Interview de M. Gilles de Robien, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, à Europe 1 le 29 mars 2006, sur la crise politique au sein du gouvernement et la mobilisation des lycéens et des étudiants contre le contrat première embauche.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- Vous serez à Matignon aux côtés de D. de Villepin quand il recevra, ce soir, à 18heures, les étudiants qui acceptent son invitation. Vous êtes un UDF ou hors de l'UDF ?
R- Toujours dans l'UDF...
Q- Un UDF donc, qui n'est pas UMP. Est-ce que vous pouvez être plus libre pour dire ce que vous pensez ce matin ?
R- Je suis complètement libre de dire ce que je pense, comme citoyen d'abord, comme ministre de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur, de la Recherche ensuite. Et par conséquent, je n'ai pas l'habitude d'employer la langue de bois, et je ne vais pas l'employer ce matin, plus que d'habitude.
Q- La France vit une crise politique ?
R- La France vit une crise, elle en a connu d'autres, et elle la dépassera cette crise-là. On a connu la même chose avec les retraites, on a connu la même chose avec la loi d'orientation, dite "loi Fillon". Et à chaque fois, c'est dans ces tensions que la France avance.
Q- Mais un Premier ministre en désaccord avec le numéro 2, ministre d'Etat du Gouvernement...
R- Non, on ne peut pas dire ça !
Q- [En désaccord aussi] avec une partie du parti majoritaire ?
R- Non, on ne peut pas dire ça non plus ! On ne peut pas dire ça. Je crois vraiment que si les nuances existent, elles sont tout à fait à la marge. En fait, tout le monde veut qu'on discute, parce que il y a matière à discuter. Le Premier ministre a été le premier à dire qu'il voulait discuter, qu'il tendait la main, sans répit, sans fatigue, jusqu'au bout, et donc il est dans cette situation de tendre la main. Et le numéro 2, il dit : il faut absolument négocier, tendre la main. Et dire, "ma porte est ouverte" ou "négocier", c'est la même chose.
Q- Alors, les foules mobilisées hier massivement, est-ce qu'elles vous ont sincèrement impressionné ?
R- "Impressionné" ? Non, vraiment. Elles étaient importantes.
Q- Qu'est-ce qu'il vous faut alors ?
R- Certainement pas "impressionnantes". Parce qu'il y a un an ou un an et demi, les mêmes défilaient contre la loi d'orientation. Maintenant que la loi est promulguée, tout le monde s'accorde à dire que son application est salutaire pour l'éducation de nos jeunes. Il y a deux ou trois ans, tout le monde défilait aussi - les mêmes nombres, les mêmes gens, les mêmes personnes - contre la réforme des retraites. Tout le monde s'accorde à dire que ces réformes étaient indispensables, et heureusement qu'elles ont été mises en place parce que, sinon, eh bien les générations actuelles et les générations à venir n'auraient pas de retraite. Et donc, à chaque fois, il y a un peu les mêmes. Regardez quand même, pourquoi je ne suis pas impressionné ? Pour deux raisons. La première, c'est qu'il faut relativiser. Hier, on disait 30% de la fonction publique est dans la rue. Il y a quatre ou cinq millions de fonctionnaires, ça fait 1,2 million, eh bien les voilà. Il y avait 30% de l'Education nationale qui était en grève hier. Eh bien, ils étaient seulement 3 ou 400.000 de l'Education nationale dans les rues.
Q- Vous voulez dire que c'est beaucoup de fonctionnaires, qui ne sont concernés ni par le CPE ni la précarité, qui défilent ?
R- Ni par le CPE, ni par la précarité. Et en plus de cela, il y a en France 2,5 millions d'étudiants et 3 millions de lycéens. Donc cela fait 6 millions. Il y en avait 10% hier dans les rues. Ils ne sont pas concernés non plus par le CPE. Mais par contre, ceux qui sont concernés par le CPE, c'est à- dire les chômeurs, les Rmistes eux, hier, ils n'ont pas défilé parce qu'ils attendent un emploi, et ils espèrent dans tous les moyens mis en place par le Gouvernement, pour pouvoir avoir une perspective de vie décente.
Q- G. de Robien, on va dire c'est un Gouvernement de sourds. Qu'est ce qu'il vous faut de plus ? Vous pensez que le Gouvernement ne doit pas bouger alors que le pays, presque une partie du pays a défilé contre lui ?
R- J.-P. Elkabbach, une partie du pays, c'est 1 million de Français, il y en avait 65 millions qui étaient devant leur poste de télévision, probablement hier soir, à 20 heures ou à la radio à écouter Europe 1, et qui se disaient : mais pourquoi est-ce qu'ils défilent bon sang ? Il faut que ce pays avance, il faut que ce pays bouge, il faut que ce pays évolue ! Et lorsqu'on voit même les enquêtes d'opinion, même dans des journaux qui ne sont pas forcément favorables à la majorité, qui montrent que 54% des Français disent qu'il faut maintenir le CPE quitte à le modifier, comme le propose le chef du Gouvernement, alors ces Français-là, oui, ils demandent pourquoi est-ce qu'on manifeste ? Pourquoi est-ce qu'on empêche nos jeunes d'aller au lycée ? Pourquoi est-ce qu'on empêche nos jeunes d'aller dans les universités, se faire enseigner ? Et pourquoi est-ce qu'on risque de les faire gâcher une année universitaire ou scolaire ?
Q- Donc les titres de la presse "Villepin et ses fidèles - dont vous - isolés", "Villepin, un homme seul", c'est pas vrai ?
R- Mais absolument pas. D'abord, vous avez vu tous les députés hier qui apportent leur soutien. Et de toute façon, la volonté de toute la majorité est la même : c'est-à-dire, le CPE, vraiment c'est ... Si vous me permettez, on a un triple défi et un triple devoir, et il me semble qu'on a une triple leçon d'éducation civique, économique et sociale à apporter. La leçon d'éducation civique - on en parle beaucoup à l'école, on en fait beaucoup, on a encore à en faire - eh bien, c'est de montrer qu'une loi, qu'un texte qui est voté régulièrement selon la Constitution de notre République, doit être appliqué ; c'est la leçon d'éducation civique. Par contre, la contre-leçon d'éducation civique, ce sont certains manifestants qui ont posé un ultimatum au chef de l'Etat. Inadmissible dans une démocratie, inadmissible ! Voilà pour la leçon d'éducation civique. On applique une loi et un texte qui est voté par le Parlement, sinon il n'y a plus de Parlement, il n'y a plus de démocratie.
Q- Vous dites ça aux syndicats, à la gauche ?
R- Je dis ça à toutes celles et à tous ceux qui veulent remettre en cause une loi qui est votée dans notre République, parce qu'aujourd'hui, ils demandent ce retrait, demain - parce que c'était très politique - s'ils se retrouvent au pouvoir, ils auront évidemment l'effet boomerang de cet affaiblissement de la démocratie. Deuxièmement, une leçon d'éducation économique : avec le CPE, on va créer de l'envie aux entreprises de créer des emplois. Ça va faire marcher la machine économique, ça va créer de la croissance, et la croissance va créer de la richesse, la richesse pour tous les Français. Et la leçon d'éducation sociale, c'est qu'à travers la négociation que souhaite le Premier ministre, et à travers les emplois créés par le CPE, oui, il y aura une amélioration sociale du pays, c'est ce que nous cherchons. Moins de chômeurs, c'est quand même l'objectif.
Q- Donc, en réponse aux trois définitions que vous donnez à l'instant, ce qui provoquerait le plus de dégâts aujourd'hui et à long terme, c'est céder et pas résister ?
R- Ce n'est pas une question de résistance, c'est tout simplement une question d'être efficace dans une politique qui est entièrement centrée pour l'emploi.
Q- Aujourd'hui, on exige de D. de Villepin le retrait de la loi CPE. Or c'est vrai, la loi votée ne lui appartient plus. Il ne l'a pas, comme dit M. Charasse, il ne l'aura plus. Elle est encore au Conseil constitutionnel qui va l'envoyer au président de la République, qui ne l'a pas encore. Alors, est-ce que la bonne adresse c'est l'Elysée ? Quel est le scénario ?
R- La bonne adresse c'est le Conseil constitutionnel qui va donner son avis, que j'ignore complètement, mais que je respecte totalement, ça aussi c'est les institutions de la République. Et ensuite, le président de la République, bien entendu, il a un certain nombre d'heures ou de jours pour promulguer, il l'utilise comme il le souhaite.
Q- Quel est le scénario ?
R- Le scénario, on le verra dans les jours qui viennent...On n'est pas ici chez Madame Soleil !
Q- Est-ce qu'il faut négocier avec les syndicats avant que le président de la République promulgue la loi ?
R- On négocie quand on veut, et les absents ont toujours tort. Aujourd'hui, on va négocier avec les étudiants, on a commencé à négocier samedi après-midi, et aujourd'hui le Premier ministre a invité les confédérations syndicales à venir discuter, négocier notamment de la période de consolidation. C'est bien, il faut négocier, il faut toujours se parler dans notre pays. Je crois que c'est comme ça que la démocratie avance.
Q- Dans les lycées, c'était la fête, certains désordres, et souvent l'absence pour préparer les manifestations...
R- C'étaient parfois des dégradations aussi.
Q- Qu'est-ce qui va se passer ? D'ailleurs, il y a des parents, il y a des profs, qui défilent avec les lycéens. Qu'est-ce qui doit se passer après, demain ? Aujourd'hui, on les laisse reposer, mais demain ?
R- Aujourd'hui, c'est mercredi après-midi. Demain, il faut qu'ils rentrent vraiment dans leurs lycées. Parce que sinon ils vont gâcher une partie de leur avenir, ils vont gâcher leur année scolaire. Il faut vraiment que demain, tout le monde fasse en sorte de pouvoir accueillir bien sûr les lycéens. Les chefs d'établissement ont fait des efforts et ont un mérite exceptionnel dans une situation tout à fait exceptionnelle. Je leur tire un
grand coup de chapeau. Je leur ai d'ailleurs envoyé un mot personnel. Mais il faut mettre en oeuvre les moyens d'assurer la rentrée scolaire demain dans les lycées.
Q- Et qui peut les contraindre s'ils veulent pas, à reprendre les cours ?
R- Je rappelle quand même que le présentéisme, l'assiduité, est une obligation légale. Et donc, il faut aussi dire aux parents, très sérieusement : ne laissez pas pourrir une année scolaire pour vos enfants, c'est trop important pour leur avenir.
Q- Le dites-vous aux professeurs aussi ?
R- Je le dis aux professeurs aussi : ils ont à faire oeuvre de pédagogie, d'éducation civique. Ils ont manifesté, pour certains, hier. C'est leur droit absolu, mais n'empêche, maintenant, il faut qu'ils disent quand même aux jeunes que l'important, c'est d'être enseigné, c'est de recueillir l'instruction de l'établissement, de façon à assurer les examens et leur avenir.
Q- C'est-à-dire que vous estimez que vous ne pouvez pas, en tant que ministre de l'Education nationale, laisser les lycées dans l'état où ils étaient, il y a quelques jours...
R- Ce n'est pas sérieux de laisser des jeunes à la porte et de perdre, comme cela, des semaines ou des semaines d'instruction, qui sont nécessaires pour leur avenir.
Q- Ce soir, je le disais, vous allez retrouver, à Matignon, les étudiants, qui étaient déjà là samedi, souvent hostiles au CPE. Ils acceptent de négocier. Qu'allez-vous leur répondre, que peuvent-ils attendre de vous ?
R- D'abord qu'ils sont intelligents, parce qu'ils acceptent de dialoguer. Et grâce à cela, le CPE avance dans le bon sens, pour eux, c'est-à-dire que vraiment, il y a des progrès qui se font grâce aux étudiants aujourd'hui. Il est dommage que les aînés ne montrent pas le bon exemple, là ce sont les jeunes qui montrent le bon exemple. Eh bien, déjà, ils ont recueilli l'assurance que le CPE sera destiné à la création de nouveaux emplois, et donc à la substitution des CDD et des stages, et pas à la substitution des CDI. Voilà ce que le Premier ministre leur a indiqué. Ensuite, ils seront partie prenante dans l'évaluation des résultats des créations d'emplois des CPE. Ce sont eux aussi qui pourront constater. Ils vont devenir quelque part experts. On leur fait donc confiance aux jeunes. Et troisièmement, le Premier ministre leur a parlé de la prolongation du versement des bourses des jeunes diplômés en recherche d'emploi : c'est pour assurer cette transition, toujours délicate, entre la fin des études supérieures et le moment où l'on peut accrocher un emploi.
Q- Vous restez donc absolument favorable au CPE ?
R- Je reste favorable à la création d'emplois, et cela passe aussi par le CPE.
Q- Les examens 2006 auront-ils lieu ?
R- Pour les universités, c'est tangent. Franchement, c'est hélas tangent. Parce que l'on arrive à une période, où pour rattraper les cours - car on ne peut pas passer d'examens si tous les programmes n'ont pas été enseignés -, cela va être très difficile, avec les vacances de Pâques et avec le mois de juillet et le mois d'août. Et je le dis, ce sont les plus modestes qui sont actuellement touchés par la fermeture des cours et par le blocage des facultés, parce que les plus modestes ont besoin du mois de juillet pour avoir un emploi et pour se faire un peu d'argent, pour pouvoir poursuivre leurs études. Et donc, celles et ceux qui bloquent les cours aujourd'hui font du tort aux plus modestes.
Q- Les examens pourront être reportés et est-ce qu'il y a le risque d'une année blanche ?
R- Ce sont les présidents d'université qui prendront leurs responsabilités, j'espère bien, pour à la fois faire du rattrapage de cours, nous donner un calendrier et voir si cela peut se faire encore au mois de juillet ou, pour certains, au mois de septembre. Sinon, je ne peux pas me résoudre à ce que cette année universitaire soit une année blanche. C'est trop important pour nos jeunes.
Q- Y a-t-il le risque ?
R- Oui, il y a le risque. Si cela se prolonge, il y a le risque.
Q- Une dernière question : personne ne va oublier la crise du CPE. Europe 1 révélait, tout à l'heure, que L. Jospin avait confié à F. Hollande qu'il est disponible pour 2007. Ne pensez-vous pas que la
droite est en train de lui préparer un boulevard ?
R- Je ne le crois pas, si la droite, la majorité d'aujourd'hui, montre à la fois sa sensibilité aux problèmes sociaux... C'est ce qu'elle fait en travaillant pour la baisse du chômage, et c'est ce qu'elle a bien réussi à faire : la baisse du chômage, c'est quand nous ; la baisse de l'insécurité, c'est quand même nous. Et donc, aujourd'hui, la gauche qui souhaite récupérer demain dans les urnes son excès de démagogie d'aujourd'hui, je ne pense pas qu'elle soit la gagnante en fin de compte, parce que les Français ont du bon sens et savent très bien faire la part de la démocratie et la part de la démagogie.Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 31 mars 2006