Texte intégral
Challenges. Comment réagissez-vous aux aménagements sur le CPE que propose Dominique de Villepin. Vous semblent-ils convaincants ?
François Chérèque. Non. Le Premier ministre n'a pas apporté de garanties suffisantes sur les deux points qui étaient au centre de la contestation : la possibilité de licencier sans motivation et la période d'essai de deux ans. Il ne nous a amené que quelques adaptations floues, sans précision sur l'accompagnement des jeunes. Bref, il n'arrange rien au problème de départ.
Challenges. Réclamez-vous donc toujours le retrait du CPE ?
François Chérèque. Bien évidemment. Le Premier ministre nous fait une drôle de proposition. Il nous déclare : « On va travailler ensemble sur la précarité, mais, avant, permettez que j'invente de nouveaux contrats précaires. » Cette démarche ne me paraît pas très logique. Nous demandons toujours la suspension du CPE.
Challenges. Vous n'irez donc pas rencontrer le gouvernement, comme le souhaite le Premier ministre ?
François Chérèque. À quoi bon ? Si on y va, c'est seulement pour demander le retrait du texte. On a déjà la réponse? On n'a rien à discuter sur le fond tant que le Premier ministre ne nous donne pas de signe beaucoup plus fort.
Challenges. Du coup, le mouvement de contestation se poursuit...
François Chérèque. Oui. Je le dis depuis le lancement de ce projet, que nous n'avons jamais soutenu. Le Premier ministre prend des risques non contrôlés de dérapages sociaux. C'est lui qui a fait le choix que le dialogue social se fasse dans la rue. Il l'a confirmé dans son intervention télévisée de dimanche. Nous n'avons d'autre solution que de continuer.
Challenges. Il y a quelques jours, Jean-Louis Borloo vous a téléphoné, après que vous vous êtes officiellement ému de ne pas avoir eu de contacts, même téléphoniques, avec lui depuis six mois. Dominique de Villepin l'a-t-il envoyé en mission de bons offices ?
François Chérèque. Oui, sans doute. Reconnaissez que ce silence, c'était un peu gros tout de même ! Le Premier ministre a demandé aux ministres de tutelle d'essayer de reprendre contact avec les syndicats. Jean-Louis Borloo m'a appelé l'après-midi même. Il a d'ailleurs contacté tous les secrétaires généraux des centrales. Le ministre du Travail m'a fait une offre de service sur le mode : « Au secours, la CFDT, aidez-nous à trouver des contreparties au CPE. »
Challenges. Et vous n'avez pas accepté de jouer les pompiers...
François Chérèque. Non, bien sûr. On ne veut pas rentrer dans un débat sur l'autorisation de licencier sans justification. C'est une modification fondamentale dans la relation entre le salarié et l'employeur. Jusqu'à présent, on demandait à l'employeur d'expliquer pourquoi il licenciait et d'en apporter la justification. Maintenant, on se rapproche du système américain, où l'accusé doit faire la preuve de son innocence. On change profondément de logique. Le CNE a initié le mouvement. On ne veut pas que cette logique s'étende de tous côtés.
Challenges. Vous avez reconnu vous-même avoir « perdu la bataille du CNE », et, syndicalement, vous y être mal pris. Est-ce pourquoi vous restez ferme sur le retrait du CPE ?
François Chérèque. En effet. On le voit avec le CNE. Les recours juridiques se multiplient et vont aller jusqu'à la cassation. Les juges vont un jour ou l'autre forcer les employeurs à justifier les licenciements. Et l'on reviendra à la case départ. Résultat : on est en train d'insécuriser une partie des entreprises. Elles vont se rendre compte qu'elles ne peuvent pas faire ce qu'elles veulent, elles risquent de se raidir, et on va aboutir à l'effet inverse de la souplesse qui était recherchée en faveur de l'emploi !
Challenges. Avec l'affaire du CPE, vous déplorez que " le rythme du social ne s'accorde pas avec celui du politique "...
François Chérèque. Il est regrettable qu'il y ait des accélérations soudaines dans les décisions des responsables politiques, impulsées par leur propre calendrier politique. On voit bien que, aujourd'hui ? mais il y a eu d'autres exemples dans l'histoire récente ?, le Premier ministre a voulu faire un coup politique, faire une démonstration de sa capacité politique à agir, en négligeant le contexte et le milieu dans lequel se mettait en oeuvre cette décision. Et, logiquement, il s'est retrouvé dans la confrontation.
Challenges. Plus que jamais, vous opposez au passage en force du gouvernement le dialogue avec les partenaires sociaux comme préalable à toute décision politique...
François Chérèque. Sur un sujet comme l'emploi des jeunes et, plus globalement, sur leur place dans notre société, on devrait s'accorder le temps du dialogue. Laisser les partenaires sociaux négocier et proposer avant que le politique ne décide. C'est un principe inscrit dans le protocole social de Maastricht, un principe appliqué par d'autres pays européens, comme les Pays-Bas, et qui parfois même marche en France, on l'a vu pour l'accord sur la formation continue. Je vous signale, d'ailleurs, que ce principe est inscrit dans la loi sur le dialogue social que François Fillon a fait voter en 2004. Il me semble que Dominique de Villepin était membre de ce gouvernement, à cette époque-là... Mais il avait alors d'autres préoccupations.
Challenges. La prochaine manifestation syndicale aura lieu le samedi 18 mars. Vous souhaitiez que ce soit pendant le week-end. Avez-vous convaincu tout le monde, y compris Jean-Claude Mailly, de FO, fervent partisan des défilés en semaine ?
François Chérèque. Jean-Claude Mailly est en désaccord, mais il viendra. Pour nous, le CPE n'est pas uniquement un problème social, mais un problème de société qui dépasse le champ du monde du travail. La CFDT ne veut pas se contenter d'une opposition à une modification du Code du travail, mais soulever une question cruciale : " Qu'est-ce qu'un pays comme la France veut proposer à ses jeunes ? " Cette manifestation s'adresse à un public plus large que ceux qui contestent le CPE, aux parents, aux salariés, aux précaires, à tous les jeunes en général. De toute façon, on ne peut pas demander aux gens de poser une journée de congé toutes les semaines pour aller défiler !
Challenges. Une sainte alliance s'est nouée entre les syndicats. C'est comme si l'épisode des retraites était oublié. Dominique de Villepin est-il le chiffon rouge qui permet à la CFDT de reprendre la main, et de vous rapprocher de la CGT ?
François Chérèque. Il y a un mieux avec la CGT, mais il est peut-être conjoncturel? Ce que je note, c'est que nos deux centrales sont en phase quand on est dans la contestation, et qu'elles le sont moins quand il s'agit de s'engager. Je crois que la CGT se sent bien dans ses relations avec la CFDT en phase d'opposition. Mais, quand vient l'heure des engagements sur des changements, elle n'y arrive pas. On l'a vu pour les retraites. Pour moi, un syndicalisme qui ne participe pas aux évolutions utiles pour la société perd de sa légitimité. Avec le CPE, la CFDT fait la démonstration qu'elle est capable d'aller jusqu'au bout dans l'opposition, comme elle l'a fait en 2003 dans l'engagement pour la réforme des retraites. On a négocié et soutenu ce texte parce que nous étions convaincus qu'il allait dans le bon sens. Aujourd'hui, avec un gouvernement de la même couleur politique qu'alors, nous marquons notre désaccord avec la même détermination qu'à l'époque.
Challenges. D'autant que la place faite aux jeunes dans la société vous inquiète...
François Chérèque. J'ai le sentiment que, petit à petit, on inverse le principe de la solidarité entre les générations. On a construit des systèmes sociaux dans lesquels les jeunes générations, par leur travail, étaient solidaires avec les plus anciens et les malades. On se retrouve aujourd'hui dans une situation où les générations les plus âgées ? les adultes actifs mais également les retraités ? sont en train de mettre en danger les futures générations par les décisions qu'elles prennent, que ce soit sur la protection sociale, la dette de l'Etat, ou encore l'évolution du Code du travail français. C'est inquiétant, et il faut en débattre.
Challenges. Craignez-vous un mouvement de masse ?
François Chérèque. Non, mais la situation est angoissante, explosive. On peut arriver à de gros dérapages sociaux. Ou à des dérapages dans les urnes. Les jeunes risquent de moins voter, de perdre encore plus confiance dans les politiques et de se replier sur eux-mêmes. Quatre ans après la présidentielle de 2002, on se pose toujours les mêmes questions !source http://www.cfdt.fr, le 17 mars 2006