédures de l'Etat de droit.
- Voilà trois ans, le 8 janvier, que François Mitterrand est mort, et l'on constate que lorsque son nom revient dans le débat public, c'est surtout pour critiquer sa pratique du pouvoir ou les manquements à l'éthique publique qui ont marqué son époque.
- Quand François Mitterrand était encore président, je me suis exprimé librement. Aujourd'hui, pour des millions de personnes, dont je suis, ce sont d'autres souvenirs politiques qui dominent : la reconstruction du PS, lunion de la gauche, sa victoire, l'oeuvre de réforme réalisée. C'est à ces références-là que puise mon action présente.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr)