Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, sur les manifestations contre le CPE (contrat première embauche), sur le patriotisme économique et sur l'absence de débat concernant l'Europe, à l'Assemblée nationale le 21 mars 2006.

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Circonstance : Débat sur l'Europe à l'Assemblée nationale le 21 mars 2006

Texte intégral

Monsieur le ministre,
Où est passée L'Europe ? Est-elle encore une ambition française ? Croyons-nous encore au défi quotidien qu'elle nous propose depuis un demi siècle ? Depuis l'échec du référendum sur le traité constitutionnel, l'Europe est devenue le fantôme de notre débat public. Escamotée, volatilisée.
Son sort semble si peu intéresser le gouvernement que vous organisez ce débat en pleine crise sociale, comme une diversion de vos problèmes avec les Français. Le Premier ministre n'a même pas daigné être présent lui-même à cette tribune. Quelle désinvolture pour l'Assemblée et pour l'Europe ! Mais que vous le vouliez ou non, le CPE dépasse maintenant les frontières d'un conflit intérieur. Il est devenu le symbole d'une France qui ne sait plus où elle va, d'une France mal gouvernée, d'une France enfermée sur elle-même. Quelle autre Nation d'Europe connaît un tel degré de tension ? Quel autre gouvernement d'Europe méconnaît avec tant de constance la protestation de son peuple ?
Nous sommes à un moment extrêmement dangereux. Par l'obstination insensée du Premier ministre, tout le pays est plongé dans une épreuve de force qui peut dégénérer très gravement. M. de Villepin sème les grains de l'affrontement. Déjà un manifestant est entre la vie et la mort. Des dizaines de policiers sont blessés. La plupart des universités sont bloquées. Des milliers de lycéens descendent dans la rue, manifestations et journée de grève nationale sont annoncées. Vous n'avez tiré aucune leçon de la crise des banlieues. Votre seule idée est de faire ployer le genou à ceux qui vous contestent.
Il est trop tard aujourd'hui pour que le Premier ministre annonce une négociation qui n'a jamais eu lieu avant l'élaboration du projet, en violation de votre loi sur le dialogue social. Il a piétiné les partenaires sociaux, contraint le Parlement, ignoré les manifestations. Nul ne croit plus à sa parole. Nul ne croit plus à ses pseudo concessions. S'il revient sur les deux ans d'essai et sur l'absence de motif de licenciement, le CPE ne sert plus à rien. Soit il biaise et le bras de fer est sans issue.
Mû par l'égoïsme, M.de Villepin emprisonne la France dans son destin personnel. Peu lui chaud qu'elle se brise. Seul lui importe de sculpter sa statue de présidentiable inflexible. Eh bien Non ! La concorde nationale lui commande de rabattre son orgueil. Il n'existe qu'une solution qui vaille : l'abandon de cette loi, la négociation d'un nouveau texte et le retour devant le Parlement.
Quand un peuple s'exprime avec une telle force, le devoir est de l'écouter. La précarité ne peut pas être la loi pour notre jeunesse. Elle ne peut pas devenir le fondement du modèle social européen. Le Premier ministre divise les Français et abaisse la France.
Alors je vous répète ma question, Monsieur le ministre. Où est passée l'Europe ? Qu'est-elle devenue dans votre politique ?
L'Europe fait est paralysée et la France est muette. Chaque Etat porte sa responsabilité. Mais ce dont je vous accuse, c'est de ne rien tenter. C'est de vous résigner à la paralysie. C'est de participer aux replis nationaux qui affectent pratiquement tous nos partenaires.
Ne résonne plus dans le discours officiel que les accents martiaux du « patriotisme économique », cette nouvelle forme d'impuissance à se penser dans le monde.
Votre ligne Maginot industrielle en est le symbole. A quoi rime que vous vous inquiétiez des OPA quand dans le même temps vous dénationalisez EDF et GDF. Que veulent dire ces refus systématiques de tout mariage européen quand américains, canadiens ou asiatiques viennent faire tranquillement leur marché dans l'hexagone. Votre patriotisme économique est une vision défensive qui fait le deuil de toute idée d'Europe industrielle. Elle est à l'opposé de l'esprit conquérant d'EADS, d'Ariane, de Galileo, d'Iter tous ces programmes mondiaux que la France a fait sortir des coopérations européennes.
Le contresens est grave. Il intervient au moment même où l'Union tente d'établir une stratégie commune pour sécuriser ses approvisionnements énergétiques face à la pression politique de la Russie sur le gaz et à l'instabilité des pays du golfe pour le pétrole.
A refuser les partenariats industriels avec les Européens, vous risquez de conduire chaque Etat à défendre ses intérêts nationaux au détriment de la sécurité de tous.
Est-ce donc ça votre patriotisme ? Se replier sous sa tente ? Renoncer à toute volonté d'orienter le cours de l'Europe ? Que veut dire une stratégie européenne de croissance et d'emploi quand vous dites non à toute augmentation de son budget, quand vous vous opposez à toute réforme de ses priorités. Le résultat, Monsieur le ministre, est que l'enveloppe prévue pour les dépenses de croissance, de recherche et d'innovation est de moitié inférieur à ce qu'il aurait fallu consentir.
Or qui peut croire qu'à l'heure où les puissances émergentes nous livrent une compétition industrielle et technologique sans merci, l'agriculture puisse rester la seule politique intégrée de l'Union ? Votre Europe de projets est un train fantôme.
Alors il faut le dire clairement : ce budget ne doit pas passer 2008. Quel que soit celui ou celle qui dirigera le pays à ce moment là, il aura le devoir de proposer une architecture nouvelle qui privilégie les secteurs porteurs de développement et d'innovation. Il y va de la survie de l'Union.
Mais pour réussir, cette stratégie européenne passe par le redressement national. La plus grande faute de votre gouvernement est d'avoir raté la modernisation du pays, d'en avoir fait l'un des hommes malades de l'Europe.
Alors que l'Europe du nord connaît l'expansion et le plein emploi nous végétons dans la stagnation et le chômage de masse. Là où les Etats du nord ont massivement investi dans la recherche, l'éducation, la formation, les nouvelles technologies, vous n'avez cessé depuis quatre ans d'élaguer les crédits pour combler les déficits. Là où les Etats du Nord ont su entraîner leur peuple dans un contrat social qui marie sécurité et souplesse, vous avez braqué le nôtre dans les inégalités et la précarité.
Voilà pourquoi, Mesdames et Messieurs, la résurrection de l'Europe passe par un changement profond dans notre pays. Votre gouvernement n'a plus ni l'assise intérieure ni le crédit extérieur pour impulser un quelconque sursaut. Il appartiendra aux prochains responsables du pays de remettre la France et l'Europe sur les voies de la renaissance.
Source http://www.deputes-socialistes.fr, le 23 mars 2006