Interview de M. Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l'enseignement professionnel, accordée à l'Agence Education Formation le 30 avril 2000, sur l'enseignement professionnel, notamment les rapports avec les enseignants, la formation professionnelle des élèves et l'enseignement supérieur professionnel.

Prononcé le 1er avril 2000

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Média : Agence Education Formation

Texte intégral

Je suis le gardien du temps long", déclare à L'AEF Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l'Enseignement professionnel, lors d'un entretien exclusif. Il explique que le rôle de l'Ecole n'est pas de répondre immédiatement à des demandes qui peuvent être contradictoires. Si les entreprises qui ont besoin de main d'oeuvre embauchent des jeunes qui sont actuellement dans les lycées, elles ne leur permettent pas d'aller au bout de leurs études, et elles regretteront dans quelques années d'avoir des salariés à la formation insuffisante, effectuée en fonction de besoins immédiats, et dont il faudra, avec des dispositifs coûteux de formation continue, élargir l'horizon professionnel. Jean-Luc Mélenchon estime qu'une série de bugs menacent le système éducatif: le bug du remplacement des enseignants, avec les départs massifs à la retraite, commence à provoquer des pénuries d'enseignants, notamment dans le bâtiment et l'informatique. Le bug de l'évaporation en cours d'études des élèves de l'enseignement professionnel, s'accélère. Jean-Luc Mélenchon veut aussi ouvrir le débat sur le statut social du jeune en formation.
Vous êtes arrivé au ministère dans une situation de crise. Comment en avez-vous géré la sortie ?
Très classiquement. Il faut rompre avec la tentation d'établir un rapport direct avec l'opinion. Un ministère qui compte plus d'un million de fonctionnaires ne peut pas être géré sans les corps intermédiaires, les organisations syndicales, les associations de spécialistes, qui doivent être considérés comme autant d'atouts pour un dialogue de qualité, plutôt que comme des éléments de blocage. Je refuse l'organisation de systèmes de tensions, les projets discutés dans les couloirs, avec les uns plutôt qu'avec les autres... Je parle avec les organisations représentatives. Je refuse également la confusion des rôles. Je n'ai jamais parlé de co-gestion, mais de co-production des changements: c'est tout le contraire. La co-production, c'est précisément cet échange, chacun étant dans son rôle. L'arbitrage, dans une démocratie revient au pouvoir politique.
C'est nouveau par rapport à ce qui s'est passé précédemment ?
Que l'on n'ait pas utilisé cette méthode est sans doute à l'origine de beaucoup de difficultés, car beaucoup de bonnes idées ont été élaborées. Nous avons géré cette sortie de crise de manière on ne peut plus traditionnelle: nous avons présenté à tous nos interlocuteurs un document unique, celui que je mettais sur la table et non pas ceux qui circulaient de tous les côtés. Ensuite on est passés en CTPM (Comité technique paritaire ministériel). En tant qu'homme de gauche, je peux regretter la dispersion des syndicats. En tant que ministre, je les considère tous d'égale dignité. Chacun, dans les instances représentatives, pèse sur les décisions en fonction de son nombre d'élus.
Quels sont vos rapports avec les enseignants et les établissements scolaires ?
Le contact avec le terrain me permet de valider mes hypothèses, de recevoir de l'information, des idées de solution... Toutes les semaines je suis sur la route, un jour ou deux par semaine. A Nantes, j'ai vu comment fonctionne concrètement une plate forme technologique. A Nogaro, j'ai vu les prototypes construits dans nos lycées, des moteurs en résine pour le concours du véhicule à essence le plus économique: des choses extraordinaires !
En quoi votre situation est-elle différente de celle de vos prédécesseurs ?
La "nouvelle donne", la croissance et le retour de l'emploi, oblige à reformuler tous les problèmes qu'a connus jusque là notre ordre d'enseignement. Un certain nombre de débats sont dépassés: on ferait bien de les laisser de côté pour affronter d'autres défis, au moins aussi importants que ceux que nous avons connus dans la période du chômage de masse. N'oublions tout de même pas que plus de 2 millions de personnes sont encore au chômage en France. Nous sommes menacés d'une série de bugs. Je pense qu'il va falloir réagir vite. Je constate d'abord une aspiration vers l'emploi, au moment où des départs massifs d'enseignants à la retraite sont programmés. Il va falloir remplacer ces enseignants. Or le secteur des lycées professionnels bat tous les records de précarité. Les précaires seront tentés de se laisser aspirer par les secteurs qui recrutent. Nous commençons à avoir des pénuries d'enseignants, notamment dans le bâtiment et l'informatique. Ça s'étend petit à petit aux enseignants de technologie. Second élément, les élèves: l'évaporation en cours de route s'accélère, c'est à dire que ceux qui vont en stage en entreprise n'en reviennent pas: ils ont été embauchés, donc ils ne terminent pas le cursus. Ils ne sont plus soumis à l'obligation scolaire. Cela nous renvoie à l'âge moyen de nos élèves, trop élevé, et à la question des conditions dans lesquelles ce retard a été pris
Quelles en sont les conséquences ?
Il faudra payer en formation continue ce que la formation initiale aura raté ou ce qu'elle n'aura pas achevé. De plus, les entreprises nous demandent une main-d'oeuvre de haut niveau. Nous sommes en plein paradoxe: tandis qu'il y a des pénuries de main d'oeuvre dans certaines branches (l'informatique, le bâtiment, les travaux publics) et une demande de personnels éduqués, formés, qualifiés (ce qui correspond aux trois missions de l'Education nationale), nos établissements se vident: 5 000 élèves de moins inscrits l'année dernière. En Loire Atlantique, tous les CAP de chaudronnerie ont été fermés pendant des années. Or aujourd'hui, les carnets de commande sont remplis, les gens partent à la retraite, les chantiers navals n'arrivent pas à recruter de la main d'oeuvre: ils vont la chercher dans le bâtiment et dans les travaux publics. L'effet d'aspiration de l'emploi déforme profondément la structure sociale, y compris dans l'aspect aménagement du territoire. Si nous ne sommes pas capables de répondre à ces demandes, comment le pays va-t-il y répondre ? En allant chercher une immigration qualifiée, comme des informaticiens indiens ou d'Europe de l'Est ?
Comment attirer les jeunes vers l'enseignement professionnel ?
Dans ce pays, les maîtres de la plume et du verbe veulent pour tout le monde ce qu'ils veulent pour leurs propres enfants: ils considèrent la voie générale comme la voie royale. Je ne crois pas à la revalorisation de l'enseignement professionnel par la propagande: ce qui marche, c'est le téléphone arabe. Si ça marche, si on trouve du travail, tout le monde y vient. Si ça ne marche pas personne n'y vient! Nous devons donc travailler à la fluidité du système. Des BEP sans bac pro derrière, ça n'a pas de sens: l'ascenseur s'arrête au premier étage. Je dois construire des contremarches et des passerelles pour passer du bac pro au BTS, pour permettre des cheminements entre les différents ordres d'enseignement. Le bac pro devrait pouvoir conduire vers les licences professionnelles, même si elles ne sont pas encore fignolées. Sur les BEP et les CAP, je constate un certain trouble. On a supprimé à tour de bras des CAP, ce n'était pas une bonne idée. A chaque étage doit correspondre une possibilité de sortie, et une possibilité de continuer. Avec la mise en place de la VAP (Validation des acquis professionnel), la fluidité sera encore améliorée.
N'avez-vous pas le sentiment d'une concurrence entre apprentissage et lycées professionnels ?
S'il y en a une, elle est stupide. Chacun doit avoir sa place. Il y a des modes d'enseignement qui conviennent mieux que d'autres à certains jeunes. A la sortie, les débouchés sont équivalents à ce qu'ils sont pour ceux du lycée professionnel. L'évaporation en cours d'apprentissage est d'ailleurs loin d'être nulle, ce n'est donc pas la voix royale de réussite absolu. Aujourd'hui le boom de l'apprentissage se fait post-bac. La question est de savoir si l'apprentissage n'est pas un moyen de contourner la question du statut social des jeunes en formation. J'ai déclenché une enquête. Beaucoup de nos lycéens sont majeurs, certains travaillent le soir, ils ont parfois des enfants.
Vous avez évoqué une rétribution pour les jeunes.
Ce n'est qu'un aspect, symbolique, de la question du statut social du jeune en formation. Je veux ouvrir ce débat. La réalité des problèmes a été niée pendant des années. Je préfère le terme de rétribution, à celui de gratification, qui est contraire à la dignité, ou à celui de rémunération, qui renvoie à un autre statut. Il faut que ce soit une solution financièrement neutre, qui ne porte pas sur la taxe d'apprentissage, et elle doit correspondre à une obligation. L'ensemble représente environ 500 MF, sur la base de 3 semaines de stage dans le secondaire, et de 30 % du SMIC pour 4000000 élèves du secondaire. Les situations varient considérablement d'une entreprise à une autre. Certaines versent déjà quelque chose aux élèves, d'autres non, alors que certains jeunes sont plongés dans la production. Les périodes de formation en entreprise doivent se dérouler sous statut scolaire: le passage en entreprise correspond à un moment du parcours pédagogique. Un protocole national pour les périodes de formation en entreprise est d'ailleurs en cours d'élaboration: il s'agit de connaître les besoins des entreprises et de les accorder avec les exigences de l'Education nationale, et de conserver ce lien avec le contenu pédagogique.
La "nouvelle donne" modifie-t-elle les rapports de la société à son école ?
Les attentes de la société à l'égard de l'école sont à nouveau parfaitement claires: elle veut des jeunes éduqués, formés, qualifiés. Les valeurs d'une société prospère comme la nôtre, ce sont les valeurs du travail, de la qualification, du mérite. La construction de soi passe par l'utilité sociale, par ce qu'on apporte à ses semblables, à travers un métier. Le discours du ministre est aussi celui d'une certaine morale sociale. Quant aux discours sur la fin du travail, ou sur le virtuel qui remplacerait le réel, ce sont des absurdités: le virtuel modifie le processus de production mais il ne l'annule pas.
Et avec le patronat ?
La nouvelle donne permet que les discussions entre l'Education nationale et les branches patronales soient plus sereines, moins déséquilibrées. Le débat entre réformateurs et conservateurs est dépassé, car tout le monde va être obligé de bouger. Il faut que la voie professionnelle et technologique soit attractive. Nous devons améliorer la lisibilité intérieure de la voie professionnelle: les jeunes, souvent de milieux populaires, et les familles, ne comprennent pas les parcours qui leur sont proposés, et n'ont pas forcément de culture de l'ambition. A chaque niveau, les élèves devraient avoir leur petit livret qui leur explique les grandes orientations du parcours. Se pose aussi la question de la visibilité: les enseignements technologiques et professionnels sont complètement méconnus. Les noms des métiers auxquels ils préparent sont occultés. On parle de "matériaux souples" au lieu de couture et de mode. Les établissements doivent afficher à quels métiers ils préparent. L'un de mes premiers sujets d'étonnement en arrivant ici c'était de découvrir à quel point nous étions dans l'anomie: le mot "professionnel" n'a pas le même sens en interne qu'en externe. En interne, il désigne exclusivement le lycée professionnel, en externe tout le monde comprend les professions. En réalité tout parcours scolaire est marqué par une séquence professionnelle. Je teste l'utilisation de l'expression "la voie des métiers".
Vous avez évoqué l'enseignement de la philosophie en lycée professionnel
La question est complexe. Les élèves ne veulent pas faire plus de 35 heures, or les amplitudes horaires sont actuellement supérieures. Mais j'ai été très touché par les propos d'une élève de BEP qui m'a dit: "nous avons besoin de culture générale." La réponse à cette demande passe-t-elle par un enseignement de la philosophie, dont la pédagogie reste à inventer, comme l'a montré l'expérience menée dans l'académie de Nantes ? Il faut aussi faire rentrer davantage l'expression artistique dans les lycées professionnels. D'ailleurs la demande des entreprises a changé, elles veulent par exemple des salariés polyglottes. Nous ne sommes plus dans un univers taylorisé. L'Education nationale a eu raison de tenir sur les valeurs humanistes, contre l'hyperspécialisation.
Les horaires des élèves ont été modifiés, de même que les obligations de service des enseignants. Les nouveaux horaires coïncident-ils ?
La question se pose pour la filière restauration hôtellerie, dont les programmes seront refondus l'an prochain. La réforme est reportée d'un an dans cette branche. Pour les autres, j'ai mis en place en administration centrale une cellule Inspection générale-Direction de l'enseignement scolaire, pour examiner cette question. Tous les rectorats doivent recevoir les proviseurs un par un. Je m'en remets à leur professionnalisme, d'autant que des milliers d'heures supplémentaires ont été distribuées, 2670 équivalents temps plein. Pour les PPCP (Projets pédagogiques à caractère professionnel), l'absence de préparation technique était notoire, et ils ne pouvaient pas être mis en place à la rentrée. Mais il s'agit d'un nouvel outil pédagogique qui transpose dans le secondaire des méthodes pédagogiques qui ont déjà été expérimentées dans le supérieur. Ce n'est pas une utopie. Un projet de circulaire d'application a été envoyé aux syndicats et à l'encadrement, inspecteurs et proviseurs. Elle sera publiée fin juin.
On vous a encore peu entendu sur l'enseignement supérieur.
C'est exact. En ce qui concerne les licences professionnelles, une communication en conseil des ministres est prévue à la fin de l'année. Nous y travaillons avec Jack Lang. Les licences professionnelles doivent se créer, c'est un très bon outil de professionnalisation, mais elles ne doivent pas être hyperspécialisées ni répondre exclusivement à des besoins locaux. Elles seront examinées au mois de juin. Ceux qui se sont trompés devront revoir leur copie. En ce qui concerne les IUP, ils ne doivent être la chasse-gardée de personne. Tout ce qui contrarie le processus de professionnalisation dans l'université est mauvais.

(source http://www.gauche-socialiste.com, le 18 janvier 2001)