Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec Le Journal du Dimanche le 30 juillet 2006, sur l'urgence d'un cessez-le-feu et d'une solution diplomatique à la crise israélo-libanaise et sur la gravité de la situation humanitaire au Liban.

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Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

Q - Après l'échec de la Conférence de Rome, rien ni personne ne semble pouvoir arrêter la violence au Liban...
R - Je ne vous cache pas ma déception. Nous n'avons pas obtenu de la part des Américains un arrêt immédiat des hostilités. Le premier geste humanitaire, c'est la cessation des combats. Néanmoins la diplomatie française a obtenu des résultats concrets à Rome, puisque c'est l'ONU et non l'Otan, comme le souhaitaient les Américains, qui contrôlerait la mise en place d'une force multinationale.
Q - La France est-elle prête à envoyer des soldats au Liban dans le cadre d'une force internationale ?
R - La France est prête à assumer sa part de responsabilités mais nous refusons que cette force internationale soit mise en place avant tout cessez-le-feu. Il y aurait un risque d'escalade que nous ne pouvons nous permettre de prendre. Si la communauté internationale doit se mobiliser, c'est autour d'un accord politique.
Q - Un accord politique dans la situation actuelle n'est-il pas un voeu pieux ?
R - C'est la seule issue possible. On constate chaque jour qu'une solution purement militaire entre Israël et le Hezbollah n'est pas tenable. Devant les initiatives qui se multiplient aux Nations unies, la France souhaite avoir un débat de fond avec ses partenaires au Conseil de sécurité. Personne ne conteste l'objectif de mettre en place la résolution 1559 qui stipule, notamment, que c'est au gouvernement libanais de démanteler les milices parmi lesquelles le Hezbollah. C'est d'ailleurs dans cette perspective qu'a été instauré le "dialogue national". Et c'est dans cet esprit que le Premier ministre libanais, Fouad Siniora, a fait adopter par son gouvernement, y compris les ministres du Hezbollah, un "plan de paix" que la France appuie.
Q - Etes-vous suivi par les Etats-Unis ?
R - Si nous sommes d'accord sur les objectifs de la résolution 1559, nous en sommes les coauteurs, nous avons de profondes divergences quant aux moyens d'y parvenir. Pour la France, une force multinationale ne doit pas précéder un accord politique. Elle doit le suivre. D'abord, parce qu'une force qui essaierait de s'imposer par la contrainte sur le terrain ne serait pas un gage d'efficacité. Ensuite, parce que notre vision de la diplomatie, c'est de privilégier, chaque fois que possible, le dialogue. Enfin, parce que nous percevons une radicalisation croissante des opinions de part et d'autre, avec le risque à moyen terme d'une confrontation des cultures et des civilisations qui pourrait déstabiliser bien au-delà de la région. La France présentera dans les prochains jours au Conseil de sécurité des Nations unies un projet de résolution conforme à notre conception de la sortie de crise.
Q - Autrement dit, pour négocier avec le Hezbollah, il faut passer par l'Iran, voire la Syrie...
R - L'Iran est un grand pays? C'est un acteur qui ne peut pas être ignoré et il doit participer à la recherche d'une solution. Jacques Chirac a refusé le déploiement d'une force de l'Otan. Elle aurait été interprétée comme une ingérence de l'Occident dans le monde arabe.
Q - Une extension du conflit est-elle envisageable ?
R - Le risque est réel. Il faut bien comprendre que le Hamas dans les Territoires palestiniens et le Hezbollah au Liban tirent leur popularité du sentiment d'injustice vécu par les populations de la région qui sont dans une situation de grande pauvreté. L'accord qui doit être recherché soit comporter un volet économique avec la mise en place notamment d'un système éducatif et d'un système de santé publique. Les pays occidentaux ont un rôle à jouer. Mais les pays du Golfe, tout aussi riches, doivent y être associés.
Q - La France, avec sa politique souvent qualifiée de pro-arabe, a-t-elle vraiment un rôle à jouer ?
R - Oui, plus que jamais ! Jacques Chirac n'avait pas annoncé ce qui se passe en Irak, un pays aujourd'hui au bord de la guerre civile ? Le rôle de la France est d'abord de favoriser le respect mutuel des civilisations en prônant le dialogue et la connaissance de l'autre.
Q - N'y a-t-il pas un risque, comme au moment de l'Irak, de voir une opposition franco-américaine ?
R - Jusqu'à aujourd'hui, nos deux pays ont travaillé main dans la main sur le Liban avec la résolution 1559 et dans la lutte contre le terrorisme. Mais, aujourd'hui, notre position est claire, il faut avoir le courage politique de se prononcer pour l'arrêt immédiat des combats. Ce n'est pas la position des Américains. On ne peut pas déplorer la situation humanitaire et, dans le même temps, ne pas s'engager clairement pour un cessez-le-feu.
Q - Vous être médecin, quelle est la situation humanitaire sur place ?
R - Elle se détériore d'heure en heure et je suis extrêmement préoccupé. Le Haut Commissariat aux réfugiés estime qu'environ 800.000 personnes sont déplacées, soit presque un tiers des Libanais. Les infrastructures routières et portuaires sont détruites ainsi que des usines d'alimentation. Le nombre des enfants tués est supérieur à celui des soldats en armes. Il y a urgence.
Q - Et les corridors humanitaires réclamés par la France pour les évacuations ?
R - Nous demandons la sécurisation des corridors aériens et maritimes entre Beyrouth et Larnaca et Tyr comme entre Larnaca et Naqoura, deux ports du Sud-Liban où se trouvent encore des Français. Nous avons déjà expédié sur place des générateurs électriques, des hôpitaux de campagne, une tonne de médicaments, des stations d'eau potable, 100.000 rations alimentaires et le président de la république a annoncé un plan de 15 millions d'euros supplémentaires qui s'ajoutent aux 2 millions déjà envoyés. Et la France affrète un bateau pour le Liban, qui acheminera à Beyrouth l'aide humanitaire à partir de la mobilisation de tous, qu'il s'agisse des dons faits par les collectivités locales, les entreprises, de ceux faits aux ONG ou de l'action de l'Etat. La France est à la pointe de la mobilisation pour le Liban.
Q - Ce qui se passe aujourd'hui au Liban peut-il avoir des répercussions dans les banlieues françaises ?
R - S'il se transforme en un conflit entre un monde musulman qui aurait l'impression d'être humilié et un Occident dominateur, c'est tout le risque.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 août 2006