Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec France inter à l'émission Question directe le 6 février 2006, sur le choc des civilisations et la violence suscitée par la publication des caricatures de Mahomet dans les pays musulmans et sur la radicalisation de l'Iran sur son programme nucléaire.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Si en effet c'est une guerre que mène le terrorisme international contre les pays occidentaux, alors la caricature du prophète Mahomet, n'a-t-elle pas ouvert aux fondamentalistes qui souhaitent le choc des civilisations, un boulevard de communication mondialisée ?
R - Je veux être clair : je condamne tout ce qui blesse ou tout ce qui pourrait blesser les individus dans leur croyance et dans leur conviction religieuse. Bien évidemment, comme vous, je suis attaché à la liberté d'expression, c'est évident, mais dans le cadre des lois de la République et aussi du respect, je le répète, des croyances, des philosophies de chacun. Je crois qu'il est excessivement important d'être respectueux. La liberté d'expression, elle, donne des droits, c'est vrai, elle donne aussi des devoirs de responsabilité à ceux qui parlent.
Q - Mais entre cette liberté d'expression qui, en effet, est une nécessité à laquelle chacun est attaché dans les démocraties, et puis une situation dans laquelle nous sommes, a-t-on suffisamment expliqué que ce qui se passe entre les radicaux et les pays occidentaux, c'est une guerre, aujourd'hui, qui est en train de s'instruire ?
R - Il y a des gens qui croient à une guerre, c'est vrai, c'est la guerre des civilisations, et on est vraiment dans le sujet, parce tout à l'heure, lorsque B. Guetta disait : "Il y a des gens qui se frottent les mains" - on peut dire les Syriens, les gens de Ben Laden ou d'autres -, je crois qu'il a raison. Mais, d'un autre côté, il y a aussi les autres, ceux qui pensent que tout musulman est un terroriste en puissance, ce qui est évidemment scandaleux. Cette guerre de religions ne doit pas exister, parce que l'on n'y croit pas. La diplomatie française a été la première à le dire. Le président Chirac, lors de la guerre d'Irak, l'a dit : "au nom de la guerre des civilisations, on fait faire n'importe quoi". La religion et la politique, ce sont deux choses complètement différentes. Il y a des gens qui veulent faire de la politique avec leur religion, c'est autre chose, ce sont des fanatiques ! On peut être musulman, évidemment, et modéré. D'ailleurs, j'appelle tous les pays arabes à parler avec modération, aujourd'hui, de ce qui se passe. Calmons les esprits, la haine et l'intolérance, ça suffit ! La religion, ce n'est pas cela, c'est exactement le contraire. La religion est amour. On croit ou on ne croit pas. Mais elle n'a jamais dit, il n'y a aucune religion au monde qui a dit de tuer quelqu'un ou de brûler un drapeau.
Q - Puisque vous évoquez le choc des civilisations. On a malheureusement l'impression aujourd'hui que ce choc des civilisations commence d'être une réalité. Alors, comment en sortir ?
R - Justement, il faut se battre. J'étais récemment au Caire. J'ai rencontré le Cheikh d'Al-Azhar, la plus haute autorité de l'islam sunnite, qui prêche aujourd'hui devant tous les Arabes, le dialogue des cultures, le dialogue des civilisations. C'est basé sur un principe très simple : si vous ne connaissez pas l'autre, alors vous ne le comprenez pas. Si vous le connaissez, vous le tolérez mieux. Cela s'appelle le respect. Je crois que ce dialogue des cultures, des civilisations et des religions est aujourd'hui fondamental. C'est le grand combat du XXIème siècle.
Q - Mais ce combat est engagé, on voit aussi les formes qu'il commence de prendre. Par exemple, la posture adoptée aujourd'hui par le président iranien, qui consiste à dire aux Occidentaux : "écoutez, maintenant, ça va comme ça, l'Iran va reprendre l'enrichissement d'uranium, quoi que vous décidiez, et puis si jamais vous insistez trop, nous avons deux armes disposition immédiate qui sont le gaz et le pétrole?. Qu'est-ce que l'on fait ?
R - D'abord, il faut le condamner. Deuxièmement, il faut faire comme nous avons fait, nous, les Français avec les Allemands et les Britanniques, c'est-à-dire écrire de manière très ferme une résolution, disant que ce n'était pas acceptable. Evidemment, convoquer le Conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique et demander à la communauté internationale de nous suivre. Elle nous a suivis : non seulement les Etats-Unis mais aussi la Russie et la Chine. Ce qu'ils n'avaient pas fait au mois de septembre. Donc, la communauté internationale répond à M. Ahmadinejad de manière rapide - on vient de le faire - de manière très ferme, mais aussi de manière unie. Alors, prenez le pétrole : je crois que les Iraniens devraient faire attention. Ils peuvent en effet faire cela. Ils peuvent aussi avoir des moyens de rétorsion économique contre certains pays. Mais ils ont aussi besoin, pour leur industrie, d'une coopération économique. Donc, je crois que s'ils s'isolent, ce serait très grave pour eux. Nous leur disons qu'il est encore temps de négocier. Qu'ils suspendent les activités nucléaires sensibles, qu'ils arrêtent la conversion et l'enrichissement de l'uranium et on pourra commencer. Sinon, vous avez vu que le Conseil de sécurité est saisi et donc, dans les prochaines semaines, le Conseil de sécurité des Nations unies aura à dire ce qu'il compte faire sur ce sujet.
Q - C'est une question très complexe parce que vous dites "la communauté internationale" mais on a l'impression qu'il n'y a pas de concert international. Y a-t-il, décidément, un moyen aujourd'hui de contrecarrer ce grand processus de radicalisation qui est en train de frapper la planète ?
R - Vous posez le problème du système multilatéral de l'ONU. En réalité, je vous trouve sévère sur les derniers jours parce que, autant on pouvait le dire depuis plusieurs mois, autant, là, depuis lundi soir où nous nous sommes rencontrés, les Britanniques, les Allemands, les Russes, les Chinois, les Américains et nous-mêmes, là, on s'est mis d'accord pour dire : "non, ça suffit". Il faut envoyer un message très clair. J'ai envie de vous dire qu'il n'y a pas un pays qui pense à une chose et un autre à autre chose. Non, nous voulons arrêter la prolifération nucléaire en Iran parce qu'il n'y a aucun programme nucléaire civil qui peut justifier aujourd'hui ce que M. El Baradei nous dit - parce qu'il a vu, il a vérifié -. Il faut arrêter cela, parce qu'un programme nucléaire iranien clandestin est évidemment impossible. Ce n'est pas acceptable. Ils ont signé le traité de non-prolifération. Vous allez me dire : "qu'est-ce qui va se passer maintenant ?". On va au Conseil de sécurité, ce qui est déjà une chose excessivement importante. Il y a aura un rapport fait par M. El Baradei, le directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique, et ensuite, au vu de ce rapport, en fonction de ce que les Iraniens font, et en particulier s'ils disent qu'ils ne veulent plus voir l'Agence évaluer ce qu'ils font sur le terrain, alors il y aura évidemment une discussion au sein du Conseil de sécurité.
Q - Quelle est, selon vous, maintenant, la méthode, pour calmer vraiment les choses, ou pour empêcher que la caricature, justement, ne soit encore un outil qui permette aux Iraniens de renforcer leur position ?
R - Oui, parce que c'est exactement le risque. Il faut faire comprendre que l'objet de la communauté internationale n'est pas punitif, ce n'est que politique. Il n'y a aucune confrontation recherchée, c'est le contraire, c'est une négociation qui est recherchée. Que l'Iran ait droit au nucléaire civil, oui, évidemment, comme tout pays, mais nous avons besoin aussi qu'il puisse accepter l'évaluation, comme tout pays, de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Il est temps que l'Iran revienne à la raison car sinon, c'est évidemment le Conseil de sécurité et une possible escalade.
Q - Beaucoup croient qu'ils l'ont déjà l'arme nucléaire, les Iraniens, et que c'est précisément parce qu'ils l'ont déjà, qu'ils ont cette forme de distance par rapport à tout ce que l'on pourrait leur dire.
R - Non, je?
Q - Si c'était le cas ?
R - Eh bien "si c'était le cas", je comprendrais que vous le disiez, mais non, je ne le pense pas. Par contre, ce qui est excessivement grave, c'est que ce qui est en jeu, c'est la crédibilité du système multilatéral, c'est la crédibilité du traité de non-prolifération. C'est même, à terme, la crédibilité, tout simplement, de l'Agence. Pourquoi le Conseil de sécurité est-il saisi ? Pour donner de l'autorité politique à l'Agence, pour expliquer aux Iraniens que l'on ne dit pas "non" à M. El Baradei comme ça.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2006